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Le Deep Web vs Berri-UQAM

Par
Éric Samson
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J’ai déjà parlé du deep web, cet endroit mystérieux et un peu lourd où tout peut s’acheter et se vendre pour quelques Bitcoins.

Un des sites dont je n’avais volontairement pas donné l’adresse s’appelait Silk Road et se spécialisait dans la vente de drogues de haute qualité, par la poste. Et ça marchait fort. On parle d’un volume de vente d’environ 1.2 million de dollars américains par mois.

1.2 million. Par mois.

Selon toute vraisemblance, l’opérateur du site, un certain Ross Ulbritch (aka Dread Pirate Roberts, ou DPR pour les intimes) s’est fait arrêter à San Francisco la semaine passée par à peu près toutes les lettres de l’alphabet légal américain (IRS, FBI, DEA, …), avec la collaboration des services frontaliers canadiens, parce que le dude s’était fait livrer une batch de fausses cartes d’identité pour louer des serveurs en provenance de Notre Beau Pays.

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Le FBI a saisi environ 3,6 millions de dollars en Bitcoins, cette monnaie électronique décentralisée qui est utilisée pour toutes sortes de transactions plus ou moins légitimes. Et ça, c’était juste en commissions : ils n’ont pas réussi à trouver l’argent des clients ou des vendeurs.

Gros coup de filet, donc. Pas mal fier, le FBI. Ils ont gagné la guerre à la vente de drogue sur Internet! Victoire!

Sauf que ça a pris environ deux heures et il y avait déjà quelques autres sites qui avaient repris le flambeau. Depuis, on parle d’une quinzaine. Ça commence à ressembler de moins en moins à une victoire, tout d’un coup. (Non, je ne vous donnerai toujours pas les adresses.)

Et c’est là tout le paradoxe de la War on Drugs lancée depuis les années 70 aux États-Unis par Nixon. Parce que là où il y a un marché, quelqu’un va essayer de le combler… et si c’est possible, simplement en opérant cette agora sans même l’utiliser soi-même pour vendre ou acheter, de récolter quelques millions de dollars par année, pour plusieurs, le choix est facile à faire. Même pas besoin d’acheter un motorisé et d’aller dans le désert avec des masques à gaz.

Si Silk Road était si populaire, c’est que la vente de drogues sur la rue est très risquée. Si le matériel ne se fait pas saisir à l’importation, il doit être livré, séparé, coupé, divisé, distribué, et vendu à la sortie du métro, où il faut composer avec la police et les groupes rivaux. Le potentiel de violence est élevé et les risques sont énormes. Sur Silk Road, les gens se sont rendu compte qu’il était relativement peu risqué d’envoyer des petites enveloppes bien scellées par la poste, ce qui simplifie de loin toute l’opération. Et ce qui, selon certains, rend tout le monde plus sécuritaire.

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En gros, c’était comme si le milieu des dealers venait de trouver son Amazon.

Il fallait probablement en venir à ça, c’était une question de temps. Mais ce qui devrait inquiéter les policiers, c’est la prolifération des clones de Silk Road, parce que ça veut dire que les prochains vont apprendre des erreurs de DPR et mieux se protéger. Et qu’il y en aura pas mal plus aussi.

On n’a qu’à penser à l’épisode Napster : de 1999 à 2001, Napster avait le quasi-monopole du partage de mp3 sur le web, jusqu’à un autre raid du FBI et des autres agences américaines à trois lettres. Ça aura pris un gros deux mois et KaZaA avait pris le relais, suivi de près par Audiogalaxy et une bonne dizaine d’autres, le plus illustre étant BitTorrent, qui est aujourd’hui utilisé par plus de 250 millions de personnes par mois. Le « marché » du piratage était ouvert, et en l’absence du leader, d’autres allaient prendre la place.

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La ruée vers l’or blanc sur le web est déjà commencée, et l’intervention policière contre Silk Road aura réussi à ralentir le commerce de substances illicites de quelques jours, tout au plus. Quelques millions de dollars de budget de police et deux ans d’enquête, pour en arriver là…

Bien sûr, les drogues, c’est souvent dangereux. C’est pas toujours beau. C’est pas très bon pour la santé physique et mentale, ça peut même tuer. Ça, on ne se le cachera pas.

Je reprends la conclusion de Conor Friedersdorf dans The Atlantic plus haut : on me souffle à l’oreille que la consommation de psychotropes ne risque pas d’être totalement éliminée anytime soon. Si le monde tient absolument à vendre du crystal meth, et à en acheter, je préfère de loin que ce soit sur Internet et par la poste, là où ils peuvent faire ce qu’ils veulent sans que ça ne me dérange. Surtout quand l’alternative, c’est des centaines de policiers qui travaillent pendant deux ans pour faire tomber un site qui sera cloné et redémarré à peine quelques heures plus tard, pendant que des kids meurent parce qu’ils sniffent des horreurs mal coupées dans le coin de Berri-UQAM ou qu’ils se font poignarder parce qu’ils vendent sur le mauvais coin de rue. .

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Il me semble que dans ce cas-ci, contrairement aux libraires indépendants, je ne pleurerais pas longtemps si ce nouveau type de Amazon pouvait sonner le glas des petits vendeurs de coins de rue.

N.B. Je tiens à spécifier que je n’ai jamais effectué quelque transaction que ce soit sur de tels sites, Silk Road ou autres.