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Le déclin du Montréal baroque

Flânage dans les rues de l’identité populaire post-pandémique.

Par
Jean Bourbeau
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« Montréal va survivre, mais elle sera plus fade qu’avant », soupire une amie en marchant devant une énième fermeture. Face à l’ampleur des bouleversements que nous avons traversés, le souffle funeste des seize derniers mois aura achevé tout un corps lyrique de commerces aussi colorés que cabossés. Certains fragiles et méconnus, d’autres élevés au rang d’indestructibles.

Dans cet été aux mille feux d’artifice où le ciel célèbre une liberté à laquelle nous sommes presque déjà habitués, la ville épouse un dynamisme économique synonyme de constante métamorphose. J’en conviens. Mais comment la perte folklorique des derniers temps bousculera-t-elle nos repères de quartier? Le petit réconfort offert par la possibilité de ces lieux loin de la noblesse. La rencontre avec ses habitués, ceux qui œuvrent mieux loin des projecteurs. Pour constater les dégâts, un tour de ville s’impose.

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VV Taverna: Débit de boisson improbable de la rue Bellechasse, où la piste de danse sans âge était toujours bondée. Entre billard, grosse cruise et art de vivre, la Taverna était un de ces lieux au gosier abyssal, voire à saveur rurale, où la soif d’imprévisible pouvait s’abreuver sans gêne.

Gigi’s: Infâme restaurant à déjeuner aux fenêtres givrées transformé en after clandestin, où boire et fumer au sein d’une faune menaçante était toléré jusqu’au soleil levant. Attaquée aux cocktails Molotov au printemps 2020, l’adresse est aujourd’hui une succursale de boulette aux heures de fermeture plus affirmées.

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Exxxotica: L’un des derniers signes d’une époque révolue où l’avenue du Parc dans le Mile End se déguisait en petit Red Light. Peu de gens ont pleuré son départ, avec raison, mais sa disparition enlève ce je-ne-sais-quoi d’inquiétante étrangeté que l’on ressentait en marchant vers le PA.

La Petite Idée Fixe: Dive légendaire du Mile End, sa terrasse était un rite de passage pour tout nouvel arrivant du quartier. L’endroit reçoit actuellement une cure de jeunesse gracieuseté de l’équipe de la Buvette chez Simone. La nouvelle devanture monochrome laisse présager un minimalisme plus propret que ses vieilles machines à sous et son jukebox. Bien loin de cette soirée où j’ai acheté une ceinture vingt piastres pour financer un inconnu avec un problème de jeu.

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Cuisine Caraibe Delite: Un palmier en néon laissé comme seul vestige de ce modeste restaurant de l’avenue du Parc qu’opérait un charmant couple d’origine guyanienne, Rita et Bo. Une ambiance à l’image de sa cuisine, simple et renversante d’authenticité. Le trophée du meilleur poulet jerk devra trouver un nouveau foyer.

La Vitrola: Salle discrète du boulevard Saint-Laurent, elle a accueilli un nombre incalculable de spectacles de la contre-culture et rendu de fiers services à la scène émergente montréalaise. Accueillant une programmation éclectique, la Vitrola offrait un espace de prestation accessible à une époque où ceux-ci se font de plus en plus rares.

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Romados: Temple de la volaille portugaise élevé au statut d’œuvre d’art pendant plus d’un quart de siècle, le chant du cygne aura sonné pour l’institution au charbon de la rue Rachel et pour ses plats de styromousse débordants. Un quartier en deuil.

Le 281: Le plus mythique des bars de danseurs de l’histoire du Québec avait déjà annoncé son départ quelques semaines avant la fin du monde. Néanmoins, la flamboyante fermeture prévue pour la fin de l’été 2020 fut devancée par la pandémie. Une conclusion précoce qui aurait mérité une cérémonie plus protocolaire, parée d’une envolée de slips.

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Sipan: Cette pizzeria déglinguée aura servi de la pointe et surtout toléré avec une patience vertueuse les hordes de fêtards sortant à la fois du Métropolis, des Foufs et du 281 pendant des années. Une rue devrait être nommée en son honneur.

L’Escalier: Haut lieu de la bohémie uqamienne, j’ai passé d’innombrables heures écrasé sur ses divans décousus, plongé dans les lectures obligatoires au son du jazz manouche. Le quadrilatère sera vraisemblablement rasé pour laisser place à une tour de condominium, en option une vue imprenable sur la misère toxicomane de la place Émilie-Gamelin.

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Circus Afterhours: Quiconque a déjà monté les marches de cette adresse du Village en garde un souvenir vibrant, peu importe l’état. Le Circus était l’option trash des deux seuls afterhours légaux de Montréal. Au menu : Red Bull et instants d’éternités entre danseurs suants. Un endroit néanmoins glissant aux frontières poreuses entre le bien et le mal.

Coop Touski: Restaurant phare du militantisme de Centre-Sud. Autogestion, menu abordable, dix-sept ans sans patron, tout un parcours pour ce projet collectif qui s’éteint suite à des problèmes de relocalisation.

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Dépérissement donc de l’offre nocturne au profit des graffitis drapant la jachère des rénovations. Mais ce vide s’immisce également chez les garages, les bric-à-brac poussiéreux, les vieux barbiers. Improbable splendeur de ces endroits de contre-pouvoir qui tissent un lien entre les époques et nouent les classes. Une ère post-pandémique qui s’amorce sous le signe de la perte populaire, unifiée davantage dans l’aseptisation, laissant défiler un paysage moins singulier, moins bruyant, à la mondanité pleine d’innocence. Chaque fermeture mériterait un article long. Chaque affiche à louer cache une histoire et un rêve achevé.

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Tous les espaces en marge du Spectacle semblent à risque. L’immeuble de la nuit sur Durocher est dorénavant ombré par les nouvelles constructions. Les promoteurs immobiliers courtisent le quartier chinois. L’inclassable galerie Monastiraki sur Saint-Laurent, en fonction depuis 1998, n’est plus, tout comme la House of Jazz. Le Cosmos fut vendu. La salle de spectacle DIY La Plante est en réflexion sur son avenir. Même les raves extérieurs, qu’ils soient à l’ancien hippodrome ou ceux blottis sur la montagne, tous doivent jouer d’astuce pour ne pas être interceptés par l’oeil panoptique.

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Impératifs sanitaires, embourgeoisement, explosion des loyers, constructions incessantes; la pandémie aura exacerbé le mouvement, laissant plusieurs victimes dans son sillage. Triomphe de la débrouille, ces institutions faisaient figure de résistance symbolique. Espérons que les intuables comme le Tunnel, le P’tit Bar, le Nouveau Système Beaubien, la Remise, la Chic Régal, la pizzeria Da Enrico, le Jean Guy Épicerie et tous les autres que j’oublie, continueront de se dresser contre les diktats du vin orange et des plats à partager.