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Dire adieu à son resto préféré : Hommage au Cosmos

La mise en vente de l'institution nous rappelle que les restaurants font partie d'un écosystème menacé qu'on doit protéger.

Par
Billy Eff
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On a tous une chose que l’on aurait aimé faire une dernière fois avant le début du confinement. Si vous êtes comme moi, c’est une envie qui peut changer plusieurs fois par jour. Je serais peut-être allé dîner avec ma mère, ou j’aurais fait le plein de livres à la bibliothèque. Si j’avais su que ça durerait aussi longtemps, et qu’autant de commerces ne survivraient pas, j’aurais aimé avoir fait ma part en allant prendre une dernière fois le petit déjeuner au Cosmos, avant qu’il ne ferme.

Le restaurant fut ouvert en 1967 par Tony Koulakis, un immigrant grec que l’on surnommait affectueusement le Man of Grease (homme de graisse/Grèce; les sobriquets étaient beaucoup plus inventifs et efficaces à l’époque). Il fit de son restaurant un incontournable de la ville, si bien que lorsqu’il décida enfin de prendre des vacances et de rentrer en Grèce, un documentaire fut réalisé pour l’occasion.

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C’était un greasy spoon remarquable par sa simplicité, comme seuls les tenanciers grecs en ont le secret. Le décor n’avait que très peu changé depuis l’ouverture, et je suis à peu près certain qu’il était resté complètement statique depuis la première fois que mon père m’y a amené à la fin des années 90, quand nous avons déménagé dans le quartier. À l’intérieur, seulement 10 places assises, et une douzaine d’autres chaises en plastique sur le pavé devant, en guise de terrasse, l’été. C’est au fil des années devenu une tradition, mon père prenait le plat signature, l’omelette mish-mash, alors que je commandais le pain perdu, fait avec un pain challah et servi en portion si copieuse que je ne crois pas avoir réussi une seule fois à terminer mon assiette.

Le décor n’avait que très peu changé depuis l’ouverture, et je suis à peu près certain qu’il était resté complètement statique depuis la première fois que mon père m’y a amené à la fin des années 90.

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Pour les habitants du quartier Notre-Dame-de-Grâce, dans l’ouest de Montréal, le Cosmos relevait plus du rituel que de l’institution. La tradition s’est donc poursuivie avec mes amis, à l’adolescence. Réveillés en torpeur alcoolisée en début d’après-midi, on se dirigeait instinctivement vers le restaurant pour se faire soigner. On longeait Sherbrooke, jusqu’à ce que l’on aperçoive au loin la légendaire enseigne bleue et le fouillis de tables en plastique, les chaises se promenant de l’une à l’autre pour accommoder la parade de personnages venus s’y attabler.

Avec nos imposantes lunettes de soleil masquant avec une efficacité douteuse notre gueule de bois, on disait des mots doux à Niki (la fille de Tony, qui avait repris le resto avec son frère Nick, après la retraite de leur père) pour qu’elle n’oublie pas de nous trouver une place assise. La rumeur court que l’on pouvait aussi l’amadouer en lui amenant un café glacé de chez Starbucks. Quoiqu’il en soit, la compétition pour une table était féroce. Il fallait aussi asseoir un cortège sans cesse grandissant d’universitaires venus bruncher avant leurs cours de l’après-midi, de solides hommes de la construction qui réclamaient leur deuxième burger-déjeuner, ou encore ces vieilles dames qui avaient pour habitude de venir prendre un thé l’après-midi, question de profiter d’une ambiance un peu plus gaillarde que celle du Tim Horton’s à quelques coins de rue.

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Les ouvriers assis au long comptoir donnant vue sur la cuisine jouaient du coude avec les vieilles dames, les jeunes couples jouaient du pied sous les tables dehors, et les plus jeunes d’entre nous marmonnaient leurs déboires de la soirée précédente, jurant de ne plus jamais boire. Les cris des enfants se mêlaient aux débats violents sur le choix de repêchage du CH, Niki ordonnait à des habitués de courir lui chercher plus de pain, d’oeufs, de bacon. Une vie de quartier au complet s’entassait dans l’étroit diner dans un tintamarre qui enveloppe l’esprit, qui le borde et lui embrasse le front.

Le cerveau peut maintenant arrêter de penser et n’utiliser que les parties nécessaires à ses fonctions les plus primitives. On ne garde l’oeil ouvert que pour savoir si c’est notre commande qui arrive, le nez fait le choix de n’absorber que l’odeur enivrante de la demi-tonne de bacon qui frit en cuisine. Les oreilles devinent par le rythme de la spatule qui frappe la plancha que le moment fatidique approche, on dégourdit ses doigts, on relève nos corps flasques et suants sur la chaise en plastique inconfortable, la bouche s’active et s’échauffe, le plat arrive et la terre s’arrête de tourner.

Le plat le plus populaire était sans aucun doute le mish mash, renommé « omelette maison » après une dispute juridique avec Beauty’s, un autre diner à déjeuner cher au cœur des Montréalais.

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J’ai passé une bonne majorité de ma vie adulte dans des cuisines de restaurant. Même les préparations les plus paysannes et roboratives du répertoire français n’oseraient recommander l’utilisation d’autant de gras pour un plat. Chez Cosmos, c’en était le secret. D’un côté de la plaque cuisait le bacon, exsudant sa graisse sur le reste de la surface chaude. Tout près, des pommes de terre cuites à l’étuvée et des oignons se faisaient confire dans le gras du bacon, écrasés avec le dos de la spatule pour maximiser le contact entre lipides et amidons, assurant une croustillance extrême et jouissive. À l’extrême gauche de la plancha, les œufs, en quantité époustouflante et sublimés de milles manières. Le plat le plus populaire était sans aucun doute le mish mash, renommé « omelette maison » après une dispute juridique avec Beauty’s, un autre diner à déjeuner cher au cœur des Montréalais. Des pommes de terre, des oignons, salami, bacon, saucisses, jambon, tomates, poivrons et fromage, le tout lié avec 3 œufs et laissé à cuire dans un bain frémissant de margarine et de graisse de bacon. La première bouchée réveille doucement l’esprit, lui fait couler un bain, et avec chaque bouchée additionnelle, on tutoie les sommets de la décadence. La parole nous revient, la mémoire aussi, et on repart le ventre considérablement alourdi, mais l’esprit frais et vif.

Au Cosmos, pas de recette à proprement parler : on fait avec ce qu’on a (le grille-pain n’avait que quatre fentes et devait dater de la guerre froide), et on y met tout son cœur. Malgré le semblant de liberté et de laisser-vivre, l’humeur et l’ambiance du restaurant dépendait exclusivement de celle de Nick et Niki. J’ai chaque fois commandé la même chose, mon pain perdu au challah, et je n’ai jamais payé deux fois le même prix. C’était un peu moins cher si on avait été de bons garçons, un peu plus si notre gueule de bois nous avait rendus désagréables et impatients.

C’est un métier extrêmement exigeant, et si l’on considère qu’un bon restaurant se mesure au bonheur qu’il répand et à l’honnêteté de sa cuisine, les Koulakis ont tenu un des meilleurs restaurants en ville pendant plus d’un demi-siècle.

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Je ne pourrais pas dire avec certitude que la pandémie est la seule raison expliquant la mise en vente du Cosmos, fermé à cause de la COVID-19. L’embourgeoisement du quartier a entraîné une hausse des loyers, comme partout dans la ville. Les propriétaires n’ont pas non plus été épargnés par les drames familiaux, incluant la mort du patriarche et fondateur du restaurant, Tony Koulakis. Le légendaire tenancier fut assassiné en 2013 par son propre fils, John, qui aurait souffert d’une psychose causée par un problème de toxicomanie. Ça fait beaucoup, et je n’en voudrais pas du tout à Nick et Niki si la recherche d’un repos bien mérité était à l’origine de cet adieu. C’est un métier extrêmement exigeant, et si l’on considère qu’un bon restaurant se mesure au bonheur qu’il répand et à l’honnêteté de sa cuisine, les Koulakis ont tenu un des meilleurs restaurants en ville pendant plus d’un demi-siècle.

Si le confinement s’éternise et que le gouvernement n’intervient pas, il nous faudra tous apprendre à dire au revoir à nos restaurants et nos bars préférés. Le diner où vous allez habitude d’aller prendre une poutine en fin de soirée, le bar du coin où la clientèle un peu sketch côtoie une bonne bière est cheap, mais aussi le restaurant juste assez huppé qui sert ce steak-frites dont vous raffolez : tout le monde est dans le même bateau qui menace de partir à la dérive.

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Peut-être qu’ils n’ont pas (encore) la déco moderne et tape-à-l’oeil, l’allocation de vins nature qui s’Instagramme facilement ou le staff le plus aguichant et branché. Mais mon expérience me prouve que les restaurants de quartier ont toujours énormément de cœur. Et, la plupart du temps, une histoire et une personnalité bien plus fascinante que les dealers d’espumas et de menus dégustation des restaurants étoilés (qui sont tout aussi importants et valides).

Il n’est pas rare d’entendre des restaurateurs dire : «Les choses vont mieux que jamais, mais on est à quelques semaines de mettre clé sous porte.»

Nous avons à Montréal la chance incroyable d’avoir à presque chaque coin de rue, ce genre de restaurants et de bars familiaux, qui s’inscrivent dans le folklore du quartier, deviennent une tradition importante pour la communauté. Mais on doit aussi faire face à la réalité : beaucoup d’entre eux ne survivront probablement pas à cette crise. Avant même le début du confinement, depuis des années, les acteurs du milieu de l’hospitalité appelaient à l’aide. Il n’est pas rare d’entendre des restaurateurs dire : « Les choses vont mieux que jamais, mais on est à quelques semaines de mettre clé sous porte ». La marge de profits dans les restaurants de quartier est si mince qu’on se demande quel genre de fou se lancerait dans une pareille aventure. Presque invariablement, la réponse est « un fou avec beaucoup de cœur ».

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Si l’on souhaite préserver l’identité culinaire de la ville, on doit venir en aide à ces établissements. Quand ces restaurants seront prêts à rouvrir en respectant les règles sanitaires mises en place, il sera plus important que jamais de les fréquenter. Il faut les réintégrer dans notre quotidien, dans nos traditions familiales et amicales; on doit rapprendre à prendre des chances, enfin rentrer dans ce restaurant salvadorien qu’on se promet d’essayer un jour. Car c’est le Cosmos de quelqu’un d’autre, et ça serait vraiment trop bête que cette personne ait aussi à lui dire adieu.