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Le Canada dans la peau

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Montréal, 2 août 2014. Le Festival Osheaga bat son plein. Les couronnes de fleurs envahissent les têtes des filles, la Molson Canadian coule à flots, le soleil plombe et les gars en sueur sont nombreux à se mettre en chest. Sur leur peau mise à nue, une multitude de tatouages révèlent une allégeance au drapeau canadien. Incursion au cœur du patriotisme cutané.

Je sais que la majorité des festivaliers vient de l’extérieur du Québec, en bonne partie de l’Ontario, car Osheaga tombe en même temps que leur férié provincial. Mais la quantité de feuilles d’érable découvertes sur ces corps m’a jetée à terre.

J’étais passée à autre chose jusqu’à ce qu’on m’annonce le thème du présent magazine. J’ai immédiatement eu un flash-back, celui d’une feuille d’érable dans le dos d’un grand dude planté devant moi, pendant le show de Phantogram. Ma curiosité a pris le dessus. Urbania m’a alors confié la mission d’enquêter sur cette tendance.

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Une petite tournée des réseaux sociaux m’a donné un aperçu de la diversité des tatouages qui existent : des drapeaux canadiens avec des flammes, d’autres avec des déchirures, des drapeaux enroulés autour de têtes de mort, l’inscription « Made in Canada » entourant une feuille d’érable, des « Proud to be », des « Strong and free »… Il en existe des centaines.

Entendons-nous, je ne juge aucunement ces tatouages ni ceux qui les portent. Je veux comprendre ce qui pousse des gens à se faire étamper à vie le logo de leur pays. Peut-être parce que je n’ai moi-même aucun tatouage, étant une chochotte de première classe. J’ai une peur bleue des aiguilles et un simple vaccin m’a déjà fait perdre connaissance à l’école primaire.

JAY BARUCHEL ET LES AUTRES

Je me demande qui veut marquer le symbole canadien sur sa peau pour toujours, à part quelques athlètes olympiques et « l’exilé » à Toronto Jay Baruchel, qui s’est fait tatouer sur la poitrine, au niveau du cœur, une feuille d’érable tracée à même celle de son passeport.

Un sondage mené en 2012 par l’organisme Historica Canada indique pourtant qu’un Canadien sur cinq considèrerait se faire tatouer le drapeau. Cette proportion double presque quand il s’agit des 55 ans et moins. Le sondage indique aussi que 60 % des Canadiens jugent que porter des sous-vêtements à l’effigie du drapeau est une excellente façon d’affirmer son patriotisme. Mais restons-en aux tatouages.

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Parmi ces gens willing, j’ai contacté sur Skype Colin Smith, un gars de 25 ans qui habite à Barrie, en Ontario. Après six années d’études en psychologie à l’Université Carlton d’Ottawa – « un peu plus longtemps que j’aurais dû mais c’était le fun anyways » -, Colin est aujourd’hui intervenant dans un centre de crise en santé mentale. Il a l’air d’un gars du Plateau avec ses cheveux bruns qui dépassent sous sa tuque grise, sa barbe de quelques jours et son allure relaxe, mais il a une immense feuille d’érable rouge tatouée juste en dessous de son épaule droite. Je trouve son tatouage très réussi, on dirait une véritable feuille tombée de l’arbre et posée délicatement sur sa peau.

« Je m’identifie à l’histoire, au peuple et à la culture. Le côté militaire m’intéresse moins. »

« Le tatouage était à la base un hommage à un ami décédé. Ce gars était ‘King Canada”, je vois pas comment je pourrais mieux le décrire. Il était vraiment très patriotique », me raconte-t-il entre deux gorgées de café. Colin se décrit lui aussi comme un fier Canadien, se reconnaissant dans les valeurs de son défunt ami. « Je m’identifie à l’histoire, au peuple et à la culture. Le côté militaire m’intéresse moins. »

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Ce volet fait par contre vibrer une corde sensible chez Aaron de Souza, bien qu’il n’ait pas « l’honneur d’être dans l’armée », avoue-t-il presque à regret. À l’âge de 15 ans, Aaron a quitté, avec ses parents, la région du Pendjab, en Inde, pour immigrer au Canada. Aujourd’hui âgé de 35 ans, il vit à Mississauga, en banlieue de Toronto, et travaille pour L’Agence des services frontaliers du Canada à l’aéroport Pearson, le plus achalandé au pays. D’emblée, il me dit qu’il est très patriotique. Servir sa nation, voilà la mission de ce douanier qui accueille à son poste un grand nombre de nouveaux arrivants.

« Au départ, je voulais un bouclier au lieu de l’épée, dans l’idée de défendre le Canada, mais ça ne marchait pas visuellement. L’épée était the next best thing. »

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Aaron vient de sortir du lit lorsqu’il se connecte sur Skype. Jaser de son tatouage lui fait l’effet d’une bonne dose de café. En parlant rapidement avec une pointe d’accent indien dans la voix, il me montre son épaule gauche : j’y découvre une grosse feuille d’érable rouge, traversée d’une épée, autour de laquelle est écrit « True North – Strong and Free ». « Au départ, je voulais un bouclier au lieu de l’épée, dans l’idée de défendre le Canada, mais ça ne marchait pas visuellement. L’épée était the next best thing. »

Je suis impressionnée par son tatouage et encore plus par la conviction qui l’anime. Mais il ne faut pas s’y méprendre : Aaron a beau avoir le look de son emploi avec son crâne rasé et sa carrure costaude, je n’hésiterais pas une seconde à lui confier mon chat tant il me paraît gentil. « Je crois que les Canadiens sont des gens friendly de nature et j’applique ça dans mon travail. »

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MY NAME IS JOE, AND I AM CANADIAN

Colin et Aaron ne sont que deux parmi tant d’autres à s’être fait tatouer le symbole canadien par excellence. Selon Anthony Wilson-Smith, directeur de Historica Canada – un organisme indépendant dont la mission est de sensibiliser les Canadiens à l’histoire et à la citoyenneté -, les jeunes sont plus game que jamais à exprimer leur fierté identitaire. « La vieille image du Canadien gêné, modeste, tranquille et honteux, n’est plus vraie », affirme-t-il.

Et ce serait en partie grâce à une campagne publicitaire pour la bière Molson Canadian. Vous vous en souvenez si, comme moi au début des années 2000, vous étiez plogué 24h/24 devant MuchMusic. On y voyait un jeune homme monter sur une scène, prendre le micro et entamer un discours enflammé dans lequel il énumérait les raisons pour lesquelles il était fier d’être Canadien. « Je porte le drapeau sur mon backpack en voyage », « Le castor est un animal noble », « La lettre “z” se prononce “zed”, pas “zee” », lançait-il avant de conclure, en hurlant haut et fort : « My name is Joe, and I-AM-CANADIAN. »

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Selon Wilson-Smith, depuis le succès de cette publicité, les Canadiens ont la fibre patriotique dans le tapis. Le tatouage étant devenu commun, il s’agirait simplement du moyen d’expression au goût du jour. « On ne peut rien avoir de plus proche de soi qu’un tatouage. Si on a un chandail, on le porte puis on l’enlève. Si on a un drapeau sur son mur, on ne le voit qu’à la maison… Mais le tatouage est partout avec soi. Et puis, c’est plus safe que de se faire tatouer le nom de son chum ou de sa blonde », ajoute sagement le quinquagénaire, qui souligne un maudit bon point.

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PATRIOTIQUE OU POLITIQUE?

C’est plus safe, car on ne change pas le pays d’où l’on vient. Mais ce pays, lui, peut changer. Je me demande si un Canadien tatoué à l’époque où le pays était reconnu dans le monde pour ses valeurs de paix et de coopération serait encore fier de son tatouage après presque dix ans de gouvernement Harper.

« C’est le côté tricky de mon tatouage, illustre Colin. C’est comme se faire tatouer le nom de son band préféré, puis que le band sorte un album terrible : t’es pogné avec. » C’est pourquoi il préfère dissocier son tatouage de tout engagement politique.

« C’est le côté tricky de mon tatouage, illustre Colin. «C’est comme se faire tatouer le nom de son band préféré, puis que le band sorte un album terrible : t’es pogné avec. »

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Même chose pour Aaron, bien qu’il ne se cache pas d’avoir un penchant pour les conservateurs parce que, selon lui, ce sont les seuls à défendre la fierté canadienne, même s’ils « sont loin d’être parfaits ». Reste que son tatouage se veut patriotique, pas politique.

« Conclure que les Canadiens sont plus patriotiques que jamais en se basant sur des tatouages serait dangereux et simpliste », me prévient au téléphone la sociologue Deborah Davidson, qui se spécialise dans l’étude des tatouages. Après tout, il existe autant de raisons de se faire tatouer qu’il existe de tatouages.

N’empêche que nul autre que son mari a une feuille d’érable tatouée avec la mention « Made in Canada », qui « représente son allégeance au pays », me dit-elle. Une forme de patriotisme, on peut supposer. Colin, lui, dit se sentir plus connecté à sa fierté d’être Canadien depuis qu’il s’est fait tatouer en 2014. Comme la feuille d’érable au centre du drapeau, cette fierté ne semble pas prête à dérougir.

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DE L’ALABAMA AU CANADA

Bruce Anderson habite à Birmingham, en Alabama, mais sans la complexité des procédures d’immigration, il traverserait la frontière dans la minute. D’abord parce que sa blonde habite à Kingston, en Ontario. Aussi, parce qu’il se sent bien plus Canadien qu’Américain. Il a séjourné à plusieurs reprises dans la région de la Georgian Bay, près des Grands Lacs, en Ontario, où sa famille possède un site de villégiature.

« Quand j’étais aux études en 2001, je suis devenu sérieusement désillusionné par mon pays. Je me tenais avec un groupe de hipsters qui juraient vouloir sacrer leur camp un jour ou l’autre. L’idée me trotte derrière la tête depuis. »

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« C’est comme un rêve d’ado, explique le barbu de 33 ans, qui m’appelle de sa voiture entre deux livraisons de bouffe qu’il fait en attendant de pouvoir vivre de sa passion, la photographie. Quand j’étais aux études en 2001, je suis devenu sérieusement désillusionné par mon pays. Je me tenais avec un groupe de hipsters qui juraient vouloir sacrer leur camp un jour ou l’autre. L’idée me trotte derrière la tête depuis. » Rappelons qu’en 2001, George W. Bush était président des États-Unis et que la paranoïa post-11 septembre était à son comble.

Bruce associe le Canada à des valeurs qui sont plus proches des siennes : la protection de l’environnement, l’ouverture sur le monde, la paix. C’est pourquoi il s’est fait tatouer dans le dos une feuille d’érable en noir et blanc. Cette feuille symbolise également son attachement à son personnage du jeu World of Warcraft qui l’a accompagné au cours de sa vingtaine – « excuse mon côté nerd », lance-t-il un peu gêné.