« Un avenir avec un bébé avorté, c’est douteux pour moi. Je ne sais pas si c’est un avenir avec lequel tu vas être bien ou duquel tu vas tirer beaucoup de fierté. »
Au bout du fil, l’intervenante du centre Accueil Grossesse Drummondville affiche rapidement ses couleurs lorsque je lui explique que je songe à avorter. Curieux de la part d’un organisme offrant de « l’aide sans jugement » et des ressources matérielles aux femmes enceintes.
Derrière le paravent de la bienveillance, ce centre de grossesse a en réalité été identifié comme centre anti-avortement. On dénombrerait au Québec entre 20 et 30 centres avec les mêmes positions, selon trois expertes et intervenantes du milieu que j’ai interviewées (voir la section « Un mouvement plus présent qu’on le croit » ci-bas). Et Accueil Grossesse Drummondville a pu compter sur le soutien du député caquiste de Drummond–Bois-Francs, Sébastien Schneeberger, pendant plusieurs années. Son collègue de Beauce-Sud, le député Samuel Poulin, a lui aussi soutenu financièrement un centre qualifié d’anti-avortement.
Comment j’en suis arrivée là? D’abord, un peu de contexte.
Un mouvement méconnu
À l’automne 2021, une loi adoptée par l’état du Texas a fait les manchettes : cette loi, entrée en vigueur le 1er septembre dernier, interdit l’avortement après six semaines de grossesse, même en cas d’inceste ou de viol. Pourtant garanti depuis l’arrêt historique de la Cour suprême américaine Roe v. Wade en 1973, le droit à l’avortement est plus en péril que jamais aux États-Unis.
À l’heure où le mouvement pro-choix mange la claque au sud de la frontière, je me suis demandé à quoi ressemblait le mouvement anti-avortement chez nous, au Québec. Assurément, il ne revêt pas les allures d’un juge républicain machiste comme aux États-Unis. Alors quel visage prend-il ici?
Au fil de mes recherches et de mes entrevues, j’ai constaté qu’une partie du mouvement anti-avortement au Québec est incarnée par des centres de grossesse qui, sous un vernis de neutralité, découragent les femmes d’avoir recours à l’avortement en usant de divers moyens. Pour exister, ces centres doivent être financés. Et au moins deux d’entre eux l’ont été récemment par certains de nos élus.
Du soutien depuis 2016
Les centres Accueil Grossesse Drummondville et Accueil Grossesse Beauce-Appalaches semblent à première vue tout ce qu’il y a de plus accueillant pour une personne qui se poserait des questions sur sa grossesse non désirée. C’est du moins l’impression qui se dégage de leur site web. « Une assistance respectueuse de tes décisions, qui ne juge pas et ne t’oblige à aucun engagement. », pouvons-nous lire sur la page « Qui sommes-nous » du second centre. « Nous offrons de l’information et recommandons nos clientes vers d’autres organismes qui peuvent leur venir en aide », retrouve-t-on dans l’énoncé de service du premier.
Si l’avortement est parfois mentionné, il l’est surtout sous forme de question (« Vais-je me faire avorter? »). On évite de donner de l’information détaillée, neutre et objective à propos des interruptions de grossesse, comme ce qu’on peut lire sur les sites des CIUSS à travers la province. Somme toute, sur ces deux sites, rien ne laisse présager la moindre position anti-choix.
On évite de donner de l’information détaillée, neutre et objective à propos des interruptions de grossesse.
Mais les deux centres mentionnés plus haut font en réalité partie de la liste des groupes anti-choix établie par la Coalition pour le droit à l’avortement au Canada, dont la dernière mise à jour remonte au 21 décembre 2021. Le centre de Drummondville est d’ailleurs affilié à Birthright International, une organisation anti-avortement qui, selon son site web, comporte plus de 220 centres majoritairement situés aux États-Unis, mais aussi au Canada et dans quatre pays d’Afrique. Le centre de Beauce-Appalaches était affilié à Birthright lors de sa création, mais s’en est dissocié après quelques années en raison d’enjeux linguistiques, m’a expliqué sa présidente au téléphone.
Birthright ne se présente pas comme une organisation anti-avortement, mais quelques clics suffisent pour constater que le mantra de l’organisation est d’encourager les femmes à mener leur grossesse à terme… en les décourageant d’avorter. Birthright International est également identifiée comme organisation anti-choix par la Coalition pour le droit à l’avortement au Canada.
Et pour pousser son agenda, Birthright et ses filiales ou ex-filiales ne semblent pas hésiter à présenter l’information de manière à orienter le « choix » vers une option en particulier. J’en ai d’ailleurs été une témoin « privilégiée ».
J’ai contacté Accueil Grossesse Drummondville en prétendant être une femme enceinte : 20 ans (mon vrai âge), enceinte depuis environ douze semaines et étudiante à temps plein. J’ai précisé que le père n’était pas au courant.
J’ai d’emblée fait part à l’intervenante de mon hésitation à l’idée de garder l’enfant. Celle-ci m’a alors répondu que « c’est difficile d’avorter un bébé de trois mois », ajoutant qu’il était déjà « tout formé » et que j’aurais « peut-être de la peine plus tard » en repensant à mon « bébé qui n’a pas pu vivre ».
Ébranlée de m’être fait servir ces arguments tordus, sans nuances ou bases scientifiques, je me suis demandé : mais qui peut bien financer les activités de ces centres? Follow the money, dit l’adage. J’ai alors épluché les rapports annuels de l’organisme à la recherche de ses donateurs. Mon œil a trébuché sur le nom du député Sébastien Schneeberger, qui figure sur la liste des contributeurs en 2018 et en 2019. Les rapports annuels de 2017, de 2020 et de 2021 sont introuvables sur le site web; il ne m’a donc pas été possible de confirmer si des dons ont été faits au-delà de cette période de deux ans.
Les liens du député avec le centre remonteraient toutefois à 2016. Dans un article paru à l’époque dans le journal L’Express de Drummondville, le député louange l’organisme et ne cache pas sa connaissance des liens entre le centre et l’organisme Birthright.
En parlant de la fondatrice d’Accueil Grossesse, il affirmait : « Elle a implanté l’Accueil Grossesse à Drummondville en 1989, dans la foulée du centre Birthright lancé à Toronto en 1968 et auquel il est affilié. »
Le député caquiste, élu de sa circonscription depuis 2012, avait à cette occasion visité le centre en plus d’encourager les femmes à avoir recours à ses services. « Si le fait d’être enceinte vous préoccupe, cet organisme peut vous aider gratuitement et confidentiellement », aurait-il lancé, selon L’Express.
Le député Schneeberger a déclaré qu’il n’était « aucunement » au courant de la position anti-avortement d’Accueil Grossesse Drummondville.
Joint au téléphone, le député Schneeberger a déclaré qu’il n’était « aucunement » au courant de la position anti-avortement d’Accueil Grossesse Drummondville et de Birthright International. Il a insisté sur ses convictions pro-choix. « Je ne pense pas que j’ai donné à Accueil Grossesse dans les dernières années, mais si je reçois à nouveau une demande de financement de leur part, je vais les questionner », m’a-t-il affirmé.
Lorsque j’ai rappelé Accueil Grossesse Drummondville pour questionner le personnel au sujet de la position anti-avortement du centre, l’intervenante à qui j’avais parlé m’a assuré « qu’on n’est pas du tout intéressé à s’impliquer dans le débat pour ou contre l’avortement ». Elle a également précisé « qu’on ne va pas essayer de mettre de la pression sur une femme qui veut se faire avorter pour qu’elle change d’idée ».
Soirée-bénéfice et don généreux
Chez Accueil Grossesse Beauce-Appalaches, à 226 kilomètres de là, on m’a également servi un discours que je qualifierais de culpabilisateur lorsque j’ai repris mon rôle de jeune femme enceinte hésitante.
Au téléphone, l’intervenante a commencé par me proposer de nombreuses ressources qui pourraient m’aider si je gardais l’enfant avant d’ajouter que l’avortement, « sur le moyen ou le long terme, ça fait d’autres problèmes ». « Il y en a beaucoup qui ont des séquelles psychologiques. Ça peut revenir nous gruger, nous faire sentir mal. Je ne sais pas quelles seraient les conséquences pour toi si tu te fais avorter. Il y a des femmes qui ont subi un avortement et qui ont besoin de s’étourdir pour se sentir bien psychologiquement », m’a-t-elle affirmé en se référant à des histoires de femmes de sa connaissance qui auraient regretté leur interruption de grossesse.
Le député caquiste de Beauce-Sud depuis 2018, Samuel Poulin, a pour sa part été président d’honneur d’une soirée-bénéfice organisée au profit de ce centre en janvier 2020. Il en avait profité pour offrir 4000 $ à l’organisme, une somme s’ajoutant aux 6000 $ amassés au cours de cette même soirée.
Dans un article du média enbeauce.com paru quelques jours avant la soirée, le député déclarait être « très heureux de promouvoir et d’appuyer l’organisme ». Il affirmait également que « leur écoute et leur aide sont essentielles dans des moments cruciaux de la vie ».
La conseillère politique de Samuel Poulin m’a affirmé par courriel que le député est «résolument pro-choix».
La conseillère politique de Samuel Poulin m’a affirmé par courriel que le député est « résolument pro-choix » et qu’il n’était pas du tout au courant des positions anti-avortement d’Accueil Grossesse Beauce-Appalaches. « Le volet soutien vestimentaire pour les enfants avait particulièrement interpellé le député » au moment de son don, m’a-t-elle écrit. Elle a précisé que le député ne prévoit aucun autre don à l’organisation « tant et aussi longtemps que sa mission ne sera pas clarifiée ».
Jointe au téléphone pour en savoir plus sur sa position concernant l’avortement, la directrice d’Accueil Grossesse Beauce-Appalaches m’a expliqué que son centre « offrait de la relation d’aide pour aider la personne à voir clair en elle-même » et qu’il était neutre par rapport à l’avortement.
Un mouvement plus présent qu’on le croit
Le phénomène des centres de grossesse anti-avortement n’est pas nouveau au Québec. Des recherches universitaires et des reportages fouillés ont déjà été rédigés sur le sujet et ont grandement aiguillé mes recherches.
Mais selon des intervenantes du milieu communautaire, cette mouvance prend actuellement de l’ampleur et devrait encore nous préoccuper. « Il y a de plus en plus de ces centres », affirme Josiane Robert, directrice de Grossesse-Secours, un organisme pro-choix de Montréal. « Il y en a beaucoup et dans toutes les régions », s’alarme-t-elle.
Le fonctionnement de ces centres est particulièrement insidieux, selon Mme Robert. « Ce n’est jamais dit d’emblée sur leur site web, qu’ils sont contre l’avortement, souligne-t-elle. Et ils ont des techniques. Par exemple, les intervenantes parlent de « bébé » et d’« enfant à naître » au lieu de parler de foetus. L’accent est mis sur les bienfaits de la grossesse, et si une femme pose des questions sur l’avortement, la question est détournée vers la grossesse ou l’adoption. » Des techniques qu’ont effectivement utilisées les intervenantes d’Accueil Grossesse Drummondville et Beauce-Appalaches avec moi lorsque je les ai respectivement contactées.
Les intervenantes parlent de «bébé» et d’«enfant à naître» au lieu de parler de foetus. L’accent est mis sur les bienfaits de la grossesse.
La chercheuse Véronique Provost, corédactrice d’une étude sur le sujet, ne constate pas de hausse du nombre de centres anti-choix au Québec. Mais elle s’inquiète du discours propagé par ces centres : « L’information qui y est véhiculée est extrêmement problématique : données erronées, mensonges, manipulation des faits. » Et c’est sans compter la qualité des informations transmises. Lorsque j’ai contacté Accueil Grossesse Drummondville, l’intervenante m’a conseillé de « faire mes recherches » sur YouTube, qu’elle qualifie de « bonne source de renseignements pour ces choses-là ».
Une recommandation qui passe de travers après deux ans de pandémie pendant lesquels l’expression « faire ses recherches » a pris, c’est le moins qu’on puisse dire, un nouveau sens.
« L’intervenante » a aussi conclu son appel en me dirigeant vers un organisme montréalais qui offre, selon elle, « beaucoup de soutien pour les jeunes mères » : l’organisme Campagne Québec-Vie.
Il s’agit en fait de la plus importante association ouvertement anti-choix au Québec. Les vigies anti-avortement au métro Berri-UQAM que vous voyez de temps à autre? Ce sont eux. Ou plutôt la vigie, puisqu’il s’agit pas mal tout le temps d’un homme (of course) seul avec une pancarte.
Ah, Campagne Québec-Vie est aussi anti-mariage homosexuel et anti-vaccin. Mais bon, « beaucoup de soutien pour les jeunes mères », disait l’autre…
Beaucoup de ressources
Plusieurs centres anti-avortement ont modernisé leur site web pour paraître plus attrayants et font preuve de proactivité dans leurs campagnes publicitaires. C’est du moins ce que note Paskale Hamel, directrice générale de l’organisme pro-choix SOS Grossesse Estrie. « Récemment, un centre anti-choix payait des publicités Google et arrivait ainsi en premier dans les résultats de recherche. Un autre s’était payé de grosses publicités au Cégep de Sainte-Foy. On remarque que ces centres ont plus de sous, plus de visibilité », déplore-t-elle.
D’ailleurs, lorsqu’on tape les mots « centre grossesse » sur Google et qu’on est situé à Montréal, plusieurs ressources anti-choix camouflées sous des dehors neutres apparaissent parmi les premiers résultats de recherche. Il semble que le référencement web de ces centres soit donc, du moins dans ce cas, assez efficace.
Ces organismes veulent également étendre leur influence et ne manquent pas de culot pour y parvenir. « Il y a six ans, un centre anti-choix de la région m’a contactée pour que nos organismes collaborent, raconte Paskale Hamel. Il voulait qu’on dirige les femmes anglophones qui venaient nous voir vers lui, et il nous aurait envoyé les femmes francophones. J’ai refusé la proposition. »
À l’épineuse question de savoir qui finance ces centres de grossesse, la chercheuse Véronique Pronovost mentionne qu’il y a différentes sources de financement, comme « les communautés religieuses, les chevaliers de Colomb, les dons personnels. Depuis quelques années déjà, il n’y a plus d’argent public qui est investi dans ces centres », croit-elle.
Sauf, visiblement, l’argent issu du budget discrétionnaire de certains élus caquistes.
Si les deux organismes qui ont attiré mon attention offrent réellement du soutien à certaines mères en devenir, en fournissant notamment des ressources matérielles à celles dans le besoin, cela ne devrait pas détourner notre attention de leur discours sur l’avortement, qui s’apparente grandement à de la désinformation. Un discours que j’ai jugé culpabilisant et qui m’a personnellement mise mal à l’aise à plusieurs reprises.
Est-ce bien à ça que ça ressemble, de la bienveillance?
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Trois ressources pro-choix pour personnes enceintes au Québec :