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La série «Sans rendez-vous» vue par trois sexologues
« Sarah est une infirmière-sexologue dans la mi-trentaine qui revient à la clinique de santé sexuelle après un congé de trois mois. En pleine crise existentielle et se sentant prisonnière d’une relation malheureuse, Sarah retrouve ses collègues aussi dysfonctionnels et attachants les uns que les autres. »
Ça, c’est la prémisse de la série Sans rendez-vous, que l’on peut visionner sur ICI Tou.tv depuis déjà quelques semaines.
Étant adepte de comédies dramatiques québécoises, ancienne étudiante en sexologie et passionnée de sciences humaines, je me suis empressée de regarder les épisodes de la série mettant en vedette Magalie Lépine-Blondeau.
Tout en trouvant les péripéties de Sarah et ses collègues tout à fait divertissantes, je n’ai pas pu m’empêcher de me poser la question : comment les sexologues du Québec perçoivent-iels la série?
Rayonnement ou stéréotypes?
« Je trouve ça important de regarder cette série, pour voir comment notre profession est dépeinte dans les médias », affirme d’emblée Joanie Heppell, présidente de l’Ordre professionnel des sexologues du Québec (OPSQ), sexologue et psychothérapeute, quand je lui demande si elle s’est elle aussi plongée dans la vie personnelle et professionnelle de Sarah.
«Quand on apprend que notre profession va être dépeinte dans une fiction […] on se demande si ça va permettre de nous faire rayonner ou, au contraire, entretenir certains stéréotypes.»
Selon Joanie Heppell, lorsqu’on annonce un contenu médiatique abordant la profession de sexologue, un certain scepticisme se fait généralement ressentir, et la diffusion de Sans rendez-vous n’y fait pas exception. « Pour certains sexologues, la réaction est presque épidermique », confie l’experte, qui ajoute que l’image des sexologues n’a pas toujours été très reluisante. « On se bat pour dégager une image de crédibilité, démontrer nos compétences et notre rigueur. C’est pourquoi, quand on apprend que la profession va être dépeinte dans une fiction, les oreilles et les regards se tournent, on se demande si cela va permettre de faire rayonner la profession ou, au contraire, entretenir certains préjugés ou stéréotypes. »
Joanie Heppell raconte que lors de son visionnement de la série, elle n’a pu s’empêcher de mettre ses lunettes d’experte et d’évaluer les compétences sexologiques du personnage interprété par Magalie Lépine-Blondeau, en se posant différentes questions : est-ce que certains comportements pourraient lui être reprochés? Est-elle compétente? Véhicule-t-elle une image professionnelle de la sexologie?
« En ce qui concerne la confidentialité et le secret professionnel, Sarah a quelques lacunes, souligne Joanie Heppell en rigolant. Elle rit de ses patients avec ses collègues, dans des cas qui ne nécessitent pas l’intervention d’une équipe multidisciplinaire. Bien sûr, les discussions plus colorées et amusantes qu’a Sarah avec ses collègues sont mises en scène pour le bien du scénario, mais d’un point de vue déontologique, ce serait considéré comme une faute! »
Notre experte est donc sans équivoque : la série constitue un très bon divertissement, mais n’est pas représentative des compétences, du professionnalisme et de la rigueur des membres de l’OPSQ.
Une confusion de rôle
«Dans la vraie vie, (on peut] par exemple être infirmière dans une clinique de santé sexuelle le jour et sexologue en clinique privée le soir, mais pas infirmière-sexologue.»
C’est annoncé dans le synopsis et dans le premier épisode : Sarah est infirmière-sexologue et travaille dans une clinique de santé sexuelle dans un quartier sensible de Montréal. Il n’y a rien qui vous chicote ici? « Il y a une vraie confusion des rôles, affirme la spécialiste. Si vous ouvrez notre code déontologique, l’article 34 stipule que lorsqu’une sexologue a d’autres activités professionnelles qui ne sont pas liées à sa profession dans le cadre de son emploi, elle doit s’assurer que cette activité ne compromet pas notre code déonto. Et si elle le fait et respecte deux codes, cela ne doit pas créer d’ambiguïté sur la qualité en vertu de laquelle elle agit. »
Joanie Heppell donne un exemple pour illustrer son propos : « Dans la vraie vie, une professionnelle pourrait par exemple être infirmière dans une clinique de santé sexuelle le jour et sexologue en clinique privée le soir. Ainsi, ses rôles seraient bien définis et ça serait moins confondant pour sa clientèle. »
Sur le plan des cas cliniques, Joanie Heppell considère la série comme plutôt réaliste (à part peut-être l’histoire du cheval – if you know, you know). « La série illustre un éventail très large de demandes qui surviennent régulièrement en sexothérapie : l’anorgasmie, le désir, la communication dans le couple, etc. », mentionne la présidente de l’Ordre, qui remet plutôt en question le traitement qui leur est réservé. « On ne voit jamais Sarah faire d’évaluation sexologique en bonne et due forme, ça peut donner l’impression que ses interventions sortent un peu de nulle part. Donc je dirais que les cas sont pour la plupart crédibles, ce sont vraiment les types d’intervention qui ne le sont pas. »
Visionner ou ne pas visionner? Telle est la question.
Une question centrale demeure : les séries télévisées doivent-elles être représentatives de la réalité? Et lorsque celles-ci abordent des sujets complexes comme la sexualité, les œuvres de fiction ont-elles une responsabilité?
Lorsque je lance cette piste à Joanie Heppell, celle-ci fait preuve de nuances. « Le mot responsabilité est très fort, croit la sexologue et psychothérapeute. Selon moi, si la fiction est fidèle à la réalité, c’est un beau bonus. Oui, ça pourrait rendre réellement service à la population que l’œuvre fasse preuve de rigueur ou fasse la promotion des bonnes pratiques sexologiques, mais on ne peut pas demander ça aux œuvres de fiction. Ce n’est pas le rôle d’une comédie dramatique. Ceci dit, j’ai des collègues essoufflés, lassés par ce manque de justesse. »
«Plusieurs professionnels de mon entourage se sentent triggered à la simple vue de l’affiche de la série, et c’est mon cas»
C’est le cas de la sexologue Julie Lemay, qui n’a pour sa part que regardé la bande-annonce de l’émission pour les raisons évoquées par Joanie Heppell. « Plusieurs professionnels de mon entourage se sentent triggered à la simple vue de l’affiche de la série, et c’est mon cas, confie-t-elle. J’aime beaucoup le travail de [la scénariste] Marie-Andrée Labbé, mais dans ce cas-ci, chaque fois que je vois l’image sur Tou.tv, je me dis que je devrais me lancer, mais pour l’instant, de mon côté, je ressens le besoin de me préserver. »
Quand je lui demande ce qui la dérange, Julie Lemay cite une des ses consoeurs : « On en parlait l’autre jour, et une collègue a dit : “On est habituées à ce que notre profession soit représentée de manière stéréotypée, mais on est usées.” Dans mon cas, ça se traduit par une forme d’épuisement. »
«On est habituées à ce que notre profession soit représentée de manière stéréotypée, mais on est usées.»
Sur le plan de la représentation, Julie Lemay perçoit un cliché au travers de la bande-annonce. « J’ai l’impression que c’est le but de la série : avoir des leviers efficaces pour créer des péripéties plutôt que de représenter efficacement la profession de sexologue », explique-t-elle, en reconnaissant toutefois que les tâches d’infirmière du personnage contribuent au comique de certaines situations dramatiques. « Mais être sexologue, c’est bien souvent devoir démystifier notre travail véritable, qui n’est pas si sensationnaliste qu’on aime l’entretenir dans l’imaginaire collectif. Et toujours expliquer et réexpliquer, ça peut devenir épuisant. »
Fiction ou réalité?
«Selon moi, à moins que ce soit le mandat clair que la série se donne, la fiction n’a pas à rendre de compte à la réalité»
Pour Sophie Morin, sexologue et psychothérapeute, il est néanmoins important de faire une différence claire entre la fiction et le documentaire. « Selon moi, à moins que ce soit le mandat clair que la série se donne, la fiction n’a pas à rendre de compte à la réalité, croit la professionnelle. On s’entend que Sans rendez-vous, c’est très caricatural, alors que d’autres séries le sont moins. Je pense à Au secours de Béatrice, où le personnage du psychologue est très représentatif, ou encore à Sex Education, qui, tout en étant un peu caricatural, développe une belle réflexion sur l’éducation à la sexualité. Ceci dit, ce n’est pas le mandat. Il s’agit de divertissement, il faut se le rappeler. »
Sophie Morin s’en remet au bon jugement du public, qui devrait, selon elle, être en mesure de saisir que des situations parodiques et des personnages tels que ceux représentés dans la série sont justement des caricatures et des clichés. « Si l’émission était présentée avec une facture visuelle de documentaire, là, ce serait problématique et malhonnête, mais ce n’est pas le cas ici », note-t-elle.
Elle ajoute cependant que dans des séries de type docu-réalité comme Si on s’aimait, où l’on voit la sexologue Louise Sigouin en plein exercice de ses fonctions, le respect du cadre et de la déontologie est primordial. Dans un cas comme celui-là, la crédibilité de la profession et celle de la sexologue sont en jeu. Mais pas dans une fiction pure. « Ça me semble clair que dans Sans rendez-vous, on est dans la parodie, dans l’exagération, dans l’imaginaire, dit-elle. Que ce n’est pas la réalité. Une intervention sexologique ne ressemble pas à ça. »
«C’est peut-être là que le bât blesse : le public a encore beaucoup à apprendre, et surtout à comprendre quant à la légitimité professionnelle des sexologues.»
C’est peut-être là que le bât blesse : le public a encore beaucoup à apprendre, et surtout à comprendre quant à la légitimité professionnelle des sexologues. Pour Joanie Heppell, il reste du chemin à faire. « J’ai quelques appréhensions, mentionne la présidente de l’OPSQ. Je me fie à l’intelligence des gens, mais je ne voudrais pas que des étudiants s’inscrivent au bac en sexo en s’attendant à avoir une pratique d’infirmière-sexologue comme celle du personnage. Plus que tout, je trouverais ça dommage que de potientiels clients soient rebutés par notre pratique en voyant une sexologue qui ne respecte pas le cadre. »
Joanie Heppell base sa crainte sur le flou entourant encore sa profession. « Des émissions avec des médecins ou des policiers très caricaturaux, on en voit à la pelle, mais ce sont des métiers mieux connus, sur lesquels le public à plus de références concrètes. Dans le cas de la profession de sexologue, qui est déjà mal comprise (voire ridiculisée à travers des blagues grivoises ou vulgaires), le danger de brouiller les frontières entre la fiction et la réalité est d’autant plus grand », explique l’experte, qui valorise les compétences et la rigueur de ses membres.
« On sait que le métier de policier, ce n’est pas Brooklyn 99, exemplifie-t-elle. J’ai hâte que ce soit aussi clair qu’être sexologue, ce n’est pas Sans rendez-vous. »