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La saga de l’abribus qui n’est plus

Tibor et la délicate responsabilité d’écrire.

Par
Jean Bourbeau
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Tibor éclate de rire avant de déclarer, ému : « Vraiment, le voisinage a été merveilleux avec moi. Il m’a donné beaucoup d’amour en échange de mon “art” ».

D’un petit coup de pied, il effleure le gravier où se tenait l’abribus autrefois transformé en refuge coloré. Ce lieu de vie hors-norme se distinguait au cœur du Mile End, suscitant l’émerveillement de nombreux résidents.

Malheureusement, son désir de voir son abribus exposé dans une galerie d’art n’a pas été exaucé. Son contenu a été jeté à la poubelle et personne ne sait ce qu’il est advenu de la structure en elle-même.

Mais revenons un peu en arrière.

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Le 2 juillet dernier, j’achève la rédaction d’un article sur la construction de Tibor. La publication est prévue pour le lendemain, mais juste avant, je partage mes réserves quant à son impact potentiel avec un collègue.

Si l’abribus était initialement « hors des radars médiatiques », il suffirait d’une simple veille de la part de la Société de transport de Montréal pour tomber sur mon article et déclencher un processus de « rénoviction » envers son architecte.

Après une conversation nuancée et réfléchie, je prends la décision d’aller de l’avant.

En me permettant d’entrer dans son univers, Tibor m’avait ouvert les portes de son histoire. Je ne voulais pas lui faire du mal en retour. L’objectif de l’article était de mettre en évidence la magnifique excentricité de cet artiste en situation d’itinérance, tout en abordant en toile de fond la crise du logement qui lui rendait l’accès à un toit plus impensable que jamais.

L’image était forte.

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Je visais également à partager l’enthousiasme évident du Mile End pour cette touche de folie qui ajoutait du charme à la vie quotidienne. Cependant, une partie de moi était consciente que cet article pouvait se transformer en un acte de dénonciation.

Il demeure néanmoins difficile de prédire l’ampleur de la diffusion d’un reportage. Même après avoir écrit des centaines d’articles, il subsiste toujours en moi une part d’incertitude quant à leur portée et leur impact.

Pourtant, on n’écrit jamais dans le but de passer inaperçu. J’aurais peut-être dû le savoir.

3 juillet. L’article est publié et son accueil est chaleureux.

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Je reçois plusieurs messages de lecteurs me félicitant pour cet article à la fois dur et touchant. Au bureau, on me complimente en m’informant qu’il rencontre un beau succès. Je suis ravi de constater qu’une histoire aussi champ gauche avec un enjeu qui me tient à cœur trouve son public.

Mais en témoignant du trafic qu’il génère, le stress augmente et la petite voix de la trahison s’amplifie.

5 juillet. Un commentaire sur Instagram mentionne que la STM (Société de transport de Montréal), accompagnée des forces de police, s’affaire à vider l’abribus. En rentrant chez moi, je découvre avec regret que la structure a, en effet, été dépossédée de ses éléments poétiques.

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« Tu l’as cherché, Jean, murmure la petite voix. Nulle coïncidence entre des mois d’impunité et l’arrêt du party seulement deux jours après ta publication. »

Un nuage sombre s’installe au-dessus de moi.

En soirée, je reçois un courriel, suivi d’un deuxième, puis trois, quatre. Tous m’accusent, avec des degrés de politesse variables, d’être responsable de la fin de Tibor sur Saint-Viateur. L’intensité des réactions exprime bien à quel point l’abribus de Tibor a suscité des émotions, mais surtout, elle montre que les gens aiment Tibor.

S’ensuit donc un moment éprouvant, confronté aux conséquences involontaires et redoutées de mon article. J’ai pris soin de répondre aux courriels, étant conscient qu’il est difficile de se soustraire à toute forme d’implication. Il serait injuste de ne blâmer que la STM et faire l’autruche. Bien que je n’aie pas l’intention de me dédouaner, je reconnais que définir précisément ma responsabilité dans cette histoire est complexe.

Si j’avais la possibilité de refaire les choses, est-ce que je prendrais la même décision? Probablement pas. Un logement, aussi clandestin soit-il, vaut bien plus que des clics et des likes.

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7 juillet. Je roule en vélo sur Saint-Viateur et croise Tibor en train de descendre une bouteille de vin, les vêtements déchirés devant le café Olimpico à s’engueuler avec un régulier. Il a l’air dans un sale état. Peut-être pas le meilleur moment pour présenter ses excuses.

Plus tard dans la nuit, je remarque dans l’abribus un homme endormi près de quelques bougies allumées. Même si la scène est éprouvante, elle vient avec un semblant de normalité qui reprend vie.

10 juillet. L’abribus est presque rempli à nouveau, avec la même signature qu’auparavant. Monticules énigmatiques et bricolages colorés. Le nid se réinvente, apportant un plaisir que l’on croyait perdu.

13 juillet. Je reçois ce texto d’un ami.

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C’est la fin. La STM a simplement retiré l’abribus. Pouf! Disparu. Tout comme les mots qui me manquent pour me pardonner.

Devant l’absence, je réalise que l’abribus représentait bien plus qu’une simple structure décorée. Il était le symbole de la créativité, de la résilience et de la beauté au milieu de l’ordinaire.

Sans oublier qu’en plus de Tibor qui y bricolait pendant la journée, un autre homme y trouvait aussi refuge la nuit.

17 juillet. Je retrouve Tibor, qui arbore un nouveau chapeau et un t-shirt taché de sang, mais sa bonne humeur est toujours présente. Je lui explique la situation et lui présente des excuses qu’il refuse, me disant qu’il s’y attendait : « J’ai eu une bonne run et je me suis beaucoup amusé ». Malgré cela, il n’a pas l’intention d’en trouver un autre, affirmant que « tout le monde est perdant en le retirant! ».

Et qu’en aucun cas, ce n’était de ma faute.

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Un jeune homme nous interrompt pour lui serrer la main. « C’est dommage qu’il n’y ait plus d’abribus, j’aimais beaucoup, ça embellissait la rue. »

18 juillet. Suite à une requête, j’ai reçu un courriel d’un conseiller en relations publiques de la STM que je vous transmets ci-dessous dans son intégralité.

Bonjour Jean,

En suivi de ta demande, je te confirme que plusieurs employés de la STM ont consulté ton article lors de sa parution. À la suite de sa lecture, il est difficile de rester insensible face au personnage attachant que tu dépeins de Tibor.

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Cela étant dit, il faut savoir qu’avant même la parution de l’article, la STM avait reçu de nombreuses plaintes des personnes résidant dans le secteur au sujet de l’occupation de cet abribus. Depuis le 7 juin, la STM a multiplié les interventions auprès des individus ayant trouvé refuge dans l’abribus afin de s’assurer de leur départ volontaire et l’opération de démantèlement, en dernier recours, était planifiée pour le 6 juillet avant même la diffusion du texte. Le nettoyage de l’abribus a été mené en collaboration avec l’Équipe mobile de médiation et d’intervention sociale (EMMIS) de la Ville de Montréal et l’Équipe mobile de référence et d’intervention en itinérance (EMRII) du SPVM.

Pour ce qui est du retrait de l’abribus, je confirme que l’infrastructure a été retirée le 13 juillet dernier. Nous évaluons actuellement la possibilité de relocaliser l’abri à proximité, sur la rue Saint-Urbain, à l’endroit où notre clientèle a développé l’habitude d’attendre leur bus.

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L’itinérance est un phénomène social complexe et notre priorité est d’assurer un climat de travail sain et sécuritaire pour nos employés et une expérience de déplacement agréable et sécuritaire pour la clientèle, tout en tenant compte de la réalité des personnes vulnérables qui se retrouvent dans notre réseau.

Dans le cadre de cette situation, les comportements des individus ne respectaient pas la réglementation de la STM et nuisaient à l’expérience de la clientèle puisque plusieurs plaintes reçues critiquaient l’impossibilité de pouvoir accéder à l’abribus.

En espérant que ça réponde à tes questions.

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Marchant sur les souvenirs de l’abribus, je garde espoir que sa mémoire perdure dans les esprits de ceux et celles qui ont été touchés par sa présence éphémère. Pour Tibor, c’était une façon de se rapprocher des gens d’un quartier qu’il aime et qui lui rende bien. Du moins, une majorité.

Mon article a suscité de vives critiques de la part de certains qui l’ont accusé de glorifier la pauvreté. Cependant, l’histoire que j’ai tenté de raconter était avant tout un rare moment où la créativité a su transcender la précarité.

La richesse d’un homme qui, l’espace d’un instant, a refusé de laisser le monde tel qu’il était.