.jpg)
Vivre dans un abribus au temps de la crise du logement
À l’intersection des rues Saint-Viateur et Saint-Urbain, Tibor bricole avec une noix de coco dans cet abribus qu’il a adopté depuis le début de l’été. Deux policières, café en main, s’arrêtent et lui posent quelques questions formelles. Cachant mal leur enthousiasme devant la métamorphose des lieux, l’une d’entre elles conclut : « Ça ne relève pas de notre compétence ».
« Pour l’instant, la STM (Société de transport de Montréal) me laisse tranquille », m’informe Tibor en murmurant, lucide quant à la clandestinité de son œuvre.
.jpg)
En résidant à proximité, j’ai pu observer au fil du temps l’évolution de ce curieux refuge qui, comme de nombreux habitants du quartier, me procure un plaisir renouvelé. Le Mile End a autrefois été un lieu accueillant pour les modes de vie alternatifs et les excentricités. Son charme cool et accessible a toutefois progressivement cédé la place à un embourgeoisement des plus gourmands. Malgré tout, on peut encore dénicher ici et là des signes de résistance ou, du moins, des vestiges d’un passé plus artistique.
.jpg)
Une jeune femme anglophone délaisse brièvement son copain pour offrir un samosa à Tibor, qui exprime sa gratitude d’un bras chétif étendu. Peu de temps après, un homme s’arrête et demande à prendre une photo. « Ça s’en vient bien! », le complimente-t-il avant de reprendre la route, le sourire satisfait.
Niché à l’ombre de l’église Saint-Michel-Archange, l’abribus hors du commun suscite l’espoir que l’esprit du quartier soit toujours bien vivant. Ne serait-ce que pour un court instant, il emporte les passants dans une douce folie où créativité et liberté triomphent des contraintes de la vie quotidienne.
.jpg)
Arrivé dans le Mile End en provenance de Budapest, Tibor, 67 ans, bourlingue les rues du quartier depuis des décennies, sans pouvoir en établir un compte précis. Il se souvient de l’époque où il jouait aux cartes dans le sous-sol des shops de bagel et prenait le café en compagnie « des vieux Guidos au Olimpico ».
« Les artistes ne veulent plus venir ici. Oublie ça. Aujourd’hui c’est pu habitable à moins que tu sois reconnu ou ici depuis toujours », souligne le titulaire d’une maîtrise en arts visuels et ancien graphiste de profession. Il a vécu à Paris, à Mexico et à Brooklyn, un autre territoire confronté à l’étau de la gentrification.
L’artiste se rappelle de ses derniers appartements sur les rues Waverly et Van Horne, où il payait seulement 400 $ pour un petit chez-soi. Ces prix sont désormais un lointain souvenir, car les environs font face à une réalité financière bien différente. Sans oublier que ces derniers temps, sa pension passe un peu trop vite dans l’achat de bouteilles de vin au dep du coin.
Père de deux filles aujourd’hui adultes, Tibor est affable; il écoute et répond avec aplomb. Son esprit est vif et ses manières, élégantes. Ses pantalons sont couverts de petits poèmes écrits au pinceau et sa jambe gauche est entortillée sur sa chaise de camping que trois coussins ont transformée en fauteuil.
.jpg)
Gilles, un autre pilier de la rue Saint-Viateur, dort la nuit dans l’abribus. Les deux hommes partagent un café ensemble, échangeant ainsi le relais au lever du soleil. Bien que Tibor préfère dormir dans un refuge du centre-ville, où il bénéficie du confort d’un lit, il estime que le morose de l’endroit broie ses locataires : « Il n’y a rien à faire toute la journée autre que regarder les mêmes sitcom. Ici, la rue est ma télévision », commente-t-il en observant deux camionneurs s’envoyer des effluves de politesses dans le smog d’après-midi.
À chaque fête du Canada, les rues étroites du Mile End se transforment en un embouteillage de trois jours. Les nombreux déménageurs amateurs se stationnent là où ils peuvent, slalomant leurs cubes entre les livreurs et les touristes, jonglant autant avec les « chaises de réservation » que les manœuvres chaotiques.
.jpg)
Si la crise du logement frappe de plein fouet les grandes municipalités de la province, le Mile End n’échappe pas non plus à ce phénomène. Le prix des appartements a explosé au cours des dernières années et récemment, des campements de fortune ont émergé sur les flancs de la montagne, le long de la voie ferrée et dans le Champ des Possibles.
Tibor et son abribus s’inscrit en continuité avec cet esprit vagabond de squatter l’espace public. Cependant, contrairement aux bâches bleues et aux carrosses remplies de ferrailles, l’étrange nid de Tibor fascine et aimante les curieux. Même les enfants sont émerveillés par son temple et lui envoie la main.
.jpg)
Une femme dépose discrètement deux huards dans son chapeau de cowboy bleu. Un homme fait même la file pour lui donner un demi-paquet de clope. Quelque chose comme un encouragement.
Mais le nouvel habitat de Tibor ne fait pas que des heureux dans le quartier. Une dame s’approche de moi en retrait pour exprimer son mécontentement : « J’ai 82 ans. Quand il pleut des cordes et que j’attends la 55, où est-ce que tu veux que je m’assoie? C’est épouvantable. Tout le monde lui parle comme si c’était leur ami. Mais je suis là à poireauter dehors quand il fait froid. C’est un abribus, calvace! »
Un argument difficile à réfuter.
.jpg)
Un enfant s’approche et tend à mon hôte un billet de cinq dollars. Pourtant, Tibor ne mendie pas. Pendant la petite heure que j’ai passée à ses côtés, j’ai observé toute la générosité d’un quartier. Il affirme vivre simplement, à l’aide de « quelques bagels, de café et d’un journal ».
.jpg)
Des guirlandes scintillantes servent de rideau d’entrée, tandis qu’à l’intérieur, des livres, des fragments épars et des babioles trouvées dans les ruelles s’entassent. C’est la saison, le quartier déborde de monticules de restants d’appartements. On retrouve dans ce bric-à-brac énigmatique un autel d’offrandes, des pyramides de fruits et des installations comme cette boîte pour bagues contenant deux billes et deux capsules de canettes.
Il répète à qui veut bien l’entendre qu’ « aujourd’hui, c’est journée de ménage », pour finalement ajouter quelques nouveaux morceaux à l’impressionnante mosaïque.
« La nuit, j’allume plein de bougies, c’est très romantique », raconte l’artiste hongrois qui a déjà travaillé pour le festival de Cannes et le Cirque du Soleil.
.jpg)
Bien que la situation de Tibor ne découle pas directement des bouleversements du marché de l’habitation, elle témoigne de l’inaccessibilité grandissante qui amincie l’espérance d’un toit. La transformation de l’abribus en un lieu de vie est symptomatique des défis croissants auxquels de nombreuses personnes sont confrontées lorsqu’elles cherchent un logement abordable.
.jpg)
Tibor aimerait y rester jusqu’à l’automne, mais il est conscient que cela ne peut être qu’une solution temporaire. Fort conscient des défis que cela représente, son objectif est de trouver un logement permanent « si c’est possible, évidemment ».
De son appartement d’une seule pièce offrant une vue sur le quartier animé, il réalise qu’il n’est pas à l’abri des intempéries de la crise du logement.