.jpg)
« Eka metshetet pemeteteu », là où le crabe abonde – Partie II
« Eka metshetet pemeteteu », là où le crabe abonde est un récit publié en cinq parties. Pour tout lire, rendez-vous ici.
Les doutes de Norbert tamisent ma fébrilité matinale. Il vente presque autant que la veille. Nous roulons pour mieux voir la houle en provenance du nord-est. Vers 8 h, le verdict tombe. « On sort. »
L’équipage s’active. On hisse à bord des sacs de corde tressée, des paniers, des appâts et les immenses cages emblématiques. Nous en avons près d’une centaine à placer pour taquiner l’onéreux crustacé.
.jpg)
En quittant le quai, j’observe une meute de corneilles chasser du rivage un pygargue à tête blanche qui vole lentement jusqu’au-dessus du navire. Junior m’apprend que dans la culture innue, lorsqu’on croise cet aigle, c’est que quelqu’un pense à nous. Devant la peur qui se faufile en moi, cette rencontre me rassure. J’ai bien beau habiter sur une île, j’ai au fond de la poche le porte-bonheur que ma mère m’a offert.
J’avale deux Gravol.
.jpg)
Les flancs rouillés du bateau rongent les vagues, avançant sa carcasse jusqu’au bout du hasard. Nous sommes six. Cinq hommes de pont et un capitaine à bord de l’un des trois crabiers de Baie-Trinité. Habituellement le seul équipage entièrement autochtone du Québec.
Norbert est originaire de Uashat, près de Sept-Îles. Du haut de sa tour d’opération, il navigue, supervise chaque manœuvre, analyse, récolte des données. C’est sa saison qu’il orchestre.
.jpg)
Edward dirige le bras hydraulique nécessaire pour soulever les charges. Un jeune père au doigté précis et d’un calme contagieux.
.jpg)
Junior, le cadet du navire, est la boule d’énergie investie aux cordages, le deuxième poste en importance et aussi le plus dangereux.
.jpg)
Caopacho, de Mani-Utenam, s’occupe de tout ce qui est cage et cascade, infatigable travailleur de peu de mots.
.jpg)
Shane, de Kawawachikamach. Un rare Naskapi également à sa première journée de pêche. Armoire à glace de 6’3 avec des bottes de cowboy aux pieds, il compense son inexpérience par la force. Tout ce qui demande des bras, Shane le fait sans problème, lui qui a déjà chassé l’ours polaire.
.jpg)
Ma fonction officielle au sein du convoi est celle de « bouetteur ». Je m’occupe de la « sauce », du « jus », bref, des appâts. Je gère les poches de filet remplies de harengs. Je brise à la hache ces petits poissons que l’on suspend pour attirer le crabe dans nos pièges.
.jpg)
Pour ce lancement de saison, l’ambiance est presque à la fête. Les haut-parleurs blastent du blues innu – Florent Vollant, Gilbert Piétacho, Maten –, ça parle de filles, de sports, ça raconte des légendes de crabes monstrueux. Le pont chante et blague dans sa langue. Je comprends les sacres, par chance, nombreux.
Parallèle au plaisir, la routine est méthodique, calculée. Chaque minute compte sur des quarts aussi longs et éprouvants.
Avant une mise à l’eau, je bouette la cage de trois poches de harengs, après quoi Cao hurle au capitaine le chiffre annexé aux « gosses », la paire de bouées flottant à la surface. Chaque numéro est associé à un joueur de hockey par le marin aux yeux en amande qui semble tous les connaître. Chaque lancer est religieusement récompensé par une petite puff de vape aux fruits.
.jpg)
Sur le pont, il n’y a pas de cell ni de fumette, il faut constamment être en état d’alerte. Les consignes sont données en français, mais quand la tension monte, l’innu revient aussi vite qu’une cage à la surface. Akua! Attention, le Montréalais.
À l’exception de Shane, ils ont tous complété leur formation de capitaine de pêche au Cégep de la Gaspésie et des Îles. Ils m’enseignent la science des nœuds, les expressions du métier. On me coache avec patience, heureux de partager une passion devenue vocation.
Entre deux archipels de bouées expédiées à la mer, nous avons droit à une pause pour nous réchauffer. Le plat du jour est sandwich baloney-moutarde avec chips au ketchup et biscuits pépites arc-en-ciel comme dessert.
Shane swipe frénétiquement sur Tinder. « On est au meilleur spot, j’ai accès aux deux rives en même temps! », dit-il, ravi, Fruit-O-Long au doigt en guise d’entrée.
.jpg)
Nous arrivons bientôt sur un corridor « de levée ». Comme des pompiers à la caserne, nous sautons dans nos Dunlop de travail et tout l’équipage est sur le pont en un clin d’œil.
Pour récupérer une cage, Junior lance d’abord un grappin qui ne rate jamais. Il ramène ensuite à la main les gosses, qu’il hisse de toutes ses forces. Lorsque le courant est puissant, toute la troupe met l’épaule à la roue pour insérer la corde dans le système de poulies hydraulique.
.jpg)
Une fois le cachot levé, j’escalade la structure et retire de ses entrailles les anciennes poches de poissons pour les remplacer par des fraîches. Je jette ensuite par-dessus bord les restants grignotés qui génèrent des querelles dignes de famine dans la colonie d’oiseaux marins qui nous suit telle une remorque ailée. « Mangez, les rats », crie Junior alors que je contemple le plongeon kamikaze des fous de Bassan.
Dès que l’on ouvre le filet sous la cage, la récolte s’effondre sur le plancher. On s’agenouille, à l’ancienne, avec un guide pour mesurer les petites captures. Les crabes dont la carapace est d’une dimension inférieure à 95 mm sont lancés avec la promesse de se retrouver plus vieux. J’ai deux, trois secondes de jeu avant un pincement assuré. Évidemment, mes doigts de débutant ne sont pas épargnés, mais je goûte, extatique, aux premiers élans de la pêche en mer.
.jpg)
Chacun a son poste bien défini, sa spécialité. Un travail d’équipe rythmé par la confiance. Les mouvements sont précis, gracieux, synchronisés. Dès que l’on termine une tâche, on s’active à la suivante, sans hésitation. Chaque manœuvre dévoile l’expérience du matelot. Pour un équipage aussi jeune, il n’y a rien de gênant au spectacle offert, au contraire. J’essaie d’aider au mieux de mes capacités. Surtout de ne pas être dans les jambes de Cao.
On capture une femelle, minuscule fleur à dix pétales essentielle dans notre traque aux gros mâles, les seuls que l’on peut garder. Des cris avertissent le capitaine. On jette ici.
Nos cages rapatrient quelques intrus : étoiles de mer, morues, gluants poissons-loups et une raie tachetée dont on se débarrasse en la pinçant à l’aide d’un crabe pour ne pas se frotter à son dard pointu.
.jpg)
Les formes grouillantes commencent à remplir les « pans », ces paniers de 50 livres dont l’accumulation quotidienne est le baromètre de notre succès. Un travail incessant sur de longues heures qui s’envolent vite.
Une fois l’itinéraire terminé, on range les armes, lave le pont, nettoie la cuisine avec les extrémités gelées, sauf pour Shane, qui n’a jamais froid, mais le mal de mer dès qu’il ne voit plus l’horizon. « Mon peuple est celui des lacs et des orignaux », blague-t-il, le teint blême.
Dans cette région où l’on va jusqu’à piller le gaz des souffleuses, on verrouille la cale contenant notre modeste, mais précieux butin.
.jpg)
Arrivé à bon port, le capitaine sort toujours en premier, suivi de Junior, Edward, Cao, Shane et moi. Rituel hiérarchique d’hommes de mer auquel il ne faut pas déroger. « Ostie que j’aime ça, être sur l’eau », murmure le patron avant d’emprunter l’échelle.
Je ne sais pas combien de temps nous sommes restés au large, quinze heures peut-être. Prendre une douche devient alors un défi d’équilibre. Je m’endors épuisé, comblé, car si loin de tout.
Et ce n’est que le commencement.