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« Eka metshetet pemeteteu », là où le crabe abonde – Partie I

Récit d’une semaine de pêche en pays innu.

Par
Jean Bourbeau
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« L’abondance! L’abondance », hurle Junior, triomphant. Des cris de joie résonnent sur le pont. « Pas de triage! Juste du gros, p’pa! », ajoute son frère, euphorique. Mille livres de crabe en quelques cages généreuses. L’appétit des goélands rugit dans le silence de minuit.

Perdues au milieu du Saint-Laurent, nos prières ont été entendues par les dieux de la pêche.

C’est ainsi que débute tout voyage. Avec une promesse d’aventure. Mettre fin à la vie prudente pour tanguer vers l’étendue de l’inconnu. J’ai toujours été attiré par l’univers de la pêche, en particulier celle au crabe des neiges, pratique obscure loin des foules et débordante de dangers. Mais qu’en sais-je vraiment? Depuis la lecture de Moby Dick m’habite la naïve tentation de rejoindre ces marins confinés sur les rives de la liberté revenant les poches pleines pour l’année.

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Après tout, qui ne connaît pas un jour le désir de partir et de demander à l’océan de tout effacer?

Engourdi dans un quartier montréalais qui pousse toujours plus haut et plus propre, je reçois un appel de Sept-Îles. « On irait en mer cette nuit, peux-tu être là, mon homme? », s’enquiert le capitaine Norbert Fontaine au bout du fil. « Sans problème », ne sachant rien répondre de plus.

Je quitte Griffintown dans l’urgence, faisant fi de la tempête qui s’abat sur la province. Dix heures d’essuie-glace à pleine cadence dans un affreux cocktail de grésil et de neige. Je ne me suis pas enrôlé comme frêle journaliste observateur, mais en tant que matelot. Il faut commencer par braver les intempéries.

Sur la 138, les kilomètres s’accumulent au fil des vans renversées et des épinettes déracinées. Des scènes de soumission qui n’augurent rien de bon devant le fleuve s’ouvrant à tous les déchaînements.

Vivement l’arrivée à Baie-Trinité. Encore faut-il savoir pêcher.

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Norbert m’accueille comme l’un des leurs. « Un café, une pointe? », m’offre-t-il en entrant dans cet ancien motel de bord de mer improvisé en camp de pêche ouvert aux quatre vents. En plus de faire la connaissance de mon capitaine, je rencontre ses quatre matelots : ses deux garçons, Edward et Norbert Junior, accompagnés de Caopacho et Shane. Tous début vingtaine, autochtones et curieux de comprendre les motivations de ma présence.

Sans voisin autre qu’une plage et un domicile abandonné, je dépose mon baluchon dans ce nid où l’on se sent tout de suite à la maison. Juste ce qu’il faut de confort, même si le beurre sur la table est toujours dur.

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La tourmente crache toujours sa rage malgré la nuit tombée. À travers ses jumelles, Norbert fixe d’inquiétude son navire balloter violemment. Il faut intervenir.

Aussitôt sur le quai, Junior, mains nues et vêtu d’un pyjama, escalade la barque, le sourire arrogant face au blizzard si puissant qu’il fait osciller le bateau comme un bouchon de liège. Trois lianes plus grosses que des bouleaux sont ajoutées pour calmer les vagues qui frappent le crabier nommé S.J. Horizon.

« C’est la fameuse tempête de Pâques. On peut jamais s’en sauver », maugrée le capitaine, déçu de ne pas lever les amarres. Le vent polaire a brisé une section du navire. Un baptême au spectacle menaçant auquel il faudra s’habituer.

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Je rentre avec Junior et Caopacho. Assis à l’arrière du pick-up, j’écoute pour la première fois cette langue d’ici qui m’est si étrangère, l’innu-aimun, la douce musique du Nord.

Kussenan. Pêcher.

J’ouvre les yeux au son d’une noire corneille trônant sur la glace qui fond paresseusement, peu pressée de se retirer pour l’été. Un banc de moyac s’active derrière au plongeon pour déjeuner.

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Je fume une cigarette, bercé par la mer. « Tu dois pas être habitué de te lever avec ce son? », me demande Norbert, café en main. « Quand j’entends ce bruit, je me dis que c’est mauvais signe », affirme-t-il en scrutant les vagues. Junior est allé deux fois dans la nuit s’assurer que le cordage résistait.

L’ennemi du pêcheur, ici, c’est le nutin, le vent. Nous sommes à la merci de ses humeurs. Mieux vaut bien choisir ses sorties et être patient dans ce coin de pays où l’on vit selon l’agenda des marées.

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En raison d’un proche emporté par la COVID, mon équipage a pris du retard sur la saison qui s’amorçait début avril. Mais en cette année de petit quota, rien ne sert de jouer aux flibustiers. « La mer est encore trop mauvaise », déclare Norbert, lui qui a œuvré sur des navires défoncés à l’adrénaline à courir les tempêtes pour remplir les quotas d’antan. « Quand je sors, c’est pour avoir du fun. Je veux pas répéter les erreurs du passé », dit-il, justifiant sa réticence.

Norbert fut l’un des premiers Innus à pêcher le crabe des neiges, dès l’adolescence. Vingt-sept ans déjà qu’il bourlingue le fleuve à dénicher le homard, la morue, la crevette, le flétan, le saumon. De Havre-Saint-Pierre à Pointe-des-Monts en faisant un crochet par Anticosti, mon capitaine est l’un des 39 détenteurs de permis au crabe dans la zone 16, celle de la Côte-Nord. Le fleuve est divisé en six grandes zones aux particularités pleines de fierté.

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Tout est partagé au motel, des pogos aux plombs matinaux. Pendant que Junior parcourt Snapchat avec nonchalance, son père épluche impuissant ses app de météo. Je profite de l’attente pour découvrir les alentours.

Baie-Trinité, 426 habitant.e.s caché.e.s je ne sais où. Sans l’ombre d’un touriste, mon port d’attache pour la prochaine semaine semble éteint. Un hôtel à l’étoile incertaine, une église et une station-service terminus qui propose du fort et des bourgots marinés.

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Un arrêt facultatif sur une Côte-Nord à la peinture écaillée, encore figée dans l’ivoire de l’hiver. Un village peuplé de petites maisons pastel aux toits bas faciles à chauffer. Plusieurs, éparpillées, ont la charpente défoncée, d’autres affichent à vendre. Un plan d’évasion pour décalisser loin de ce magnifique bout du monde rongé par l’ennui.

Longeant la rive du Nitassinan, les grandes croix blanches pleines de mélancolie forment un chapelet de littoral. On y croise surtout des hommes, hoodie camo et caps d’acier, qui te saluent sans te connaître, cigarette au bec, jetant au vent leurs billets de loto perdants.

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La mélodie des flots me séduit chaque heure un peu plus, me rendant impatient de rencontrer ses charmes. Maintenant deux nuits à contempler cette étendue de mystère. Je ne sais rien de demain, mais en fermant l’œil, je me permets de rêver au large.