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La maison gâteau-aux-carottes

Par
Émilie des Rosemomz
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La première fois qu’Alex m’a emmenée chez ses parents, à Drummondville, sa mère m’a regardée avec un mélange de curiosité et de suspicion. Elle n’a pas dû aimer mes jeans à franges (à la mode 1995), qui laissaient croire que j’étais un peu négligée… Mais je crois qu’elle était surtout piquée par l’exigence qu’avait Alexandre de me faire dormir dans son lit ce soir-là (“c’est ça, leur avait-il dit, ou je ne vous la présente pas!”).

Nous avions 20 ans et mon chum avait décidé de s’imposer comme un adulte devant ses parents plutôt “old school”.

Si Micheline a mis quelques mois avant de m’apprivoiser et de m’adopter comme belle-fille (elle m’appelait bientôt sa “petite bru”), Gaston, lui, m’a acceptée instantanément. Ce sont des choses que l’on sent. Il y avait de la fierté dans son regard, de voir son fils universitaire avec une “blonde sérieuse”. Comme si, du coup, une partie de sa mission de père était achevée et réussie. C’est ça que j’ai senti quand il a levé son verre à nos amours, ce premier soir. Et c’est nono, mais ça me rendait heureuse de le voir heureux, ce monsieur que je ne connaissais pas encore.

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Ces gens-là ont occupé une place centrale dans ma vie pendant quinze ans. Je ne peux même pas vous dire combien je les ai aimés. J’écris ce billet en pleurant parce que, un an et demi après ma séparation, je ne suis pas encore tout à fait remise de cette perte-là.

J’ai grandi dans une maison quelque peu désorganisée. Mes parents étaient aimants, mais souvent absents.

Chez nous, on faisait pas mal ce qu’on voulait. Mes amis trouvaient ça très “cool”… Mon ex, lui, a grandi dans une famille encadrante. Trop à son goût. Une maison en ordre, une maman attentionnée qui cuisine des merveilles, un papa qui ne parle pas beaucoup, mais qui peut lui conseiller de bons placements. Ces gens-là avaient leurs défauts, bien sûr. Mais pour moi, leur maison basse au toit gris-vert était réconfortante, comme un gâteau aux carottes préparé par Micheline. Je m’y sentais en sécurité.

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Quand on est allés vivre pendant un an en Inde, Micheline et Gaston sont venus nous visiter. Chaque matin, Micheline, les yeux brillants, partait à l’aventure dans Mumbai! Gaston, lui, était prudent et hésitant, mais il finissait par la suivre et il nous a avoué après coup avoir fait le plus beau voyage de sa vie! Quand on a eu notre première fille, je n’ai même pas eu une seule fois à faire de la purée. Micheline a dit : “Je m’en occupe.” Elle préparait de vrais délices colorés – betteraves, carottes, petits pois – emballés en petites portions. Il est inutile d’essayer de compter le nombre de fois où ils nous ont dépannés pour garder les enfants…

À mes 30 ans, je m’en souviendrai toujours, ce sont eux (et pas leur fils!) qui m’ont organisé un party surprise.

Ils avaient invité ma mère, mes sœurs, mes meilleur(e)s ami(e)s, tout mon monde, dans leur maison chaleureuse. J’ai été tellement émue de voir le mal qu’ils s’étaient donné! Quelques années auparavant, mon père était mort d’un cancer (qui l’avait miné longtemps). Aux funérailles, j’avais vu dans le regard désolé et déterminé de Gaston que jamais, tant qu’il serait vivant, il ne me laisserait tomber (ça se voit, ça aussi), moi qui n’avais plus de papa. J’étais devenue presque autant leur fille que leur fils était leur fils. C’est comme ça que je me sentais, du moins.

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C’est pour ça que quand Alex les a appelés – un beau dimanche de la fête des Pères (je sais, on aurait pu attendre 24 heures) – pour leur annoncer qu’on allait se séparer, j’ai eu l’impression qu’on avait envoyé une bombe sur leur maison. Je me sentais coupable de LEUR faire de la peine… Pour vrai, je pense qu’ils ont eu plus de mal qu’Alex et moi à accepter cette brisure. Elle ne cadrait pas avec l’idée – traditionnelle – qu’ils se font de la famille. Et ils s’inquiètent pour nos filles qui, pourtant, sont probablement plus heureuses dans deux appartements harmonieux que dans un seul où l’atmosphère est toxique. Même si… Même si s’ennuyer tout le temps d’un parent n’est peut-être pas le destin idéal d’un enfant. En tout cas.

C’est clair, nous n’avons pas réussi, Alex et moi, à se créer une maison-gâteau-aux-carottes, où il fait bon vivre et être ensemble. Mais j’ai une consolation : mes enfants connaissent la maison de Micheline et de Gaston.

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Et puis, le temps passe. J’ai écrit ce texte il y a un an. Depuis, j’ai revu Micheline et Gaston à quelques reprises. Cet été, ils ont gardé nos filles et m’ont invitée à profiter de leur piscine. Dans le regard que mes anciens beaux-parents posent sur moi, je ne sens pas moins d’amour qu’avant. Un peu d’usure, un peu de tristesse. L’amour en dessous, qui déborde. “Tu es toujours la bienvenue chez nous”, me dit Gaston à l’heure du départ, avant de se pencher pour embrasser ses “petites fleurs”. Puis, Micheline me serre très fort et me refile un pot de sauce à spag (la meilleure du monde).

En route vers Montréal, je me dis que j’aimerais mettre dans un flacon l’odeur de cette maison si chaleureuse.

Et qu’il faut vraiment que je demande à Micheline sa recette de gâteau aux carottes.

***

Pour lire un autre texte d’Émilie des RoseMomz : “S’aimer chacun chez soi”

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