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La culture du bannissement en trois temps

Discussion avec Judith Lussier, Geneviève Pettersen et Simon Jodoin.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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Signe que le phénomène prend de l’ampleur, la culture du bannissement – la fameuse cancel culture – fait couler des hectolitres d’encre ces derniers temps. On la documente, l’ausculte, l’analyse. Celle-ci serait causée par la mouvance woke, nouvel ennemi à abattre, à qui l’on reproche de vouloir réécrire l’histoire en gommant certains passages et en incarnant une forme d’inquisition bien-pensante responsable de faire trembler les institutions patriarcales. Le « fléau » serait tel que des ministres de l’éducation des deux côtés de l’Atlantique viennent de faire une sortie pour nous mettre en garde contre ces « assassins de la mémoire », avides d’autodafés d’albums de Tintin au Congo.

Dans ce contexte polarisant (un terme galvaudé, mille excuses), plusieurs personnalités se sont récemment penchées sur l’épineux phénomène, de Judith Lussier à Mathieu Bock-Côté, en passant par Geneviève Pettersen, Guy Nantel et Simon Jodoin.

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Dans l’espoir de favoriser un dialogue, seule sortie possible de ce cul-de-sac idéologique, j’ai donné la parole à trois d’entre elles.

Comme l’intention n’est pas d’envenimer un climat déjà explosif, je me garde ici de nommer les protagonistes des événements rapportés par les intervenant.e.s. Vous les connaissez sans doute de toute façon.

« C’est un modèle d’affaires qui fonctionne. C’est monétisable, la cancel culture », lance justement l’animatrice-autrice et accessoirement amie Geneviève Pettersen en lien avec l’algorithme friand de chicanes sur les réseaux sociaux, sans oublier les médias qui en font à l’occasion leurs choux gras.

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Celle qui vient de sortir le livre de recettes Je suis pas cheffe, pis toi non plus me reçoit chez elle devant deux oeufs bacon. Je suis venu lui parler de son documentaire Le tribunal populaire, disponible depuis une semaine sur la plateforme Vrai.

Geneviève en a eu l’idée après avoir elle-même goûté à la cancel culture l’an dernier, après des propos tenus en ondes raillant une influenceuse connue. Le hic est que cette dernière faisait parallèlement une sortie pour dénoncer la violence conjugale dont elle se disait victime, ce qui s’est vite retourné contre l’animatrice. Un euphémisme.

«La culture médiatique nous fait réagir à chaud, on a une pression d’être choquant, de faire un spectacle, mais je ne boirai plus de cette eau»

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« Pendant deux semaines, j’étais devenue l’ennemi public numéro un », raconte Geneviève, qui croyait alors se faire annuler de l’espace public. « Un des meilleurs conseils qu’un patron m’a donné, c’est de revenir en ondes le lendemain, mais j’étais terrorisée et ça m’a pris un bon trois mois avant de retomber sur mes pattes », explique l’autrice, qui a en a profité pour faire une profonde introspection.

« J’ai beaucoup réfléchi sur qui je voulais être dans l’espace public. La culture médiatique nous fait réagir à chaud, on a une pression d’être choquant, de faire un spectacle, mais je ne boirai plus de cette eau », confie Geneviève, ajoutant ne pas être à l’abri des erreurs.

Des erreurs, c’est précisément ce qu’elle voulait documenter dans Le tribunal populaire.

Si elle part de son expérience personnelle, elle donne aussi la parole à une blogueuse accusée d’intimidation et de violence psychologique, une jeune femme qui raconte avoir souffert de ce climat de travail toxique, des chroniqueuses influentes, un avocat, des universitaires et des patrons de presse.

Sociologue de formation, Geneviève ne se contente pas de rapporter des cas, mais cherche aussi des solutions. « Ce qui ressort de ces histoires, c’est que les gens s’éduquent, se réhabilitent, et j’ai voulu explorer cette démarche », explique l’autrice de La déesse des mouches à feu, qui n’avait au départ pas prévu donner la parole à une victime présumée de la blogueuse. « Mais quand j’ai vu Safia Nolin dénoncer le fait de ne pas donner de voix aux victimes après le passage de Maripier Morin à TLMEP, j’ai compris la pertinence de voir comment la cancel culture se vivait des deux bords. »

«Quand j’ai vu Safia Nolin dénoncer le fait de ne pas donner de voix aux victimes après le passage de Maripier Morin à TLMEP, j’ai compris la pertinence de voir comment la cancel culture se vivait des deux bords.»

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Signe de la charge explosive de son sujet, Geneviève a eu du mal à trouver des intervenant.e.s pour son film, notamment des personnes racisées, qui craignent la violence du backlash qui accompagne généralement leur prise de parole dans la sphère publique.

Elle dit avoir parlé avec plusieurs personnes off the record. Un constat se dégage de ces rencontres : personne ne sort gagnant d’un bannissement public.

Geneviève admet elle-même avoir alimenté cette culture, ce qui la rendait d’ailleurs plus propice d’en faire les frais, puisqu’un seul faux pas est vite perçu comme une trahison. « Quand tu te tiens trop proche de la guillotine, la tête finit par tomber », illustre celle qui entrevoit désormais l’avenir avec humilité. « Sans parler de censure, des fois le clavier me démange, mais je me dis que si j’ai encore envie d’en parler dans quelques jours, je vais le faire », explique-t-elle, pointant des sujets casse-gueule comme le nationalisme, la religion, le féminisme et le racisme.

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Un segment intéressant de son documentaire porte sur les patron.ne.s de presse, qui doivent déterminer ce qui est de la nouvelle et ce qui ne l’est pas dans la cacophonie 2.0, tout en essayant de profiter aussi de la viralité de la cancel culture. « Je pense que c’est le rôle des médias de calmer le jeu, de prendre des décisions apaisantes au lieu de jeter de l’huile sur le feu », estime Geneviève.

Si elle n’a pas la prétention de changer grand-chose avec son documentaire, l’animatrice veut au moins envoyer le message suivant : « Faudrait tous prendre un grand respire. »

Le monde d’après, selon Simon Jodoin

« Je n’ai pas voulu tomber dans le règlement de comptes, j’ai d’ailleurs passé la sableuse plusieurs fois dans le texte », assure le chroniqueur Simon Jodoin au sujet de son livre Qui vivra par le like périra par le like (éd. Saint-Jean) publié à la mi-septembre, dans lequel il dénonce ce qu’il qualifie de tribunal des médias sociaux, devant lequel il plaide avoir été injustement accusé à l’été 2020.

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Contexte. Simon se balade pour le travail dans Charlevoix lorsqu’une vague de dénonciations pour des agressions sexuelles frappe plusieurs personnalités influentes, dont des « vedettes du web ». Parmi elles se trouvent plusieurs collaborateurs de la défunte plateforme Trouble Voir (dont un qui a été condamné), que Simon gérait lorsqu’il était rédacteur en chef de l’hebdomadaire culturel.

Coupable par association, tranchent alors plusieurs voix virtuelles, l’accusant d’avoir soutenu ses protégés et d’avoir manqué d’empathie envers leurs victimes. « À quel point tu peux être un CURATEUR d’estis de creeps, les rassembler sous un même toit pis les salarier? Faut le faire quand même », écrit une militante.

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Simon Jodoin laisse passer quelques jours, puis écrit : « En tout cas, bienvenue dans le monde d’après » sur sa page Facebook à son retour à la maison. Une phrase qui passe résolument de travers et met aussitôt le feu aux poudres, lui valant un tsunami d’insultes sur les réseaux sociaux.

«Je refusais de me soumettre à leur tribunal»

Devant cette charge, Simon Jodoin opte pour « se fermer la gueule pendant longtemps », jusqu’à la publication de son livre. « Il m’apparaissait irrecevable qu’on puisse me condamner des gestes les plus odieux de la société. Je ne pouvais pas accepter qu’il n’y ait pas une prise de parole hors des réseaux sociaux », justifie le chroniqueur, dénonçant cette « mécanique » permettant à n’importe qui d’affirmer n’importe quoi. « Je refusais de me soumettre à leur tribunal », dit Simon.

C’est là le point de départ de son livre, dans lequel il décortique (et taille en pièces) les accusations dirigées contre lui.

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Il revient sur cette impasse dans laquelle il raconte s’être senti piégé. « Dans un tribunal où une sanction est réclamée avant même qu’on sache si un crime a été commis, accepter de ne pas parler, c’est tout bonnement avouer la faute imaginée », écrit-il, convaincu que réagir aurait aussi été interprété comme un aveu de culpabilité.

Simon consacre un chapitre complet à se porter à la défense d’un ami qui s’est retrouvé sur une liste de dénonciations pour des inconduites sexuelles, sans jamais n’avoir su – à ce jour encore – pour quels motifs. L’auteur dénonce ce tribunal qui accuse sans fondement et cette liste « qui ne pardonne pas, ne croit pas à la réhabilitation et ignore la rédemption ».

Parce que même s’il ne sait pas ce qu’on lui reproche, l’ami en question aurait entrepris une démarche profonde et sincère, après avoir reconnu des comportements déplacés, souvent exacerbés par l’effet de l’alcool. « Aujourd’hui, six ans plus tard, c’est toujours mon ami. Il n’a plus jamais bu une goutte d’alcool et a continué l’aventure de sa vie en faisant de son mieux, grâce à de l’aide professionnelle et une constante remise en question, pour se libérer de ses démons et apprendre à comprendre la part d’ombre qui l’habite », écrit Simon.

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On sent une pointe d’amertume dans la voix du chroniqueur. On la sent aussi à la lecture du court récit de 140 pages, aux airs de très long statut Facebook.

Il n’hésite d’ailleurs pas à exposer les captures d’écran de celles qui s’en sont prises à lui, mais se défend de leur servir la même médecine. « C’est elles qui ont d’abord écrit publiquement ces faussetés. Tu peux être journaliste-militant et chercher la vérité, mais ce sont des agitateurs. Et quand je vois ça, ça me rappelle les pires moments de l’humanité », fustige Simon Jodoin, qui se fait intentionnellement plus discret sur les réseaux sociaux depuis.

«Quand j’ai commencé à l’écrire, je ne savais pas où le publier, mais oui, c’était quelque chose de thérapeutique. Le silence, c’est lourd»

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Il n’a pas tenté d’entrer en contact avec celles qu’il accuse de l’avoir attaqué, de peur de jeter de l’huile sur le feu. Il avoue toutefois ressentir une forme de solidarité pour l’une d’entre elles, qui s’est retrouvée à son tour sur le banc des cancellé.e.s.

La rédaction de son livre s’est avérée un exercice salvateur. « Quand j’ai commencé à l’écrire, je ne savais pas où le publier, mais oui, c’était quelque chose de thérapeutique. Le silence, c’est lourd », admet Simon, qui espère faire réfléchir sur les dangers de ces plateformes se transformant en agoras privées lapidaires. « Pour des gens, il existe un système qui repose sur les prérogatives du patriarcat et il faut bouleverser ce système », résume Simon Jodoin, invitant tout le monde à « prendre son gaz égal ».

Il regrette enfin d’avoir à justifier son féminisme, après avoir – à ses yeux – largement contribué à leur donner des tribunes tout au long de sa carrière. « J’ai habillé Safia Nolin en habit de gala faisant un fuck you aux morons qui se moquent de son apparence tout comme j’ai mis en scène un magnifique portrait de Mariana Mazza pour envoyer promener tous les mal embouchés qui n’en reviennent pas de voir une fille faire ce qu’elle veut quand elle veut avec son corps », souligne Jodoin en conclusion de son livre.

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On peut plus rien dire… encore

« À force de crier à la censure et à la dictature du politiquement correct, on alimente chez la majorité dominante cette impression opprimée, alors qu’elle domine encore largement l’espace discursif », souligne d’emblée la journaliste, chroniqueuse et autrice Judith Lussier dans son nouvel essai Annulé(e) (éd. Cardinal, illustrations Mathilde Corbeil), en librairie dès le 2 novembre.

Une citation qui met la table de l’ouvrage, publié deux ans après On peut plus rien dire : le militantisme à l’ère des réseaux sociaux (éd. Cardinal) traitant d’un sujet connexe et visiblement toujours d’actualité.

Suffit de parcourir les notes à la fin du manuscrit pour réaliser à quel point le sujet est inépuisable et que l’histoire continue de s’écrire.

Avec un esprit de synthèse rigoureux et un ton nuancé, l’autrice décortique un à un tous les cas de cancel culture qui ont fait les manchettes ici et ailleurs, et ce, jusqu’à il y a quelques mois à peine.

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La professeure de l’Université d’Ottawa suspendue pour avoir prononcé le « N word », l’affaire Maripier Morin, l’acharnement contre Safia Nolin, la séparation de l’artiste annulé.e avec son œuvre, le déboulonnement de la statue de John A. Macdonald, l’acquittement de Gilbert Rozon, La petite vie censurée et le hockeyeur Logan Mailloux : tout y passe.

Le discours est posé, clair, instructif, bref on se couche moins niaiseux (et moins polarisé) après notre lecture. Judith Lussier réserve par contre plusieurs flèches contre des chroniqueurs influents de grands médias traditionnels, qui écrasent selon elle plusieurs voix marginales à grand coup de « On peut pu rien dire ».

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C’est d’ailleurs pour aller plus loin que dans son premier essai qu’elle a repris la plume. « Quand j’ai écrit On peut plus rien dire, l’expression « cancel culture » n’était même pas dans mon lexique. On parlait plutôt de « call out ». Cette fois, j’avais plus envie d’analyser les médias et voir comment le politique le récupère », raconte la journaliste, qui admet elle-même moins prendre le plancher qu’avant dans l’espace public. « J’écris des livres à la place », note-t-elle en souriant, flanquée de sa chienne Sam.

Judith Lussier s’intéresse davantage aux jeux de pouvoir et consacre 100 % de son ouvrage à la culture du bannissement.

Le premier chapitre est d’ailleurs important, puisqu’il s’intéresse à l’étymologie de la cancel culture, remontant même à la source de l’expression. Elle cite une journaliste de Vox qui attribue sa paternité à l’acteur Wesley Snipe dans une scène du film New Jack City (1991), au moment où ce dernier est agacé par sa compagne. « Dans une scène qui pourrait difficilement mieux banaliser la violence envers les femmes, il la pousse sur une table, lui verse du champagne dessus, puis déclare : cancel that bitch, I’ll buy another one, avant de laisser ses gardes du corps se débarrasser d’elle », rapporte Judith.

«Les étudiants vont peut-être prendre des moyens d’action plus flamboyants, mais en réalité, plein de menaces plus silencieuses viennent des directions d’établissements et leurs donateurs.»

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Elle se penche aussi longuement sur cette perception enflée par des chroniqueurs selon laquelle les fameux wokes – dépeints comme des snow flakes d’une désarmante fragilité – tentent d’ébranler les fondements du milieu universitaire avec mille requêtes un peu débiles. « Les étudiants vont peut-être prendre des moyens d’action plus flamboyants, mais en réalité, plein de menaces plus silencieuses viennent des directions d’établissements et leurs donateurs. On est tellement dans nos émotions qu’on n’écoute pas ce que les autres essayent de nous dire », croit Judith Lussier.

À l’aide d’études de cas précis dans le second chapitre, l’autrice tente de donner des outils permettant de réfléchir aux dynamiques de pouvoir qui s’installent selon elle insidieusement. « Un livre, de manière générale, s’intéresse à quelques milliers de personnes maximum, mais ce sont des gens qui peuvent être des vecteurs de changement dans leur communauté », souhaite Judith, qui cite notamment le faux scandale monté de toutes pièces entourant la commercialisation des jouets Monsieur Patate non genrés. « Un titre d’AFP avait déformé la réalité, mais je comprends les médias de faire ça, c’est super payant, la cancel culture », admet-elle.

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Sans dire que des dérapages ont lieu des deux côtés, Judith Lussier affirme que personne ne mérite d’être annulé.e. « C’est un constat d’échec. Je rêve d’un monde où Maripier Morin et Safia Nolin peuvent se parler. Si on parle d’une culture, ça se corrige, je l’aimerais plus réparatrice, plus empathique, même avec ceux qui sont violents »,

«Tout le monde a droit à une deuxième chance, mais pas obligatoirement dans la lumière»

Oui, la réhabilitation est possible, mais pas à n’importe quel prix, nuance Judith Lussier. « Tout le monde a droit à une deuxième chance, mais pas obligatoirement dans la lumière », fait-elle valoir, en citant le dramaturge Wajdi Mouawad, qui s’entête à donner une job au chanteur Bertrand Cantat. « On parle d’un gars qui tue sa femme, pourquoi le remettre à l’avant-plan sinon pour provoquer? », se demande Judith, qui estime que tout est aussi dans la manière. « Un gars comme Julien Lacroix, j’aimerais le voir revenir dans l’espace public après un cheminement constructif, pour lui et ses victimes », croit-elle, ajoutant ne tirer aucune satisfaction de voir quelqu’un tomber.

Avec son livre, Judith souhaitait aussi faire le ménage dans sa tête. La cancel culture est complexe, relève du cas par cas et l’autrice estime apporter des réflexions plus abouties, nuancées. L’ouvrage lui permet aussi de cerner un malaise, celui de voir les wokes servir de boucs émissaires, coupables de tous les maux, au point d’élever la jeunesse comme un problème. « C’est facile tomber dans ce piège quand nos parents se sentent largués. »

Et c’est là que les médias ont tendance à enfler ces histoires, renforçant cette idée que la cancel culture est un phénomène grave, souligne-t-elle, renvoyant l’image d’un serpent qui se mord la queue. Même chose pour les réseaux sociaux. « Les algorithmes sont conçus de manière à ce qu’on s’oppose, qu’on se polarise », résume Judith Lussier, qui croit que la solution passera toujours par le dialogue.

Et s’il y a quelque chose de positif à retenir de la sortie de plusieurs livres et documentaires sur la cancel culture, c’est que le phénomène s’élève au-dessus des discussions virtuelles, trop souvent stériles. Une réflexion qui mérite tout, sauf d’être cancellée.