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« La banalité d’un tir » : se réconcilier avec la disparition d’un père et une double identité

L'autrice Mali Navia nous a longuement jasé de son premier roman.

Par
Laïma A. Gérald
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« Ana López, née d’une mère canadienne et d’un père colombien, grandit au Québec entre deux cultures, prise entre le Nord et le Sud. Elle tente de conjuguer ses identités trouées, acceptant mal ce qui la rend différente dans le regard des autres.

Son père, Alejandro, n’a jamais réussi à apprivoiser le Québec. Il y demeure pour ses deux filles, à qui il transmet malgré lui le fardeau de son exil. Puis, un jour, il retourne s’installer en Colombie. Et disparaît. »

Ce sont les premiers mots que l’on peut lire en quatrième de couverture du magnifique premier roman de Mali Navia, La banalité d’un tir.

Mali, c’est une recherchiste et une journaliste, qui prête parfois sa plume à URBANIA. C’est aussi une amie, avec qui j’ai souvent eu de riches échanges sur le métissage, sur nos identités culturelles trouées et sur… la vie!

Dans la foulée de la parution de son livre, Mali est passée à nos bureaux et on s’est accordé une heure pour en discuter en profondeur.

Crédit: Julie Artacho
Crédit: Julie Artacho
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Pour écrire ton roman, tu t’es inspirée de ton histoire personnelle. Tu reviens sur la tragique disparition de son père, survenue il y a douze ans en Colombie. Pour faire le récit de l’événement, tu as créé un personnage fictif, Ana López. Pourquoi as-tu choisi de te tourner vers l’autofiction plutôt que le récit autobiographique?

La réponse courte, c’est que l’autofiction m’offrait plus de distance et une plus grande liberté. Je voyais dans la fiction un plus grand terrain de jeu dans ce cas-ci. Je voulais raconter une histoire et pas juste « mon » histoire. […] J’ai inventé des personnages, j’ai changé les noms et romancé les expériences. Par contre, tous les lieux sont bien réels.

«Je ressens une très grande pudeur quand vient le temps de parler de la disparition de mon père»

Derrière mon choix, il y a aussi le fait que je suis quelqu’un de très prude. Je ressens une très grande pudeur quand vient le temps de parler de mon histoire [de la disparition de mon père]. Pour te donner une idée, quand j’ai fait l’annonce de la parution de mon roman, c’était la première fois [en douze ans] que j’écrivais sur les réseaux sociaux que mon père était porté disparu. Mes amis proches le savent, mais certains de mes collègues que je côtois quotidiennement étaient comme : « Hein, quoi!? » Ce n’est pas quelque chose que j’ai mis de l’avant ou que j’ai raconté largement. J’ai souvent dit que mon père était mort, point.

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Est-ce que ç’a été difficile pour toi d’écrire là-dessus pendant cinq ans, alors?

En fait, dans les premières versions de mon projet, je n’abordais même pas la disparition comme telle. Je voulais initialement faire un recueil de textes sur l’exil d’un père et le fardeau sur ses enfants. À la base, je ne me sentais pas d’attaque pour parler de la disparition, il me manquait les mots. Je n’étais pas capable d’en parler. Ce n’est pas un deuil qui est fait pour l’endroit dans lequel j’ai vécu ce deuil. Je m’explique : au Québec, si j’annonce que mon père a « disparu », on me dit : « Peut-être qu’il va revenir, garde espoir! » En Colombie, si je dis que mon père est un desaparecido [des personnes victimes de disparition forcée], les gens comprennent ce que ça signifie réellement et ça finit là.

Oui, dans ton roman, tu mentionnes très clairement qu’en Amérique du Sud, une « disparition » est une fatalité, un présage de mort. Ce n’est pas porteur d’espoir.

Oui, et ça rend le deuil d’autant plus complexe, encore plus en étant au Québec. Ici, je n’avais pas de communauté ni de repères pour vivre ça. On me ramenait toujours à l’esti d’espoir. Quand j’en parlais à des gens ici, c’était compliqué de gérer leurs émotions et leur incompréhension. Je sentais qu’ils étaient surempathiques, mais en même temps, ils ne comprenaient pas.

«Pour guérir de tout ça, tu as besoin de te faire un scénario de mort et de stick to it»

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La disparition [la desaparición forzada], la nôtre ou celle d’un proche, ce n’est pas un scénario dans lequel on se projette ici. Un accident de voiture, un cancer, oui, mais une « disparition », qui sous-entend un assassinat violent pour nommer les choses clairement, non. Ça ne fait pas partie de notre imaginaire collectif, en tant que blanc je le précise, au Québec. On ne s’en rend pas forcément compte, mais c’est un immense privilège. […]

Ce qu’il faut comprendre, c’est que c’est presque inhumain de souhaiter qu’un desaparecido revienne. J’avais envie de dire aux gens : « Tu sais-tu dans quelle condition il va revenir s’il revient? C’est la dernière chose que je souhaite à mon père, de revenir. » Maintenant, je suis capable de parler de ça sans pleurer, mais les premières fois que tu dis ça à quelqu’un, c’est traumatisant. Pour guérir de tout ça, tu as besoin de te faire un scénario de mort et de stick to it.

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Tu disais plus tôt qu’à la base de ton processus d’écriture, tu ne voulais même pas aborder la disparition dans ton livre. Tu as finalement décidé d’ouvrir le roman avec l’annonce de cet événement. Ça n’arrive pas du tout comme un punch, on connaît la fin d’entrée de jeu. Pourquoi as-tu choisi de procéder comme ça?

C’est venu de discussions avec ma directrice de maîtrise, Lori Saint-Martin. Je voulais que tout au long de sa lecture, le lecteur regarde le personnage du père en sachant qu’il allait disparaître. Ça me permettait aussi de placer la narratrice dans le temps : quand elle raconte l’histoire, c’est déjà arrivé. Ça place le lecteur sur le même niveau de regard qu’Ana.

Et c’est accrocheur comme début, non? (rires) Blague à part, ça donne le ton, ça annonce l’intrigue, ça crée un fil rouge.

Parlant de fil rouge : ton roman aborde abondamment les thèmes de la honte et de la culpabilité. Ce sont deux feelings très puissants, qui teintent tout le livre. Quel est ton rapport à ces deux sentiments?

«Ana porte en elle le déracinement de son père […] Elle est vraiment dans un espèce de no man’s land»

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La honte est un thème central du livre. La honte de soi, la honte de ses parents, la honte de qui on aime. Le struggle d’Ana, c’est qu’elle ne sait pas où se mettre. Le personnage n’est pas bien dans son monde, parce qu’elle vient de deux mondes qui ne cohabitent pas très bien ensemble. Elle porte en elle le déracinement de son père et en plus, ses parents sont des hippies et ont opté pour un mode de vie qui n’est ni québécois ni colombien, qui est sans étiquette.

Ana a beaucoup de mal à trouver son moule, en fait. Elle n’est pas le modèle de fille qui plait ni celui qui se fait des amis facilement, sans être dans l’autre extrême non plus. Elle n’aime pas son physique, elle ne se voit nulle part, elle se compare sans cesse. Elle est vraiment dans un espèce de no man’s land. Elle essaye, elle essaye, elle veut être « normale », elle courbe l’échine, comme le fait son père, qui vit dans un pays qui n’est pas le sien juste pour être avec ses enfants.

Pour moi, le thème central du livre, c’est surtout la honte ressentie par Ana d’avoir eu honte de son père. Et cette honte-là se rattache à la honte d’elle-même.

Et la honte que son père s’en soit rendu compte aussi, non?

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Oui! Il a vu la honte dans les yeux de sa fille. C’est impossible qu’il ne l’ait pas vu. Et je te dirais que ça n’a pas été facile de dealer avec moi-même en écrivant ça. C’était très confrontant de réaliser que j’ai pu être une personne de marde.

«j’ai négligé mon père, j’ai rejeté sa culture, son mode de vie, sa langue parce que j’étais attirée par le bungalow et les CD de Céline Dion de mes amis québécois?»

Ç’a été ça, je pense, ma plus grosse réalisation, en écrivant : j’ai négligé mon père, j’ai rejeté sa culture, son mode de vie, sa langue (ça apparaît dans le livre), parce que j’étais attirée par le bungalow et les CD de Céline Dion de mes amis québécois? Parce que c’était ça, pour moi, être « normal et québécois ». La recherche de normalité et de conformité prenait toute la place, en fait.

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Maintenant, je le sais que je ne fitte pas là-dedans non plus et que je suis bel et bien le produit de ce que mes parents ont mis au monde, pis ça me rend fière. Je ne changerais pas ma double identité pour une identité unique. Le double regard, aussi déchirant puisse-t-il être, est la plus grande richesse au monde. Il faut juste l’apprivoiser et apprendre à s’en servir.

Ce que tu dis me fait tellement penser au propos de la série documentaire de Nicolas Ouellet, Tu viens d’où?, que je recommande à tout le monde depuis que je l’ai vue. Moi, je suis « moitié marocaine, moitié québécoise ». Mais les origines culturelles, ce ne sont pas des pointes de tarte. On n’est pas obligé de fractionner ses identités.

Oui! Plein de gens, de penseurs du métissage, le disent à leur manière, de Amine Maalouf à Kim Thuy : les identités ne se fractionnent pas, elles s’additionnent. Tu n’es pas la moitié de quelque chose, tu es l’un et tu es l’autre. Mais toute notre vie, on se fait dire qu’on est « moitié-moitié ». Si je suis la moitié d’une Québécoise, je ne compte pas. Et si je suis la moitié d’une Colombienne, je ne compte pas non plus. Donc je ne compte nulle part.

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Dans le livre, tu emploies le terme « entre-deux monde ». Ça renvoie à quoi, pour toi?

«les identités ne se fractionnent pas, elles s’additionnent.»

C’est le territoire métaphorique qui se crée quand tu mélanges deux cultures. Et tu ne vis jamais complètement dans l’une ou dans l’autre parce que tu ne peux te priver d’aucune des deux. Mais ça fait aussi qu’il y a des trous de tous les côtés, sur le plan des références culturelles par exemple.

Il y a autant d’entre-deux mondes qu’il y a de mélanges de cultures. Moi, je me sens dans mon entre-deux monde avec ma sœur et avec mon amie québécoise-colombienne.

Dirais-tu que le processus d’écriture a été thérapeutique?

Je ne l’ai pas fait pour ça, mais ça l’est devenu, inévitablement. Ça m’a surtout permis de me réconcilier avec la vie de mon père. Ça m’a permis de clore toutes les choses que je ne pouvais pas lui dire parce que sa disparition a été tellement soudaine. On n’a rien pu réparer.

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Pas que j’avais l’impression d’avoir quelque chose de brisé avec lui, on avait une belle relation. Mais j’avais 21 ans, mon père était encore mon père. Ce n’était pas encore « un homme » à mes yeux. Je n’ai pas pu revenir avec lui sur mon enfance, comme je peux le faire aujourd’hui avec ma mère par exemple. Je n’ai pas eu ces moments-là avec mon père, mais le livre m’a permis de les avoir.

«[Écrire] m’a surtout permis de me réconcilier avec la vie de mon père»

Même si je ne lui dirai jamais certaines choses, même si j’ai imaginé ses réponses, ou que j’ai imaginé un personnage qui lui ressemble beaucoup, ça m’a permis de me sentir plus en paix avec tout ça. J’ai passé beaucoup de temps avec lui. J’ai passé cinq ans dans mes souvenirs, à l’écrire lui, à lui rendre une espèce d’hommage. Mon père est d’ailleurs le seul personnage à porter son vrai nom. Sans doute parce que c’est le personnage le plus fidèle à la réalité. Je ne le glorifie pas, ses défauts sont bien là, mais je dirais que d’une certaine manière, ça m’a donné du temps de plus avec mon père.

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