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Karaoké blues

Comment les DJ tuent le temps en attendant la réouverture des bars.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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Vous prenez votre mal en patience depuis maintenant trois mois? Vous attendez, patiemment, docilement, que les autorités mettent fin à votre supplice? Vous aviez du mal à réprimer une étrange jalousie en voyant Horacio Arruda faire des moves de danse controversés devant des milliers de personnes? Vous avez improvisé des soirées plus ou moins efficaces avec vos amis sur Zoom? Vous avez peur que les choses ne reviennent plus jamais comme avant? Et bien vous n’êtes pas seuls. Comme plusieurs de vos semblables, vous êtes des orphelins du karaoké, les GRANDS oubliés du déconfinement.

Avoir su que c’était ma dernière soirée karaoké à vie, j’aurais fait mieux que scraper Place des grands hommes.

Bon ok, les douchebags ont sûrement aussi très hâte de recommencer la pratique du narcissisme en camisole devant des miroirs de gym, mais leur drame ne rivalise en rien avec celui des adeptes de karaoké, condamnés à s’extérioriser sans public (horreur), loin des scènes collantes de bière en fut et des beuglements d’une foule aussi éméchée que solidaire.

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Bien sûr, ça vous ronge de l’intérieur de repenser, nostalgiques en fixant le vide un jour de pluie, à votre dernière fois.

La mienne se déroulait avec des collègues à La Remise le 12 mars, à la veille même de la fin du monde.

Avoir su que c’était ma dernière soirée karaoké à vie, j’aurais fait mieux que scraper Place des grands hommes (doit-on séparer l’oeuvre de l’artiste, c’est un débat qu’on a rarement dans ces soirées) aux petites heures, après avoir ingurgité un nombre de Vodka-Clamato allant à l’encontre des limites de consommation prescrites par Éduc-Alcool.

Pas étonnant d’ailleurs que les photos de cette ultime soirée de promiscuité soient aussi floues que mes souvenirs.

La preuve:

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L’époque où les mots « distanciation» et «sociale» vivaient encore séparément.

Tout ça pour dire que pour vous offrir une petite puff de votre hobby favori, j’ai pris des nouvelles de quelques DJ confinés. Un constat s’impose: les temps sont durs, mais ça prendra plus qu’une pandémie pour les empêcher de chanter.

«La peur m’envahit parfois, je ne voudrais pas que ça finisse de même. Je faisais des ménages il y a 15 ans et j’ai pas envie de recommencer», admet avec franchise la légendaire Manon Vendette.

« La peur m’envahit parfois, je ne voudrais pas que ça finisse de même. Je faisais des ménages il y a 15 ans et j’ai pas envie de recommencer », admet avec franchise la légendaire Manon Vendette, qui fait chanter depuis 15 ans les clients du Normandie, dans le Village. Elle soignait une grippe en mars dernier tout juste avant le confinement, sans se douter qu’une crise sanitaire allait prolonger son congé de maladie sur plusieurs mois.

Une Manon du Normandie en quarantaine, ça ressemble à ceci.

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À 60 ans, celle qu’on surnomme Madame claquette (à cause de la claquette en forme de main qu’elle agite frénétiquement chaque soir ) attend la réouverture des bars dans le confort de son bungalow de Saint-Béatrix avec sa blonde des 32 dernières années. « C’est pas le gros luxe, mais c’est chez nous », résume Manon, qui profite de sa piscine et de sa véranda, même si les maringouins sont voraces ces temps-ci.

Pour rester en voix, Manon organise plusieurs fois par semaine des sessions de Facebook live, durant lesquelles elle prend les demandes spéciales et lance des thématiques musicales.

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Pour rester en voix, elle organise plusieurs fois par semaine des sessions de Facebook live, durant lesquelles elle prend les demandes spéciales et lance des thématiques musicales. « J’ai fait une soirée country francophone, une soirée rétro et même une soirée Ginette tellement j’avais de demandes spéciales de Ginette Reno. Je m’amuse au bout! », raconte Manon, qui réussi parfois à fédérer 500 personnes autour de ses performances.

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Cette habituée de la faune alcoolisée et festive des bars ne cache pas s’inquiéter pour l’avenir, à l’heure où les tenanciers demeurent dans le noir total quant à la reprise de leurs activités. « Des clients m’écrivent régulièrement pour me dire qu’ils s’ennuient de moi. Ils regardent mes lives en attendant et je les fais rire en sortant ma claquette maison », raconte Manon, qui a récemment décidé de proposer ses services aux plus accrocs (et impatients) d’entre nous.

« Je planifie organiser des soirées karaoké chez les gens dans leur cour pour les groupes de 10 personnes maximum. J’ai tout l’équipement, un catalogue de 5000 chansons et des lingettes pour nettoyer le micro à chaque utilisation », explique Manon, qui a déjà trois dates de réservées en juillet.

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Chasser l’ennui

« On est tannés, mais on est encore en vie », philosophe au bout du fil Vera Sarrah Cyr, qui gère la console du Tzina de la rue Masson depuis presque une décennie. Pour chasser l’ennui (au lieu d’boère tous les soirs en regardant passer ma vie), elle utilise son kit de son pour enregistrer des interprétations de chansons qu’elle adore, telles que Back to Black (Amy Winehouse), Girl On Fire (Alicia Keys) ou Someone Like You (Adele), un de ses classiques. « Après 2-3 semaines de déprime à ne pas savoir quoi faire, je me suis dit qu’il était temps de m’occuper », explique Vera, qui chante depuis l’âge de huit ans des chorales et donne encore des concerts à l’occasion, en plus de cours de chants. « On ouvre les campings, les restaurants, mais personne n’a pensé à nous. On est des adultes, ça serait l’fun de pouvoir offrir quelque chose aux gens qui viennent souvent chanter pour se désennuyer », souligne Vera, qui ne cache pas avoir peur que plusieurs bars ne puissent se relever de la crise. « On est dans le néant. En attendant, je chante. La musique est réconfortante et les gens peuvent au moins s’accrocher à ça », résume la DJ, qui profite au moins d’un break de gens saouls qui faussent sur du Céline.

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« En méchant down sauf quand je chante »

À l’autre bout de la 20, l’ancien DJ du mythique Dauphin désormais en poste au Bar Sport Vegas piaffe aussi d’impatience. « Je pense que le gouvernement n’aime pas les bars, ces endroits de boisson et de parlage fort », raille le coloré Stéphane Morin, dont la marque de commerce est de faire résonner frénétiquement ses nombreuses bagues sur le poteau en métal devant sa console.

« Hugoooooooooo », a-t-il sinon chanté de sa voix rauque mon nom quand je l’ai appelé. Je ne cacherai pas avoir pogné de quoi.

«Je fais pleurer des filles quand je chante, c’est ma passion. C’est sûr que je vais vraiment être fou de joie quand les bars vont reprendre, mais je suis pas optimiste», avoue Stéphane.

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Comme la musique est toute sa vie, il tue le temps en proposant des live sur sa page Facebook, durant lesquels il sollicite des dons. « J’ai 51 ans et je ne m’imagine pas faire autre chose. Je ne fais pas ça pour être riche, mais juste pour être capable de vivre », assure Stéphane, qui vit assez difficilement son confinement, seul avec son fils de 17 ans. « Je suis dans un méchant down sauf quand je suis dans un live », confie le DJ au registre varié, capable de passer d’Iron Maiden à César et les Romains dans le même set. « Je fais pleurer des filles quand je chante, c’est ma passion. C’est sûr que je vais vraiment être fou de joie quand les bars vont reprendre, mais je suis pas optimiste », avoue Stéphane.

RIP Bob Wallace

Quelques mots ici sur Robert « Bob» Wallace, le célèbre DJ de la brasserie des Patriotes, mort durant la pandémie à l’âge de 64 ans d’une cause inconnue. Le Journal de Montréal lui a d’ailleurs consacré un article récemment. Le DJ était une figure importante de la scène karaoké et les mélomanes du dimanche se souviendront à jamais de ses brillantes interprétations de Purple Rain et Gansta Paradise.

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J’avais pour ma part appris son décès sur la page Facebook de mon jeune ami Gab Joncas, qui conserve un souvenir marquant du célèbre DJ/virtuose. « C’était le 30 décembre, à la veille du Jour de l’an. Je venais de chanter Hit Me With Your Best Shot (de Pat Benetar) lorsqu’il est venu me voir pour me dire: Toi mon gars, t’as le coeur d’un chanteur. Venant de lui, j’ai trouvé ça profondément marquant », raconte Gabriel, qui pleure la disparition de ce personnage de la scène karaoké, à l’instar de nombreux adeptes.

Pour se consoler, Gab, chante dans sa douche, à tue-tête dans sa voiture ou sur Twitch, en attendant comme nous tous le feu vert pour retourner juger les gens qui chantent Bohemian Rhapsody ou Shallow sur la scène de nos bars favoris.

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On a entre autres bien hâte d’aller à la Taverne Cobra par exemple, où une invitation FB nous convie au « plus gros cr*ss de karaoké d’nôtre existence ».

Si la situation devient intenable, faites comme moi et investissez dans une machine karaoké du futur avec des jets de lumières. De loin le 200$ le mieux investi de ma vie, ex aequo avec mes vieux Roller Blade.

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Des centaines de personnes se sont montrées intéressées à ce premier rendez-vous post-Covid, dont la date n’est évidemment pas coulée dans le béton. « La date est aléatoire et on va suivre les recommandations du gouvernement. Mais oui on espère que les gens seront au rendez-vous et si je me fie aux commentaires qu’on reçoit, les gens ont faim », constate Anthoni Jodoin, le propriétaire de la Taverne Cobra et du Snowbird Tiki Bar. Le tenancier ajoute être curieux de voir comme on pourra concrètement appliquer les règles de la santé publique dans des bars, où « l’essence même est contraire à la distanciation ». « Mais on aurait des stations de Purell et les animateurs seront responsables de désinfecter les micros après chaque chanson », assure Anthoni.

En attendant le feu vert du gouvernement (AWAYE FRANK DIGUIDINE), je nous souhaite le courage nécessaire pour continuer, au nom de la santé publique, à composer avec ce long sevrage.

Si la situation devient intenable, faites comme moi et investissez dans une machine karaoké du futur avec des jets de lumières. De loin le 200$ le mieux investi de ma vie, ex aequo avec mes vieux Roller Blade.

Je répète: DES JETS DE LUMIÈRE

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Dans mon sous-sol, c’est évidemment pas pareil comme au Tzina, mais c’est un pas pire plaster sur le bobo en attendant.