«Derrière chaque grand karaoké, se cache un DJ», dit l’adage.
En tant que fervent disciple de ce loisir célébré à la gloire du dieu Apollon, je tenais à rendre grâce à ces animatrices (ce sont surtout des femmes, donc le féminin l’emporte) qui nous donnent, le temps d’une chanson, l’impression d’être Céline & Ginette en duo sur les Plaines.
Je me suis donc entretenu avec quelques vedettes de cette sous-culture populaire, qui endurent depuis des années des hordes de chanteurs du dimanche en train de massacrer My Heart Will Go On.
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Madame claquette
À bientôt soixante ans, Manon Vendette est une légende de la scène karaoké montréalaise, elle qui fait chanter depuis quinze ans les clients du Normandie.
Si son nom vous laisse dans le brouillard, suffit de mentionner les mots « claquette en forme de main » pour que les nuages se dissipent.
«Je viens de me lever, j’ai passé un peu tout drette!», s’excuse l’énergique Manon au bout du fil.
Il est 13h. Rien d’anormal pour quelqu’un dont les quarts de travail s’achèvent au chant du coq.
« Plus ça change plus c’est pareil! Les gens chantent les mêmes affaires, même si je remarque que les jeunes aiment de plus en plus les vieilles chansons comme celles d’Aznavour », raconte Manon, qui en a vu de toutes les couleurs dans sa carrière. Comme ce monsieur saoul qui avait perdu son dentier en pleine interprétation, pour le remettre dans sa bouche comme si de rien n’était.
Aux premières loges derrière sa console, Manon dit constater un regain de popularité du karaoké. La preuve : le bar où elle travaille (qui a été agrandi) fait salle comble plusieurs fois par semaine. «Avant c’était quétaine, là je suis presque gênée de chanter des fois tellement il y a de la voix. C’est un spectacle chaque soir!», s’enthousiasme Manon.
Sans faire de favoritisme, elle remet le nom des bons clients en-dessous de la pile directement après leur prestation. «Parfois ils n’ont même pas encore choisi leur toune mais je le fais pour eux, parce que je connais leur choix.»
Le mauvais client, lui, impute sa piètre livraison à Manon ou à des pépins techniques .
Manon, à l’instar de ses collègues, doit composer avec une faune alcoolisée, mais aussi parfois avec des personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale, sans oublier les joueurs de machines, plutôt passifs ceux-là. « C’est carrément une garderie! Ça fait 26 ans que je n’ai pas bu et je suis vraiment à la bonne place pour ne pas avoir envie de recommencer », plaisante Manon, qui estime être devenue une meilleure personne grâce à son métier. « J’ai un secondaire 2 pas fini et avant je faisais du ménage dans les édifices. Tant que mon boss va me garder, je vais rester là », espère Manon, qui invite régulièrement sa mère de 81 ans sur scène pour chanter Un peu plus haut, un peu plus loin en duo.
«J’aime applaudir les gens lorsqu’ils chantent et j’avais mal aux mains. Ça fait dix ans que j’utilise ça. »
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Pas le choix, en terminant, de lui parler des fameuses claquettes en forme de main qui font sa renommée. «J’aime applaudir les gens lorsqu’ils chantent et j’avais mal aux mains. Ça fait dix ans que j’utilise ça », raconte Manon, qui commande une main à claquette par mois sur Amazon pour préserver sa réputation. Certaines personnes, qui n’ont probablement pas le bonheur facile, aimeraient bien que la principale intéressée s’en débarrasse.
« Des fois, on me dit : je t’aime mais j’aimerais ça que tu jettes ta maudite main!», rigole Manon.
Elle aime chanter : Un peu plus haut, un peu plus loin (Jean-Pierre Ferland)
Elle n’est plus capable d’entendre : Bohemian Rhapsody (Queen)
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La (vraie) chanteuse du Tzina
Vera Sarrah Cyr a du mal à se rappeler depuis combien d’années elle gère la console du Tzina de la rue Masson, un des secrets les moins bien gardés de la scène karaoké tellement j’en ai fait la promotion dans le monde entier, de Saint-Eustache à Phnom Penh.
«Presque 10 ans!», calcule-t-elle finalement.
À l’époque, Vera se tenait au Tzina et le karaoké était mort depuis un moment. La gérante Sylvie (qui est toujours là avec son merveilleux sourire et sa version de Mon mec à moi) lui a passé un coup de fil, bien au fait de son intérêt pour la chanson. «Heille, ça te tente-tu?»
Vera ne s’est pas fait tordre un bras. «Je chante depuis l’âge de huit ans, dans des chorales, dans des shows, pour des personnes âgées. Je chante parce que j’aime ça, c’est ma vie», résume-t-elle.
Capable d’en vivre «sans se mettre riche», Vera est d’abord DJ par passion, qu’elle aime d’ailleurs propager. «Que tu chantes bien ou mal, ça n’a pas d’importance. L’important c’est de sortir de ta douche et repartir content », explique-t-elle.
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Crédit: Karine Groulx
Selon elle, le «bon» client est celui (ou celle) qui n’a pas peur du ridicule et souhaite s’amuser. Un client «de marde», en revanche, est à ses yeux cette personne qui te demande aux cinq minutes c’est quand son tour et qui gueule dans le micro.
«Je ne suis pas là pour ça, sauf si on me le demande.»
Sauf quelques exceptions, les soirées se déroulent généralement sans anicroche. «Ce sont toujours les mêmes clients, des habitués et quand il y a des nouveaux, je veux qu’ils reviennent», explique Vera, qui refuse de s’imposer elle-même au micro – malgré son talent – pour laisser toute la scène aux clients. «Je ne suis pas là pour ça, sauf si on me le demande.»
De toute façon, elle ne manque pas d’occasion de se délier les cordes vocales, durant ses propres spectacles sur d’autres scènes. «La musique c’est ma vie, le sang que j’ai dans le corps. C’est ce que j’aime le plus.»
Elle aime chanter : One and Only (Adele)
Elle n’est plus capable d’entendre : Du Céline, par quelqu’un qui ne sait pas chanter
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Valérie et ses stars d’un soir
Valérie Comeau Paré aussi est connue dans le milieu comme Barabbas dans la passion.
Derrière sa console au bar La Remise depuis une dizaine d’années, elle voit la scène évoluer sans essoufflement. «C’est pas mal tout le temps plein. Il y a beaucoup de Français depuis quelques années», observe Valérie, qui trouve très cute ces clients qui chantent affreusement mal en se pensant bons. «Je les appelle “mes stars d’un soir”. Ils ne me dérangent pas, j’adore ma job et je fais quelque chose de bien pour les gens», analyse Valérie, qui se sent bien épaulée par le personnel du bar dans ces soirées populaires et souvent… arrosées. «Je ne bois pas l’alcool et je n’accepte pas d’argent des clients qui veulent chanter plus vite [NDLR : parce que oui, ça arrive souvent à tous les DJ interrogés]», assure l’incorruptible Valérie, dont l’éthique de travail est une marque de respect pour sa clientèle. «C’est pas toujours facile, les gens sont très exigeants. C’est comme une garderie pour adultes!», compare Valérie, qui adore néanmoins sa clientèle, à commencer par Monique, 84 ans, la chouchou de la place qui vient chanter chaque semaine.
Elle aime chanter : River Deep, Mountain High (Tina Turner)
Elle n’est plus capable d’entendre : Bohemian Rhapsody (Queen) ex aqueo avec Don’t Stop Believin’ (Journey)
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Le thérapeute du 418
À l’autre bout de la 20, on peut entendre d’ici résonner frénétiquement ses nombreuses bagues sur le poteau en métal devant sa console.
Quiconque a d éjà mis le pied au légendaire bar Le Dauphin sait de quoi je parle.
Stéphane Morin a quitté le Dauphin pour le Bar Sport Vegas il y a près de deux ans, mais sa fougue animale a déménagé avec lui.
Ce batteur-chanteur a roulé sa bosse dans plusieurs bands depuis l’adolescence avant de se consacrer corps et âme à sa job. «À force de ne pas réussir, je me suis recyclé dans le karaoké. Je peux non seulement chanter, mais faire chanter les autres», souligne ce rockeur, fan d’Iron Maiden, Ozzy, Metallica et Judas Priest.
Pour être un bon animateur de karaoké, Stéphane n’a qu’un conseil : aimer le monde. «Les gens font des thérapies sur scène. Parfois ils pleurent, il vivent des choses, je suis presque dans un hôpital », philosophe l’artiste, qui veut présenter le meilleur show à chaque soir.
Stéphane n’a pas l’intention d’accrocher ses bagues prochainement. «C’est le plus beau métier», résume-t-il, tout simplement.
Il aime chanter : Perfect Stranger (Deep Purple)
Il n’est plus capable d’entendre : Il s’en fout mais sinon Ailleurs (version Marjo et Éric Lapointe)