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Jusqu’au bout de la nuit au karaoké

On veut chanter (en sécurité).

Par
Hugo Meunier
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J’aime le karaoké.

Beaucoup, genre.

Quand les bars ont fermé, j’ai acheté une machine qui fait de la lumière pour continuer à interpréter Voici les clés de Gérard Lenorman durant le confinement.

Chaque samedi, mon sous-sol se transformait alors en karaoké, où je me donnais le droit de fumer des clopes sur le bord de la fenêtre. Ma blonde ne chante pas exactement comme Amy Winehouse, mais je l’encourageais exagérément pour ne pas perdre ma seule partner potentielle. J’ai participé à des karaoké-zoom aussi, pour le meilleur et pour le pire, en plus d’avoir trainé ma machine au bureau une couple de fois.

J’ai même pris des cours de chant, il y a quelques d’années, pour améliorer mes skills.

Bref ce qui a commencé par un passe-temps ironique est devenu au fil du temps une passion. Bon, passion c’est peut-être un peu fort et ça sonne pathétique vite de même, mais vous voyez le topo.

Quand les bars ont rouvert en juin, j’étais au Normandie le soir même, excité comme Harry Potter la première fois qu’il débarque à Poudlard, sans se douter les sept années de marde qui l’attendent.

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C’est pour ça que quand M.Arruda a annoncé cette semaine qu’il songe à interdire les karaokés après une quarantaine de cas de COVID rapportés dans un bar du quartier Saint-Sauveur à Québec, plusieurs personnes m’ont contacté pour s’enquérir de mon état de santé.

Mon amie Geneviève m’a même invité à son émission pour me permettre de ventiler un peu. Personne ne m’appelle jamais pour parler des tensions entre l’Iran et Israël ou la campagne de Joe Biden.

Mon beat journalistique: le karaoké.

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De toute façon, Geneviève est d’accord avec Arruda, à l’instar de pas mal tout le monde.

Mais bon, les autorités peuvent m’obliger à porter un masque, j’adhère solidairement.

Les autorités peuvent me contraindre à faire la file pour entrer au Dollarama, je coopère sans broncher.

Les autorités peuvent forcer mon fils à se masquer à l’école, je me dis qu’il faut ce qu’il faut.

Les autorités peuvent essayer de m’attirer dans un ciné-parc pour vivre une expérience culturelle ou annuler l’Halloween, je me dis que c’est juste une passe rough.

Les autorités peuvent même refermer à nouveau les régions par crainte d’une deuxième vague, je vais suivre. Pas le choix de toute façon.

Mais quand le gouvernement menace de fermer une deuxième fois le karaoké, là je me lève debout, tel William Wallace devant l’Angleterre.

« Ils peuvent nous enlever la vie, mais ils ne nous ôteront jamais… NOTRE KARAOKÉ!!!!!»

« Ils peuvent nous enlever la vie, mais ils ne nous ôteront jamais… NOTRE KARAOKÉ!!!!!»

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C’est donc avec fougue que j’ai décidé de sortir au karaoké jeudi soir, pendant que c’est encore légal. Prendre part à l’activité subversive de l’heure était ma manière d’afficher ma résistance. Une résistance musicale à tout le moins. Je suis le karaoCHE! (ma boss va couper ce gag) [NDLR non, vis avec].

J’ai donc mis le cap vers la Taverne Normandie autour de 21h30.

Signe que l’histoire du bar Le Kirouac a fait le tour du Québec, j’ai eu du mal à recruter des amis pour m’accompagner. « Je travaille tôt demain matin », m’a sèchement répondu mon amie Christina, qui n’aurait jamais hésité à travailler hang over dans l’ancien monde.

Finalement, ma collègue Arianne et mon ami Pat ont levé la main, solidaires comme un orchestre sur le pont du Titanic. «Normal tu es mon meilleur ami. Si je meurs prématurément, tu peux hériter de toute ma fortune », m’a même dit mon ami Patrick en arrivant avec son masque.

Le Normandie était animé, on y diffusait live la finale de la Canada’s Drag Race. Les yeux étaient tournés vers la Montréalaise Rita Baga, qui a finalement mordu la poussière devant la Torontoise Priyanka.

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Après l’émission, seulement une vingtaine de personnes sont restées pour le karaoké, plus quelques clients au bar et sur la terrasse.

Fallait réserver, alors on a eu droit à un enclos entouré de Plexiglas situé entre le gros néon « Chante ta vie au Normandie » et la console de la légendaire Manon avec sa claquette en forme de main, qui fait chanter les clients du Normandie depuis quinze ans.

La DJ sexagénaire a trouvé le temps long durant le confinement et trouve déplorable que tout le monde doive payer pour les erreurs d’un seul établissement. « Ici, on n’a pas de problème, les gens s’avertissent entre eux si des gens se déplacent sans masque et il y a des Plexiglas partout. En plus, je suis la femme au condom dans le Village! », lance Manon, en me montrant les petites capotes colorées en tissu que chaque chanteur doit enfiler sur le micro, en plus de le désinfecter avec des lingettes après chaque toune.

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Des consignes qu’elle répètera ad nauseam tout au long de la soirée. Manon ne boit plus depuis 27 ans, essayez même pas de lui en passer une vite.

«C’est ridicule si on ferme à cause d’un bar. Surtout que c’est hyper sécuritaire ici, les règles sont très respectées», explique Thomas

Pour le boss du Normandie Pascal Lefebvre, toutes les mesures sanitaires sont prises pour offrir un environnement sécuritaire aux chanteurs. « On a du karaoké tous les jours depuis qu’on a rouvert et aucune situation n’a été rapportée. On a même ajouté plusieurs Plexiglas sur les tables », explique le proprio, qui estime que son achalandage a repris à environ 60%.

Il trouve aussi regrettable de mettre tout le monde dans le même panier à cause d’un endroit où les mesures d’hygiène n’étaient peut-être pas respectées rigoureusement. « On se doutait qu’il (le gouvernement) serait sur le cas des bars et des karaokés. Nous, on a les deux », déplore Pascal.

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Manon et lui m’ont parlé d’un habitué décédé cette semaine, mais rien n’indique qu’il soit mort du virus.

À 77 ans, Roger était un inconditionnel de la scène karaoké, réputé par son interprétation magique d’Acropolis Adieu entre deux gorgées de Coke diète.

Chez les adeptes dispersés dans le bar, l’exaspération était palpable. « C’est ridicule si on ferme à cause d’un bar. Surtout que c’est hyper sécuritaire ici, les règles sont très respectées », explique Thomas, flanqué de ses amis Charles-Antoine et Jacob.

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En attendant, le jeune homme n’entend pas accrocher son micro à cause des dizaines de cas rapportés à l’autre bout de la 20. Au contraire. « On va venir plus souvent, il faut encourager les bars», estime Thomas, venu chanter une dizaine de fois depuis le déconfinement. « Il existe une belle solidarité entre les adeptes. Personne ne veut d’une deuxième vague! », ajoute Jacob.

22h30, Manon lance les hostilités avec Killing me softly, après avoir expliqué les règles et présenté le staff sur le plancher, tous masqués avec des visières. Notre sympathique serveur Louis-Pierre prend un shot de Goldschläger avec nous. Il faut se dégourdir un peu avant de grimper sur scène, devant laquelle un grand panneau de Plexiglas est suspendu.

Je brise la glace avec Suspicious mind d’Elvis, mon grand classique. Le calibre est quand même très élevé au Normandie, ça ne serait pas judicieux de massacrer une toune en partant.

Surtout que Stephan « Stay » Gagnon est dans la place, un ancien participant de La Voix me rappelant à la dure que mes sept-huit cours de chant avec Jacques n’étaient pas suffisants.

Stephan n’était pas la seule vedette dans la place.

Le calibre est quand même très élevé au Normandie, ça ne serait pas judicieux de massacrer une toune en partant.

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Rita Baga, en chair et en escarpins vertigineux, s’est livrée à une tournée des bars du village pour saluer ses fans, à peine une heure après la fin de son tournage. « Elle va rester dix minutes environ », informe un membre de l’entourage de Rita à Manon, pour qu’elle en fasse l’annonce au micro.

J’ai évidemment immortalisé ce moment, notons que tous les gens qui approchaient la plus célèbre drag du Québec portaient un masque.

Au tour de Patrick ensuite d’y aller avec Rebel Yell, un de ses grands succès.

« In the midnight hour she cried more, more more

with a rebel yell she cried more more more, waoww! »

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Une chanson de circonstance. Comme Billy Idol, je me sens rebelle d’hurler ma vie. Devant mon hobby en péril, j’ai envie de chanter encore plus fort.

With a rebel yell!

Je suis tellement festif que je pardonne à mes frères/soeurs d’armes d’avoir osé pas deux, mais TROIS chansons de Lara Fabian ( et presque une à la suite de l’autre, franchement…)

Manon retourne sur scène avec Ça va bien aller de Ginette Reno, un hymne à l’espoir pandémique.

« On est fait plus fort que tout

Unis ensemble jusqu’au bout

Ça va bien aller

Ça va bien aller

Car au bout du tunnel,

Y’a un arc-en-ciel. »

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La mince foule s’époumone avec Manon, le poing levé au-dessus du Plexiglas.

Un peu plus tard, pendant que Pat donne tout ce qu’il a sur Creep, j’ai l’impulsion d’un slow avec ma collègue, mais la danse est interdite. Je me sens comme Kevin Bacon dans Footloose. Je combats l’envie de m’emparer du micro pour faire un discours épique.

« Autrefois, on dansait pour fêter les récoltes….»

La soirée file à vive allure. Déjà le last call. Il reste une dizaine de chanteurs dans la place.

Avant de quitter, Manon nous gratifie d’abord d’une solide interprétation de Tous les cris les SOS.

Une belle soirée, où tout le monde a suivi les règles. « Y’a pas à dire, ça fait quand même du bien », admet Pat, qui suit assez religieusement les consignes de la santé publique depuis le début.

Et puis tout le monde est rentré à la maison.

J’ai une pensée pour Manon et tous les personnages attachants qui font partie de cette parfois étrange, mais attachante communauté. Horacio, je t’en supplie, laisse-nous chanter. Promis, les vrais vont suivre tes instructions. Les vrais les suivent déjà. Parce que les vrais n’ont qu’une seule envie : chanter jusqu’au bout de la nuit.

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