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« Je vous salue salope » : les ravages de la misogynie en ligne

Retour en documentaire sur un phénomène virtuel des plus banalisés.

Par
Malia Kounkou
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« Tout part de la cour d’école », établit très tôt la cinéaste Léa Clermont-Dion. « C’était la première prémisse qu’on avait en tête en faisant ce film. »

Coréalisé avec la journaliste et productrice Guylaine Maroist, Je vous salue salope est un documentaire qui interpelle autant par son titre que par le sujet qu’il aborde : la misogynie en ligne et ses manifestations terrifiantes dans le monde du réel. Prévu en salle le 9 septembre, il dresse un constat sans filtres ni happy ending de ce qu’être une femme à l’ère du numérique signifie.

Les cinq portraits mis en lumière saisissent. Il y a Kiah Morris, ancienne politicienne du Vermont et victime de « misogynoir » — misogynie basée sur la race et le genre visant spécifiquement les femmes noires —, mais aussi d’intimidations et de vandalismes de la part de suprémacistes blancs. Laura Boldrini, ex-députée italienne habituée des menaces de mort et de viol de la part de ses collègues et adversaires politiques. Marion Seclin, actrice et youtubeuse française, qui dit avoir cessé de compter les commentaires haineux une fois passée la barre des 40 000. Laurence Gratton, une enseignante dont le harcèlement entamé sur Facebook a sombré jusqu’aux profondeurs du dark web, perpétré par l’un de ses anciens camarades de classe. Et il y a Glen Canning, père de Rehtaeh Parsons, cette adolescente de 17 ans qui a mis fin à ses jours après que les photos divulguées de son viol l’aient suivi de déménagement en déménagement.

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« Tout part de la cour d’école »

En ces temps de rentrée scolaire, il est important de se rappeler que la misogynie est toujours apprise, jamais innée. Je vous salue salope le souligne en suivant notamment Glen Canning dans ses différentes conférences données à des jeunes enfants d’écoles secondaires.

En 2011, sa fille Rehtaeh Parsons est violée en état d’ébriété par quatre adolescents qui la photographient et l’une des images la capture en train de vomir d’une fenêtre tandis que, posté derrière elle, l’un des garçons poursuit son agression. Depuis, Glen Canning s’est donné pour mission de sensibiliser les jeunes hommes à l’importance du consentement. « C’est son cheval de bataille principal, explique Guylaine Maroist. Dans sa tête, après [que les garçons ont atteint l’âge de] 12-13 ans, c’est même déjà trop tard. »

Un second danger d’Internet serait l’accès rapide à des contenus misogynes dont la violence des propos augmente au fil des années.

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Car à ces âges, il est fort probable que les réseaux sociaux aient déjà prodigué à ces enfants une éducation parallèle basée sur la cruauté en meute et l’absence totale de responsabilité. TikTok nous en offre un exemple concret avec sa récente tendance mondiale francophone « J’expose », où des adolescents annoncent l’objet souvent dégradant de leur dénonciation — « j’expose la plus moche/la plus pute/la plus grosse de ma classe » — puis affichent brièvement le profil virtuel du ou de la camarade « exposé.e ». Et avant cela, les pages Facebook « Spotted » postant publiquement des messages anonymes, facilement devinables et souvent moqueurs faisaient déjà un tabac dans les établissements scolaires.

Un second danger d’Internet serait l’accès rapide à des contenus misogynes dont la violence des propos augmente au fil des années, car « quand t’es frustré, les premières victimes collatérales sont des femmes », observe Guylaine Maroist. Malheureusement, les cerveaux adolescents encore en développement absorberont cette vision dégradée de la femme puis l’incarneront, et Andrew Tate en est l’effrayante illustration.

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« Ça, c’est un exemple flagrant de quelque chose qui a changé. Avant, ces discours-là étaient marginaux, maintenant, c’est devenu mainstream, remarque ainsi Léa Clermont-Dion. On ne peut pas laisser les enfants écouter ça sans encadrement, c’est impossible. Il faut les éduquer, les sensibiliser et leur donner des outils de compréhension d’analyse critique. Et je trouve qu’ils ont une capacité d’analyse qu’on sous-estime beaucoup. »

La réalité du virtuel

Hélas, le danger du virtuel est encore à ce jour minimisé. Nombreux et nombreuses considèrent le monde en ligne comme une galaxie lointaine n’ayant aucune incidence sur la vie réelle et dont il serait possible de se délester sans risques. « Il y a encore une grande banalisation, même chez les gens plutôt ouverts, et face à de la violence en ligne, beaucoup vont dire : “Lâche Facebook, ferme ton ordinateur” mais c’est pas ça, déplore Guylaine Maroist. Nous, notre slogan c’est : “Quand la vraie vie est un film d’horreur”, car cette violence est aussi vécue au quotidien. »

«Ce qui se passe en virtuel se fraie toujours un chemin vers le monde réel.»

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Lorsque l’enseignante Laurence Gratton, alors encore étudiante, portera son cas de harcèlement en ligne aux autorités compétentes de son université puis à la police, aucune des deux ne verra ici une urgence ou un problème dépassant le cadre du numérique. Et pourtant, à la suite de cela, son camarade persécuteur passera de simples insultes sur Facebook à de véritables menaces de mort et de viol, puis publiera sa photo sur des sites pornographiques.

Même négligence policière pour Kiah Morris, dont les craintes seront négligemment balayées malgré que des croix gammées aient été tracées près de chez elle et que des sympathisants nazis aient infiltré son sous-sol. « Ce qui se passe en virtuel se fraie toujours un chemin vers le monde réel », conclut-elle dans le documentaire.

Boys won’t be boys

Hormis le contexte de la reprise des cours, Je vous salue salope arrive à un second point important de l’année : la campagne électorale. Léa Clermont-Dion et Guylaine Maroist espèrent ainsi que ce documentaire éveille les consciences pour qu’au sein des institutions de pouvoir, la menace numérique misogyne soit prise au sérieux.

«C’est souvent l’occasion pour les gens de nous parler de ce qu’ils ont vécu, parce qu’ils se rendent eux-mêmes compte de ce qui leur est arrivé.»

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En l’attente de ce plus grand changement, les deux cinéastes créent le leur grâce à la campagne de sensibilisation « Stop les cyberviolences », une initiative financée par le Secrétariat à la condition féminine et composée de capsules et de ressources pour jeunes du secondaire. Elles organisent également des avant-premières du film dans les cégeps, face à des étudiant.e.s qui n’en ressortent jamais indifférent.e.s, surtout les hommes.

« La force de frappe, elle est là, précise Léa Clermont-Dion. Puis je suis aussi très touchée, parce qu’ils disent : “Ah, c’est confrontant, c’est révélateur.” C’est sûr qu’ils sont troublés. Ils réalisent la portée d’une réalité qui n’est pas banale. »

D’autres réactions toutes aussi significatives se produisent lors de ces visionnements. « C’est souvent l’occasion pour les gens de nous parler de ce qu’ils ont vécu, parce qu’ils se rendent eux-mêmes compte de ce qui leur est arrivé, ajoute ainsi Guylaine Maroist. C’est pour ça qu’on a fait ce film. »

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