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Je suis allée au dîner en blanc et j’ai été émue aux larmes
« Tu vas-tu au dîner en blanc vendredi? »
François a tendu sa perche mercredi soir alors que je m’apprêtais à quitter le lancement de Manuel Mathieu, un artiste visuel qui vient de développer sa propre gamme de parfums.
C’est spécial, les lancements, à Montréal. Tu croises toujours un peu le même monde venu faire le plein de vibes et de coupes de vin gratuites. Parmi eux, François, un acteur vraiment chouette travaillant aussi comme animateur et chroniqueur culturel.
« Le dîner en blanc, ça existe encore??? Voyons! Je sais pas, j’ai jamais été, je – »
« Regarde-toi, t’es déjà habillée en blanc. Allez, t’es ma +1. Ça te tente-tu? »
« Euh… Wow, euh, c’est que je viens de gagner des billets pour le festival Palomosa au travail et c’est vendredi soir aussi… »
« Tu vas avoir le temps de faire les deux. » Le ton de François ne laissait plus de place à la discussion. Affaire réglée.
En rentrant chez moi ce soir-là, j’ai été en proie à une vague de panique. Je me suis mise à googler furieusement des choses comme : « dîner en blanc quoi porter » et « dîner en blanc origine ».
Bruit blanc
Vous aurez compris que je ne connaissais pas grand-chose à l’événement. Dans ma tête, c’était une espèce de rendez-vous guindé et show off avec des femmes habillées en robe soleil licou du Banana Republic assorties à des espadrilles espagnoles à plateformes. Des femmes flanquées d’hommes en polo blanc du American Eagle (je n’arrêterai jamais d’en parler, déso pas déso) portant des casquettes blanches avec le logo Mercedes et qui sentent Sauvage de Dior. Une faune à l’image de l’avenue Crescent durant le Grand Prix de Montréal, mais où on aurait séparé le bon grain de l’ivraie pour ne garder que le grrratin, la crème de la crème, l’élite.
L’enfer sur Terre, quoi.
Je m’imaginais des hordes de bourgeois d’Outremont, de Westmount et de Saint-Lambert ayant passé leur été dans des country clubs entrecoupés de visites à la Coupe Rogers, section VIP, convergeant vers la dernière grande kermesse estivale avant d’entrer en mode hibernation dans leurs chalets épurés d’inspiration Pierre Thibault.
Bref, j’avais peur que le dîner en blanc soit trop blanc.
Avant que cette ligne ne soit récupérée par un chroniqueur ou une chroniqueuse de Québecor à la recherche d’un sujet facile de milieu de semaine, sachez que je ne suis pas une raciste anti-blancs qui refuse de s’intégrer et qui crache sur les bonnes gensses blanches qui ont accueilli mes parents, ces pauvres gueux, chez eux.
J’aime les Blancs, j’adore les Blancs, vive les Blancs! White power!
Non, ce que je veux dire, c’est que j’avais peur de détonner. J’avais peur de ne pas être capable d’ajuster mon code switching au bon niveau.
Le code switching, ou alternance codique en français, c’est cette petite gymnastique mentale que font les personnes racisées, les enfants d’immigrants ou juste celles qui ont vaincu les petites noirceurs de la rue Plessis, quand elles se retrouvent dans des environnements qui n’ont pas été pensés pour elles. C’est parler plus doucement, polir son français, cacher ses références trop populaires, rire la main devant la bouche pour cacher les plombages gris, faire semblant de trouver ça normal de payer 26 $ pour un verre de vin nature qui goûte le jus de pied pétillant.
En gros, le code switching c’est travestir une partie de soi pour se fondre dans la masse.
Et moi, j’étais persuadée que le Dîner en blanc impliquerait une portion de performance de ma part. Parce que dans ces environnements-là, chaque [fashion] faux pas te trahit : un mot mal prononcé, une blague trop ghetto, un plat que tu ne reconnais pas (un jour je vous parlerai de mon rapport à la polenta, connue sous le nom de de mayi moulen en créole et considérée comme du manger de pauvre).
Alors oui, j’avais peur que le Dîner en blanc soit trop blanc. Pas juste chromatiquement, mais socialement. Que ce soit un de ces espaces où, peu importe la tenue, tu restes une roturière reconnaissable entre mille à la Meghan Markle.
Pendant que je passais en revue mentalement mes pièces de vêtements opalins disponibles et BCBG, le blanc étant une couleur assez rare dans ma garde-robe parce que je suis une femme noire qui met du fond de teint transformant chaque essayage en un Corneille waiting to happen, je continuais mes recherches sur Google question d’en savoir plus sur l’événement.
Le parrain IV
Pour ceux qui ne le savent pas, le Dîner en blanc, c’est une espèce de pique-nique chic né à Paris à la fin des années 1980, à l’initiative d’un dénommé François Pasquier qui a décidé de tenir une fête familiale dans le bois de Boulogne, à Paris. Il avait demandé à ses invités de s’habiller en blanc pour qu’ils soient facilement reconnaissables. Ravi de l’expérience, François Pasquier a décidé de la reproduire l’année suivante, puis l’année suivante, et ainsi de suite. De fil en aiguille, le Dîner en blanc est devenu une soirée payante attirant chaque fois un peu plus l’attention des curieux et des médias.
C’est en 1991 que l’événement a ajouté un élément de fantaisie en décidant de changer de lieu chaque année et de le garder secret jusqu’à la toute dernière minute pour faire grimper l’excitation.
Cette tradition est toujours vivante aujourd’hui et je vous avoue que j’ai fini par la ressentir, cette petite fébrilité, qui accompagne généralement l’inconnu.
Les années 2010 ont vu le concept s’exporter dans plusieurs grandes villes du monde, dont Montréal, qui a accueilli sa première soirée en 2009. Le Dîner en blanc a gagné en popularité à cause de son petit côté sélect ; à Paris, où l’événement attire entre 10 000 et 15 000 personnes à chaque édition, les invitations se font par bouche à oreille et parrainage (d’où sa réputation d’événement élitiste), alors qu’ailleurs dans le monde, c’est un peu plus démocratique.
À Montréal, par exemple, on peut devenir « membre » et être sur une liste prioritaire lors de la mise en vente des billets, être parrainé, ou encore, s’inscrire comme clients ordinaires lors des ventes de billets subséquentes. Différents forfaits sont offerts ; cette année, les moins chers commençaient à 48 $. Dépendamment des éditions, c’est possible de sauter le souper et de ne venir qu’au party pour se déhancher sur la piste de danse, une fois le lieu annoncé sur les réseaux sociaux.
Il faut savoir que les convives, à l’exception des invités médias (hihihi) doivent traîner leurs tables, leurs chaises et leurs victuailles incluant l’alcool (à moins d’opter pour un forfait incluant le repas), dans l’espace public transformé pour l’occasion en banquet géant.
Holà, calmez-vous. Je sais que c’est là l’élément le plus controversé : non seulement tu paies pour aller souper, mais en plus, c’est toi qui transporte le restaurant sur ton dos comme un escargot. Kossé vous voulez que j’vous dise?
Ben oui, ça demande un engagement et des efforts, le Dîner en blanc. Mais en quoi c’est différent de payer l’entrée d’un parc national de la Sépaq pour dormir dans la bouette à vingt pieds des bécosses?
Bref, l’idée derrière la soirée est de recréer une bulle élégante et éphémère, qui mélange flashmob (comme en 2010, ouais, ça te dérange?) et garden party version Pinterest.
Je voyais ça comme le Burning Man du 1 %, mais en même temps, c’est déjà ça, Burning Man. Alors, le Burning Man, moins les orgies?
C’t’encore drôle.
Le bal en blanc
Le jour J, j’étais encore dans le néant vestimentaire. Je devais me rendre au boulot en avant-midi pour boucler un texte, et il fallait en plus que je trouve un kit assez polyvalent pour passer du Dîner en blanc au show de M.I.A. au parc Jean-Drapeau… tout ça, avec MétéoMédia qui m’annonçait des averses tenaces dès 19h.
Je n’avais pas envisagé le scénario wet t-shirt et j’étais moyennement intéressée, disons.
J’ai reçu un texto de François : « C’est dans le Vieux-Montréal ».
J’avais un point de chute, mais pas encore de look parce que la robe blanche que je comptais mettre s’est révélée couverte de coulisses jaunes, vestiges d’un fond de teint têtu qui avait résisté à la laveuse. Horreur, j’avais prédit la catastrophe.
J’ai fini par me bricoler un outfit qui me donnait l’air d’un jésuite on the loose : une longue jupe blanche paysanne avec des shorts en jeans en dessous et un top poncho vaguement chic initialement acheté pour la télé.
C’est donc accoutrée comme un véritable gourou de secte que j’ai sauté dans un Uber, direction la Basilique Notre-Dame, QG désigné des festivités de cette année.
Bon. Évidemment, vous comprendrez qu’on est à Montréal, alors la circulation était dégueulasse avec des rues bloquées partout, me forçant à descendre de mon Uber pour compléter mon trajet à la marche. Alors que je pestais mentalement contre l’état de décrissitude de la ville en montant péniblement une côte, je les ai aperçues.
2500 âmes habillées en blanc en plein milieu de la place publique, devant une église, pour p̶r̶i̶e̶r̶ manger. C’était magnifique.
J’étais là, en toge, en proie à une épiphanie.
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Ce qui m’a frappée d’entrée de jeu, c’est la diversité ethnique qui contrastait avec la blancheur immaculée et aveuglante des vêtements. La diversité des corps, aussi, mise en valeur dans une ville habituée à l’anonymat que confère le noir et le millenial gray, même en période estivale.
J’ai vu des jeunes, des vieux, du monde sur le party, des gens plus réservés. Du monde ordinaire, presque pas d’UDA (thank God), pas de politiciens en quête de votes ou d’approbation sociale. Du vrai monde vêtu de ses plus beaux atours. Des sourires plus brillants que nos vêtements. Des rires légers, francs. Une candeur qui m’avait manquée.
La suite de la soirée s’est déroulée dans un tourbillon. J’ai pris place à la table des médias et fait connaissance avec mes voisins. Puis, ça a été les photos, le repas préparé par les chefs Laurent Godbout et Christian Ventura, encore des photos, un bar à paillettes pour se gosser des brillants dans la face, des violonistes, une chorale, un spectacle de swaypole, une discipline aérienne que je ne connaissais pas, du chit-chat avec François, du people sighting, la piste de danse et les feux de Bengale, une tradition incontournable des Dîners en blanc.
Carte blanche
Je sais pas si c’était la présence rassurante de DJ Ève Salvail aux platines (c’est toujours elle ou Abeille, avouez) ou la fontaine de Chambord qui coulait à flots, mais j’étais tout simplement euphorique. À un moment donné, les haut-parleurs ont blasté I’m Alive de kween Céline et je l’ai prise au mot.
J’ai vécu de quoi, gang. Chaque minute passée au Dîner en blanc en a été une de ravissement. J’ai jamais autant eu le goût d’aller à la rencontre de l’autre. Je voulais tout savoir des gens présents. C’est comme si tout le monde avait quelque chose de précieux à raconter.
À commencer par Björk.
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Si vous mangez de la culture pop comme moi, vous aurez reconnu la robe mythique (ET controversée!) en forme de cygne portée par la chanteuse Björk aux Oscars en 2001. Sophie a toujours été fan de cette robe et a décidé de fabriquer une réplique pour assister au Dîner en blanc, qu’elle fréquente assidûment ; avec son amie, elle en est à sa 10e participation.
« Chaque année, on se dit que c’est trop compliqué, que ça coûte trop cher, mais chaque fois qu’on arrive sur le site, on est contentes, on a du fun, on partage de beaux moments entre amies. J’ai fait le premier Dîner en 2009 et à l’époque, personne ne voulait venir avec moi, mais chaque personne que j’ai réussi à convaincre de venir a eu du fun. »
Et le costume, ça fait partie des habitudes? Est-ce que c’est de plus en plus élaboré? L’amie de Sophie, restée en retrait, pouffe de rire en hochant la tête.
« Chaque année, j’aime ça me casser la tête », confie Sophie avec un ton espiègle.
À quelques pas, je croise Aymeric et Nazanin, un couple d’amoureux. Pourquoi sont-ils ici?
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« Parce que c’était trop génial », répond immédiatement Aymeric. « On aime la musique– »
« On aime la musique et l’ambiance », complète Nazanin, par-dessus.
« On peut customizer son repas, son expérience. On aime ça, tout le monde est beau, tout le monde est bien habillé. C’est surprenant, c’est vivant. C’est une période de l’année où il fait pas trop chaud ni trop froid. C’est génial, quoi », ajoute Aymeric.
Je les remercie rapidement et je m’élance dans la direction d’une belle madame noire enceinte jusqu’au cou, Kelinda, bien contente de prendre la pose.
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« C’est ma première fois ici », m’explique-t-elle. « J’ai été invitée par mon frère, mais je l’ai perdu. Il est quelque part, sans doute en train de danser. Moi, je ne peux pas, je suis presque à terme. Mais j’aime ça jusqu’à présent. C’est relax, c’est chill. En fait, c’est libre. »
À la blague, je lui demande si elle a ressenti quelques contractions durant la soirée. À ma grande surprise, elle me répond par l’affirmative.
« Je pense que c’est à cause de la musique! », rigole-t-elle.
Je lui demande si elle compte venir à la prochaine édition avec bébé.
« Avec bébé?! Non, bébé va rester à la maison pendant que maman s’amuse encore plus. »
Le temps file et je dois ramasser mes affaires pour me diriger vers le parc Jean-Drapeau. Sur le chemin menant à ma table, j’ai la vision la plus émouvante de la soirée : Maria-Alina, 96 ans et demi.
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« Prends ma mère toute seule parce que je suis moche aujourd’hui », m’indique Ivonka, la fille de Maria-Alina qui gère son fauteuil roulant tandis que je la presse de questions et que je les mitraille de photos.
« Je suis née à Montréal, mais j’ai vécu en Europe durant 16 ans et j’ai fait des Dîners en blanc là-bas. L’année dernière, j’ai décidé d’amener ma mère pour ses 95 ans et elle a tellement adoré ça qu’on est évidemment revenues cette année parce qu’on sait jamais si on va être encore là », souffle Ivonka.
« L’organisateur m’a donné son numéro privé l’année dernière et il m’a dit : “L’année prochaine, si vous voulez revenir, vous m’appelez directement” », relate-t-elle.
Ivonka me confie avoir eu peur de passer à côté de l’événement à cause de problèmes avec le transport adapté qui est arrivé avec 1h30 de retard, une réalité exaspérante à laquelle sont malheureusement habituées les personnes en fauteuil roulant.
« J’ai texté Benoît, l’organisateur et il m’a dit : “Venez, on vous attend”. J’étais en larmes. J’ai payé 250 $ de taxi, de Pincourt jusqu’à ici. Mais il faut comprendre que je suis née ici, dans ce quartier. On boucle la boucle. L’année dernière, l’événement était au square Dorchester, juste à côté du premier emploi que ma mère a occupé, dans la foulée de l’Expo 67. Des événements comme ça, ça te redonne de la vie pour toute une année. »
J’arrête mon enregistreuse, les larmes aux yeux. Alors que je continuais de jaser avec Ivonka, un homme s’est approché de sa mère, en lui effleurant le bras. J’allais l’interpeller quand j’ai vu l’homme se retourner et prendre un verre au bar pour l’offrir à Maria-Alina.
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Le temps de faire mes adieux et de ramasser mon sac, j’ai senti ma soirée au Dîner en blanc basculer vers la fin. Ne me demandez pas comment, mais je me suis retrouvée avec un joint dans les mains.
En envoyant ma petite puff de marijuana dans l’air, repue de ma soirée et de mes échanges avec de purs inconnus, je me suis dit, sereine, que j’avais enfin retrouvé le Montréal prépandémique.
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