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J’ai passé une semaine en mode haut-parleur

Ma mission : emmerder les gens autour de moi.

Par
Hugo Meunier
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– Salut, je peux te poser une question?

– Oui.

– Pourquoi t’utilises ton cellulaire sur le haut-parleur?

– J’aime pas ça, avec des écouteurs…

La scène se déroule tôt en début de semaine devant l’édicule du métro Pie-IX. En mission pour démystifier pourquoi des gens utilisent leur cellulaire avec la fonction haut-parleur en public, j’aborde une jeune femme en flagrant délit de grande conversation dans le bus.

C’est délicat comme intervention. Surtout avant mon deuxième café.

Mais pourquoi diable mettrais-je des gants blancs après avoir eu à endurer quinze minutes de blabla d’une banalité abyssale entre la passagère et son interlocuteur?

C’est ce qui me pousse enfin à lui poser la question qui me taraude depuis les premières manifestations du genre sur la place publique : pourquoi?

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La fille coupe court à notre échange matinal, s’éloigne tout en poursuivant sa conversation, briefant sans doute son interlocuteur incrédule sur la raison de l’intermède.

– Un gros barbu louche qui se mêle pas de ses affaires.

J’invente ce bout-là, mais mon interlocutrice a quand même été déstabilisée par le fait que j’entre dans sa bulle de même, malgré le fait qu’elle était dans la mienne depuis son entrée dans le wagon. La preuve, je la retrouve plus tard sur le quai en direction Honoré-Beaugrand, le cellulaire cette fois-ci vissé sur son oreille, comme tout le monde qui a eu une mère pour les élever.

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Mais bon, je ne me suis pas transformé en justicier du transport en commun juste pour le fun. C’est plutôt l’inverse, en fait, et un défi lancé par mes amies de l’émission On va se le dire, ce rendez-vous hebdomadaire animé par le chum de la comédienne Bianca Gervais.

C’est Geneviève, la recherchiste, qui m’a écrit pour me proposer cette mission qui servirait le bien commun de l’humanité.

– Eille, Hugo, on l’sait que t’aimes ça, déranger les gens.

– Oui, certes, par la force de mes idées, en bousculant l’ordre établi!

– Ne-non, juste… déranger les gens.

– Oh.

Résultat : j’ai passé une semaine en mode haut-parleur dans l’espace public. D’emblée, laissez-moi vous rassurer : j’ai survécu sans ecchymoses.

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Même si j’ai dû me transformer en la personne que je déteste le plus au monde, force est d’admettre que la population est docile, pacifiste et se garde de lyncher publiquement autrui (hors des réseaux sociaux, on s’entend).

Oui, j’ai eu droit à des soupirs de découragement, j’ai été fusillé du regard à maintes reprises, mais personne n’est allé au bout de son fantasme de me beugler : « EILLE, LE CAVE, ARRÊTE ÇA! » en me postillonnant à deux pouces de la face.

Un son de marde

Avant d’amorcer l’opération « Grand dérangement », je passe un coup de fil à mon camarade de La Presse Mario Girard, qui a pondu deux chroniques sur le sujet dans les derniers mois.

Tel un Julian Assange du civisme, ce lanceur d’alerte de l’ordinaire avait publié un premier cri du cœur après un séjour aux États-Unis à l’été 2023. « Au départ, ça me crinquait. Mais là, c’est devenu une obsession, on en a des exemples tous les jours. Cet été, je suis revenu à la charge pour déplorer que le phénomène était maintenant répandu chez nous », raconte Mario, joint en Europe où la situation est pire. « Dans le transport en commun, c’est la folie furieuse. Heureusement, les gens semblent commencer à réaliser que ça n’a pas de bons sens, que c’est un fléau et qu’une rééducation doit se faire », constate Mario Girard, qui souligne que les Européens interviennent davantage pour exprimer leur mécontentement. « Au Québec, on est encore à l’étape du regard soutenu. Pourtant, c’est un son de merde. Il n’y a rien de pire, comme bruit, et c’est agressant », peste le chroniqueur.

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Impossible aussi de tirer un portrait-robot précis de ces délinquants du haut-parleur. Jeunes, vieux, pauvres, riches, de souche française de France, issus de l’immigration : le mal est partout. « Il y a une perte de code sur la notion d’intimité, ce n’est plus grave de parler de choses personnelles à voix haute. C’est intéressant, sociologiquement. Pourquoi, tout à coup, on choisit d’imposer ça aux gens autour? », demande Mario Girard qui avait aussi dénoncé le manque de civisme chez les spectateurs toxiques.

Peut-être que les réseaux sociaux ont exacerbé cette calamité, maintenant les gens en équilibre sur la mince ligne entre le privé et le public.

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En vérité, je suis un peu jaloux de cette frange tonitruante, capable de se crisser du monde qui l’entoure. La vie doit être plus simple quand on se fiche des autres. « C’est sûr qu’il y a une part de provocation dans tout ça », atteste Mario Girard.

Une façon d’exister

Une théorie que me confirme le professeur Alexandre Coutant, du département de communication sociale et publique à l’UQAM. « Oui, il y une dimension d’affirmation identitaire. Les cellulaires, c’est la nouvelle incarnation de ce qu’on faisait avant en jouant d’un instrument ou en utilisant notre grosse chaîne Hi-Fi portable. C’est volontaire, conscient et c’est une façon d’essayer d’exister dans l’espace public », explique le professeur et chercheur au sein du laboratoire sur la communication et le numérique (LabCMO).

Toutefois, des adeptes du haut-parleur le font peut-être de manière involontaire, nuance Alexandre Coutant. « On remarque les conséquences de la pandémie. On s’est retrouvés seuls et isolés, ce qui entraîne un tas de conséquences, en plus d’avoir déréglé les normes sociales du savoir-vivre dans l’espace public. »

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Intéressant. D’autant plus que le professeur ajoute qu’il n’y a rien de nouveau dans ce phénomène, sinon que tout le monde a désormais des outils en poche pour déranger les autres. En terminant, M. Coutant n’est pas trop surpris d’apprendre que la plupart des gens ne bronchent pas devant ces comportements pourtant fort irritants. « C’est difficile de faire un rappel à l’ordre des normes sociales. On a peur d’enfiler la casquette du moraliste, ça demande certaines habiletés. C’est plus simple d’endurer », tranche-t-il.

Un apôtre du savoir-vivre

J’ai décidé de mener la majeure partie de mon expérience dans les transports en commun. Les gens sur haut-parleurs sont légion sur les trottoirs, mais c’est quand même un peu moins exaspérant qu’à l’intérieur.

Dans le métro, suffit qu’une personne s’y adonne pour déranger le wagon au complet. C’est encore pire le matin, lorsqu’on n’entend pas une mouche voler.

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Rien de pire que quelqu’un qui jase à haute voix sur haut-parleur ou déroule son feed TikTok ou Instragram. Je le sais, puisque j’ai moi-même été cette personne, le temps de quelques trajets.

Ça m’a demandé une bonne dose de courage pour faire subir ça aux autres usagers, étant plutôt un apôtre du savoir-vivre (merci à mes parents).

D’ailleurs, l’an passé, au cours d’un voyage en famille de six mois en Amérique du Sud, j’ai pu témoigner de ce fléau dans la plupart des endroits publics où nous allions. Une fois, dans un métro à Santiago (oui, je fais mon frais), j’ai pété une coche en faisant jouer Chop Suey! de System Of A Down dans les oreilles d’un gars qui imposait sa musique au reste de l’univers. Le malfrat avait fini par prendre son trou et ma famille a eu honte de moi.

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Prochain arrêt… Clic Santé!

Tout le long de la ligne orange, je scroll mon fil Instagram, le volume dans le tapis. Avec la grâce d’un équilibriste, je me déplace entre les différents wagons et j’essaye d’avoir l’air au-dessus de mes affaires, même si je sens plusieurs paires d’yeux me dévisager. « C’est le cas », confirme mon jeune collègue Clément, qui m’accompagne « subtilement » pour documenter l’expérience. Tout le train me remarque, une femme éclate de rire, une autre soupire fort, mais personne n’intervient.

Et je continue de descendre mon fil.

Extrait d’une influenceuse de passage au podcast de Marie-Claude Barrette, extrait d’un concert de Paris Hilton (?!), extrait d’une vidéo d’entraînement (obtenez un corps de rêve grâce à 15 minutes de redressements assis faciles par jour), extrait de Luc Picard au match d’ouverture des Canadiens, extrait de la playlist de rêve d’une chanteuse française à la mode sur Konbini, etc.

Je me sens comme la pire personne sur Terre, faisant de la compétition au voisin du cabaret La Tulipe.

Je débarque à Berri-UQAM.

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En sortant, je croise Maureen, en pleine conversation sur haut-parleur sur la rue Sainte-Catherine.

Pas le choix de lui courir après.

J’attends la fin de son appel avant de lui poser LA question : pourquoi?

« Je le fais juste dans la rue pour ne pas risquer de me blesser en textant. Sinon, je mets des écouteurs dans le métro », justifie la jeune femme, d’avis que d’autres combats plus urgents méritent d’être menés.

Soit. C’est sûr que le haut-parleurgate se classe plutôt bas sur une échelle de 0 à la bande de Gaza.

Mais quand Maureen a invoqué des motifs de sécurité pour justifier le recours au haut-parleur, j’ai aussitôt pensé à cette tragique histoire qui m’a longtemps hanté.

Une campagne de la STM

La situation serait à ce point désagréable que la Société de Transport de Montréal (STM) a lancé cet automne une nouvelle campagne pour inciter les gens à adopter de bons comportements dans son réseau, notamment en ce qui a trait aux haut-parleurs.

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« C’est une campagne ciblant les gens qui – peut-être inconsciemment – adoptent ce comportement-là et dérangent la clientèle autour ainsi que nos chauffeurs de bus », m’explique Christopher Kranjec, le directeur principal, livraison du service et expérience client à la STM.

Il ajoute que cette campagne est le résultat d’un sondage effectué auprès des usagers. « Parfois, les gens parlent très fort et on entend beaucoup de conversations personnelles. Il faudrait se garder une gêne », résume M. Kranjec, qui espère que les récalcitrants finiront par régler le problème par eux-mêmes au lieu de voir d’autres usagers se faire justice.

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Le directeur me donne même la permission de tester la patience des usagers pour le bien de cette expérience.

Un privilège que j’ai utilisé à satiété.

Surtout lorsque j’ai reçu un appel de Clic Santé, où j’avais pris rendez-vous, quelques jours auparavant.

Pendant deux heures, j’ai été pogné à attendre en ligne pour parler à une infirmière, laissant les usagers de la STM à la merci de la pire musique d’ascenseur de l’univers (un genre de polka instrumentale).

J’ai aussi dû répéter à voix haute toutes mes informations personnelles à une réceptionniste qui ne semblait rien comprendre.

« UN KYSTE. OUI, SUR LE POIGNET. NON, ÇA FAIT PAS MAL. JE VEUX L’ENLEVER. AH. »

Un constat pour finir

Sur l’heure du dîner, pendant que je me fais des ennemis dans l’agora du pavillon Judith-Jasmin de l’UQAM, Clément immortalise la scène de l’étage supérieur, lui-même en train de virer fou à cause des grincements stridents de la musique d’attente.

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Quand je parviens enfin à jaser avec une infirmière, je dois énumérer à nouveau toutes mes informations personnelles, cette fois-ci dans la cafétéria où je suis allé me chercher un lunch.

– Non, aucun médicament… SAUF DE LA DROGUE LES FINS DE SEMAINE, COWABUNGA!

Je complète la portion terrain de l’expérience dans les rayons d’un supermarché, d’où j’appelle tour à tour mes collègues Rosalie et Stéphanie sur haut-parleur pour parler de tout et de rien (surtout de rien), dans l’indifférence relative.

– Ouin, on mange quoi ce soir? Avec une p’tite salade? OK!

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Le lendemain, en métro vers le bureau pour rédiger cet article, un constat me frappe : TOUT le monde a les yeux rivés sur son cell (sauf une poignée de lecteurs anachroniques) et au final, c’est peut-être un exploit que la situation ne soit pas plus cacophonique.