« Je ne pose pas de questions. Je cours. »
Laconique, l’annonce de Matthieu sur Marketplace intrigue. Ce n’est pas une pub de souliers ni une offre d’entraînement. Non : il propose carrément de courir à votre place. Une séance sur mesure, facturée au kilomètre, uploadée sur votre compte Strava. Ni vu ni connu.
Supercherie! Scandale! Arnaque!
Bienvenue dans le monde questionnable des « mules » ou « jockeys » Strava. Ces mercenaires du cardio qu’on rémunère pour courir, pédaler ou nager par procuration.
Le phénomène a récemment attiré l’attention de plusieurs médias, qui l’ont abordé avec un étonnant sérieux, bien conscient de son potentiel d’indignation.
Imposture! Au bûcher! Hérésiiiiie!
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Le principe est simple : un inconnu exécute la séance, enregistre l’effort, puis vous transfère le tout pour que ça paraisse authentique sur ce réseau mi-calendrier d’entraînement, mi-tableau d’honneur, où chaque kudos devient une monnaie de validation.
Les motivations? Variées : impressionner des amis ou sa nouvelle conquête, berner un employeur, fournir des preuves d’activité à un médecin. Un jockey m’a même confié que ça pouvait servir d’excellent alibi pour des escapades extraconjugales.
Plutôt que d’enquêter en touriste, j’ai décidé de jouer le jeu. Après tout, je cours. Pas comme Kipchoge, mais assez pour l’exercice. J’ai donc mis en branle ma petite opération : une annonce bricolée avec un ton professionnel, un logo quétaine, mon offre de service. Une petite fraude… dans la fraude.
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Strava Jockey Montréal : pour les ambitions sans ampoules.
J’y prétends être le gestionnaire, ou disons le pimp, d’une escouade de mules montréalaises : fiables, rapides, bienveillantes… et tout à fait disposées à gonfler votre mois de juillet, comme on dope un compte Instagram avec 10 000 faux abonnés pour le prix d’un latte au lait d’avoine.
J’offre même des prix compétitifs, pénétration de marché oblige.
Allure sur mesure, de 4:10 à 7:00 au kilomètre. Tarifs progressifs : 1,50 $/km de 1 à 10 km, 2,00 $/km entre 10 et 21, puis 2,50 $/km au-delà du demi-marathon. Paiement par virement Interac, service courtois inclus.
Bref, un deal clé en main. Discret. Accessible.
Éthique? Non, pas tant.
Dix jours plus tard : 500 vues, zéro client. Seulement deux messages de gars motivés à intégrer mon écurie fictive, croyant à tort pouvoir s’emparer d’une part du butin.
Un échec commercial pour l’instant, mais une victoire pour l’honnêteté. Montréal, semble-t-il, résiste encore à la tentation du kilomètre de contrefaçon.
Vrai phénomène ou mirage numérique?
À l’origine, ce n’était qu’une blague lancée sur X en 2024 par un internaute indonésien. Mais, contre toute attente, la boutade a pris racine : une idée mi-absurde, mi-géniale, devenue un concept vaguement rentable. Depuis, la rumeur s’est répandue comme une traînée de poudre, franchissant les frontières jusqu’à gagner la France, les États-Unis, le Royaume-Uni… Si certains assurent que ça marche, c’est pas la mer à boire, mais assez pour alimenter le fantasme.
Samuel, jockey débutant dans les Laurentides, garde bon espoir de décrocher une première course bientôt. Il vient tout juste de se lancer, publiant son offre sur divers groupes de course à pied. Pour l’instant, il récolte surtout des insultes, mais il se dit que ça finira peut-être par débloquer. L’optimisme du débutant, sans doute.
Dave, de la Capitale-Nationale, reste lui aussi sur sa faim. Aucune demande. Pourtant, en publiant son annonce, il y croyait dur comme fer. Il se voyait déjà rentabiliser ses intervalles, transformer ses foulées en dollars. Chling-chling! Comme moi, il avait vu passer ces vidéos de jockeys Strava qui empochaient des billets. Mais voilà : les mirages de l’Internet se dissipent parfois au contact du réel.
Parce qu’ici, même avec une annonce léchée et une offre tout ce qu’il y a de plus sympathique, l’absence totale d’intérêt fait douter de l’existence réelle de cette prétendue tendance.
Pour pousser l’expérience, j’ai donc décidé d’investir dans ma boîte. Comme tout bon entrepreneur, j’ai mis 27 $ pour un push Facebook : trois journées à 9 $ chacune. Une offensive marketing ciblée, chirurgicale : plus de 2 100 vues.
Résultats? Bof. Très bof, même : quelques scammers, une classique madame qui voulait savoir si « l’article était disponible » avant de disparaître et une poignée de justiciers venus se moquer, avec raison, de cette tentative désespérée de vendre du faux.
Ma petite expérience, totalement empirique et fièrement non scientifique, ne prétend démontrer qu’une seule chose, soit que le marché est, pour l’instant, pas terrible. Si le subterfuge en dit long sur notre époque et sur ce besoin un peu pathétique de reconnaissance numérique, même au prix d’une supercherie, on peut au moins se réjouir que personne n’ait mordu à l’hameçon.
Car courir, en théorie, c’est un truc intime. Une affaire de souffle, de solitude, d’endurance. On court contre soi-même, pas contre les autres. C’est beau, non? Mais les adeptes de Strava le savent : les segments appellent la compétition, les kudos flattent l’égo, et l’envie de paraître rapide finit souvent par sprinter devant celle de progresser.
Reste qu’à deux piasses du kilomètre, plusieurs fois par semaine, l’Uberisation du jogging finit par coûter cher. Même en plein capitalisme tardif, s’acheter une identité sportive revient plus salé que d’assumer sa petite paresse… pour l’estime comme pour le portefeuille.
Surtout quand le vrai marathon, c’est de joindre les deux bouts pour payer son petit 3 ½ rendu hors de prix.
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