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Grosse soirée de lutte à Chicoutimi

Jaser (un peu) de politique entre deux clés de bras.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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On dit que les meilleures soirées sont celles qui sont imprévues.

Bon, personne ne dit vraiment ça, ce qui n’empêche pas l’affirmation d’être remplie de bon sens.

Et l’exemple le plus éloquent est sans conteste cette soirée de lutte endiablée (euphémisme), dénichée par hasard en arrivant au Saguenay à bord de notre VR, dernière escale en lice de notre tournée électorale.

Faque lâche immédiatement ce que tu fais et LET’S GET READY TO RUMBLE!!!

On était loin de se douter qu’on s’apprêtait à battre des records dans la catégorie « reportage hors des sentiers battus » en tournant le coin au volant de notre vingt-quatre pieds dans une sorte de cour industrielle excentrée du boulevard Tadoussac à Chicoutimi-Nord.

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« Lutte professionnelle toutes les semaines », claironne l’écriteau à l’entrée, au sujet du rendez-vous hebdomadaire – ZE happening à Chicout’ les vendredis – organisé par la Attitude Wrestling Entertainment (AWE)

En débarquant comme un cheveu sur la soupe en fin d’après-midi, il n’y a personne dans l’ancien garage converti en amphithéâtre de lutte.

Une poignée d’adeptes font déjà le pied de grue dans le stationnement.

Mais les portes ont beau ouvrir à huit heures et quart, une poignée d’adeptes font déjà le pied de grue dans le stationnement un peu avant dix-huit heures, certains assis sur des chaises de camping.

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C’est le cas d’Yvan, Linda et Mélissa, des fans finis qui ne ratent aucune soirée de lutte. « J’aime toute là-dedans, surtout envoyer chier les lutteurs et les provoquer, c’est la meilleure façon d’évacuer le stress après une semaine de marde! », lance Yvan, qui sort de la job plus tôt le vendredi pour arriver en premier ici.

À côté de lui, Mélissa fronce les sourcils. « Heille, arrête de dire ça que t’as une semaine de marde! Moé je travaille TOUTE la semaine dans la marde pour vrai! », le rabroue en riant Mélissa, employée d’une compagnie de fosse septique, aussi inconditionnelle des soirées de l’AWE. « Je ne connais rien à la lutte, mais j’ai vu leur live sur Twitch durant la pandémie et je viens toutes les semaines depuis six mois », mentionne Mélissa, qui retarde même sa fin de semaine de camping pour ça. « Je monte après et j’arrive vers 2h du matin. J’ai déjà le look! », lance-t-elle en riant, en pointant ses Crocs mauves.

« Ma fille de 14 ans vient d’être embauchée au McDo tellement les besoins sont là. »

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Pour tuer le temps (et parce que c’est mon mandat), je leur demande s’ils suivent la campagne électorale, ce qu’ils en pensent jusqu’ici. « Ça a ben l’air qu’on va être dans la marde (une thématique récurrente) encore pendant quatre ans », peste Mélissa au sujet de la position nord-coréenne caquiste. Elle songe pour sa part accorder son vote au candidat conservateur local.

Ancien château-fort péquiste, le comté de Chicoutimi a basculé aux mains de la CAQ en 2018, avec une victoire écrasante de la députée sortante Andrée Laforest, également ministre des Affaires municipales et de l’Habitation.

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Pour Linda, la pandémie a été dure pour tout le monde, particulièrement les aînés. « Ici on a de gros enjeux en santé et de pénurie de main-d’œuvre », ajoute Linda. « Ma fille de 14 ans vient d’être embauchée au McDo tellement les besoins sont là », renchérit Mélissa.

Un peu plus loin dans la file, la Jonquiéroise Chantale est aussi une habituée des soirées de lutte. Elle est venue avec son neveu de six ans, Zachary. « C’est vraiment un petit 10$ bien investi, tu vas voir! », promet Chantale, qui ne s’intéresse pas vraiment à la politique. « Je fais mon devoir, mais mon idée n’est pas encore faite. Je suis pas mal conservatrice », confie-t-elle, qualifiant de «très rough » sa pandémie marquée par son 50e anniversaire en confinement et le départ de ses deux enfants de la maison. « Je suis chanceuse, ils ont été capables de trouver des emplois dans la région, ce qui n’est pas le cas de tous les jeunes.»

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Lutte > politique

Mais bon, on n’est pas ici pour parler de politique, mais de lutte.

D’ailleurs les responsables de l’événement sont arrivés et nous autorisent à documenter leur tradition hebdomadaire, à condition de laisser la politique en dehors du ring. « On ne veut pas se prononcer sur la campagne électorale par souci de neutralité, puisque nous sommes un OSBL », m’informe d’emblée l’imposant Mathieu Villeneuve, le promoteur et initiateur des soirées de lutte.

Soit.

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Alors plutôt que de leur demander pour qui ils votent, j’ai voulu en savoir plus sur la genèse de ce rendez-vous fort populaire, à en juger par la file qui s’allonge de minute en minute devant la porte.

« On est des gros amateurs de lutte et on a commencé ça il y a six ans dans la cour de chez Mathieu. On s’est ensuite acheté un ring à Québec, avant de chercher un local », raconte Ianrick, un des producteurs, flanqué de Marc-André, autre producteur et fan de lutte qui a sauté à pieds joints dans le projet.

« La foule embarque tellement qu’elle fait partie du show. »

« On a d’abord fait quelques matchs à l’église de Saint-Fulgence, mais on était tanné de monter et démonter le ring. On a donc acheté le garage ici pour en faire un emplacement permanent », raconte Marc-André, encore surpris par l’engouement local pour la lutte. « Au début, on attirait 40-50 personnes, là on est plus autour de 130-150 personnes chaque semaine. La foule embarque tellement qu’elle fait partie du show », relève Marc-André.

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Ianrick ajoute que tout est fait avec passion, de manière 100% bénévole. « On donne des cachets symboliques aux lutteurs (déplacement, hébergement, etc.), mais personne ne fait d’argent. Certains spectateurs habitués, comme Yvan (le gars arrivé en premier), nous aident même à ramasser les chaises à la fin », explique le jeune homme de 29 ans, fier de la carte de ce soir, sur laquelle figurent de gros noms de la lutte.

Des combattants locaux ou d’ailleurs au Québec qui n’évoquent rien chez le profane, mais qui font courir les foules. « On a « Le Tabarnak de team » et le champion de la fédération Matt Angel (le Jonquiérois Mathieu Bouchard-Lapointe) en combat principal, de gros invités! », s’enorgueillit Ianrick.

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À ces gros noms se greffent quelques chouchous des environs, comme Alexandre Morin AKA Morino, un heel (méchant) que tout le monde déteste avec amour. Si la lutte est fake, la haine envers le jeune homme l’est tout autant, même si elle est pour le moins démonstrative. Parlez-en à tous ces gens dans la file portant le subtil t-shirt sur lequel on peut lire « Va chier Morino ».

« Morino était le surnom de mon père, je l’ai gardé », justifie le lutteur de 33 ans, qui a commencé à s’y mettre en 2017, encouragé par son ami Mathieu. Du haut de ses six pieds quatre pouces, le promoteur est lui-même un lutteur, mais il a dû prendre ses distances du ring après avoir subi quelques commotions.

Quant à cette peste de Morino, il est tombé dedans quand il était petit, en écoutant la lutte avec son père Stéphane. « Ce qui est le fun, c’est à quel point les gens embarquent. Ils viennent décompresser, relaxer », souligne le mécanicien, qui a déjà perdu un bout d’oreille dans un combat (pas contre Mike Tyson).

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Les gens viennent se défouler aussi, à en juger par les « Va chier Morino » presque thérapeutiques qui fusent sur son passage.

« C’est un bon gars dans la vraie vie! », m’assure toutefois sa blonde Noémie, qui gère ironiquement la table de merch contenant, entre autres, le gaminet de l’heure. Il n’en faut pas plus pour me convaincre de m’en procurer un à mon tour.

« Ici la foule est wild, les murs vibrent…»

Bon, assez parlé de l’attente. On ne veut plus le savoir, on veut la voèère la damnée lutte.

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Les gens commencent d’ailleurs à entrer dans la salle. Yvan, Linda et Mélissa prennent place dans la première rangée, à l’ombre du ring. D’autres courent dans le garage pour s’assurer les meilleurs sièges. La salle se remplit aussi vite qu’une marée haute et l’alcool coule à flots à des prix dérisoires (3$ pour une canette de Bud).

Quelques filles travaillent au petit bar, dans le jus. « Quin! La lutte dans la AWE, ça vient avec un popcorn! », lance Valérie, qui me tend un gobelet fait maison.

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Pendant que les gens s’installent dans l’amphithéâtre tamisé, je fonce dans les « loges », où les lutteurs achèvent de se préparer.

La frénésie est palpable dans le backstore rudimentaire. Les lutteurs enfilent leur costume dans tous les recoins. Le légendaire Trifluvien Alex Silva se change directement dans un couloir, tout près du non moins célèbre DGenerate (le Jonquiérois Philippe Munger). « Ici la foule est wild. Les murs vibrent…», m’avertit le premier.

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Pendant qu’il enfile ses longues bottes mauves extra franges, Philippe me raconte son parcours. Le vétéran de 39 ans revient de loin. « Ça fait 22 ans que je lutte. J’ai fait une dépression il y a deux ans en voyant que plusieurs lutteurs que j’avais entraînés livraient des combats partout au Québec. J’étais écoeuré, frustré puis tout a crashé », confie Philippe, qui a ensuite sombré dans l’alcool et la drogue.

« J’ai joint la AWE il y a deux ans et je consommais encore. Les promoteurs ont pris soin de moi et m’ont aidé à me remettre sur pieds. Ça fait dix mois que je suis sobre », calcule fièrement Philippe.

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En retournant dans la salle, je croise Skoll l’impitoyable et son acolyte Skogen en train d’appliquer la dernière touche de leur maquillage devant un miroir de salle de bain.

Sur le ring, Thomas Dubois du Tabarnak de team – clou de la soirée – y va de quelques étirements avec son comparse Mathieu St-Jacques. « On voulait un nom qui représente ce qu’on est, soit des genres de colons violents! », badine Thomas, qui lutte depuis une douzaine d’années. « J’écoutais ça avec mon père après la messe quand j’étais petit. Il aimait Dino Bravo, moi c’était plus The Undertaker », souligne Thomas qui travaille dans l’asphalte dans sa vie « normale ». « Je suis un bâtisseur du Québec », raille-t-il un peu, avouant être actuellement préoccupé par l’inflation.

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« Tabarnak! Tabarnak! »

Plus que cinq minutes avant le début du gala. L’ambiance est déjà survoltée. Sur l’écran géant, Ozzy entonne Crazy Train, suivi de Fuel de Metallica, la toune habituelle marquant le lancement des hostilités.

Grâce à un cadran sur l’écran, les gens égrènent le décompte des dix dernières secondes.

3-2-1…LET’S GET READY TO RUMBLE!!!

Amélie, l’animatrice de la foule, s’avance sur le ring. « Est-ce que vous voulez de la lutte? »

– OUIIIIIII!, explose la foule.

– On veut de la lutte tabarnak!, s’égosille quelqu’un dans la salle.

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L’arbitre grimpe à son tour dans le ring sous les huées, comme il se doit.

Le premier combat oppose le détestable Morino et son équipe Spray and Shine aux Enfants de chœur (qui portent très mal leur nom).

Morino se fait abreuver d’insultes par la foule, un phénomène contagieux. Je m’y autorise aussi depuis l’achat de mon t-shirt.

Le principal intéressé fait honneur à sa réputation en multipliant les coups vicieux, menant à la victoire avec son équipe. « T’es un sale Morino! », adjuge néanmoins un spectateur, tandis que les gagnants narguent la foule avec leur ceinture.

Au deuxième combat, les violentes claques que s’échangent Alex Silva et Skoll l’impitoyable résonnent bruyamment dans la salle et donnent froid dans le dos.

La foule, qui n’est visiblement pas à son premier BBQ, encourage le premier, en scandant « Silva va te tu-er! Silva va te tu-er! »

Mes Budweiser commencent à faire effet et rehaussent mon enthousiasme d’un cran. Influençable, j’insulte et encourage copieusement les lutteurs, selon leurs comportements sur le ring. Certains spectateurs prennent tellement leur rôle au sérieux qu’on se laisse presque convaincre de leur haine envers les lutteurs…jusqu’à ce qu’on voit de grands sourires se dessiner sur leur visage.

C’est vraiment une expérience unique que ce long reportage ne parviendra pas à traduire.

La chaleur est écrasante dans l’amphithéâtre, un net contraste avec le froid mordant à l’extérieur, où les gens sortent fumer tout au long de la soirée.

« Êtes-vous prêts pour le combat principal? », nous rappelle à l’ordre Amélie dans les cris hystériques.

Les gens savent ce qui va suivre, pas moi.

« Il n’y a pas de disqualification et tous les coups sont permis », enchaîne l’animatrice, pendant que la foule scande spontanément « Tabarnak! Tabarnak! »

On est repartis à bord de notre VR complètement sonnés par ce qu’on venait de voir.

Le reste risque de me hanter jusque sur mon lit de mort: l’arrivée du Tabarnak de team dans l’euphorie générale, celle des adversaires Matt Angel et DGenerate dans les huées, les chaises et plateaux en métal fracassés dans le dos et les sauts de la troisième corde acrobatiques.

Vraiment du haut calibre, j’ai encore un sourire étampé dans la face juste à y penser. Le combat qui se transporte dans la salle de manière totalement chaotique (et hautement réaliste), les taloches parmi la foule, un enfant qui sacre une violente mornifle à Matt Angel, un autre d’à peine cinq ans qui s’époumone « Tabarnak! Tabarnak! », le tout culminant vers le crissage en règle des méchants Matt Angel et DGenerate au travers des tables en bois.

Magique.

« Merci! Vous n’avez rien inventé à Chicoutimi, mais il y a toujours quelque chose de spécial icitte », résume un des membres du Tabarnak de team avant de quitter le ring triomphant.

On est repartis à bord de notre VR complètement sonnés par ce qu’on venait de voir, jusqu’au motel Le Parasol où on s’offre le luxe d’une douche chaude et d’un lit douillet.

Et même si j’ai peu jasé de politique avec le monde, je m’endors en me disant que je connais au moins la religion des gens de la place.