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Fan fini.e : payer des milliers de dollars pour voir son band préféré en concert
Inutile de tourner autour du pot : je m’apprête à aller me farcir trois shows de Pearl Jam en une semaine.
Si vous avez moins de 25 ans, vous êtes peut-être en train de googler le nom du groupe (qui a connu ses heures de gloire avant votre naissance, à la fin du siècle dernier).
Pour les autres, vous réagissez peut-être avec indifférence, empathie (pitié?), voire un malaise similaire à celui que vous arborez à la vue de quelqu’un avec un tatouage tribal en haut des fesses aux glissades d’eau ou François Legault sur TikTok.
Ou ce dédain maintes fois ressenti se traduisant par : « Man, décroche de Pearl Jam… pis au pire, va voir le show une fois, mais ne te sens SURTOUT PAS OBLIGÉ D’ÉCRIRE UN (autre) ARTICLE LÀ-DESSUS ‘BARNAK! »
Si le chapeau vous sied, désolé à l’avance pour ce qui suit. Vous pouvez aussi passer votre chemin. Tiens, il y a ce texte de mon collègue Jean en visite chez les vampires qui est pas mal bon, ou encore celui d’Émilie en tournée électorale pour Radio-Canada.
Parce que cet article ne s’adresse pas à vous, ni même à ceux et celles qui aiment un peu le groupe pour les quelques hits calcinés qui passent encore à la radio (Last Kiss, Alive, Even Flow, Better man) ou aux nostalgiques des premiers albums, d’avis que tout est nul depuis Vitalogy (pfff).
Non, ce reportage s’adresse plutôt aux fanatiques, prêt.e.s à suivre fidèlement leur groupe ou artiste fétiche jusqu’à l’infini et plus loin encore.
Ceux et celles qui se tapent des road trips ou des voyages en avion pour le voir jouer live peu importe l’endroit sur le globe.
Ceux et celles qui se tapent plusieurs concerts d’une même tournée.
Ceux et celles qui orientent leurs destinations vacances en fonction des dates de concerts de leur groupe chouchou.
Ceux et celles qui se sentent parfois seul.e.s, jugé.e.s et incompris.es dans leur culte envers tel ou tel band, peu importe le style ou l’époque.
Ceux et celles qui vendraient leur mère (allô, maman!) pour une jasette de cinq minutes avec Eddie Vedder, Bono, Marie Carmen ou Beyoncé.
Bref, si vous cochez oui à l’un de ces critères ou à l’ensemble d’entre eux, eh bien bonne nouvelle, vous n’êtes pas seul.e!
J’ai d’ailleurs interrogé quelques mélomaniaques de notre espèce un peu plus bas.
Mais d’abord, un brin de contexte.
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Pearl Jam et moi
Ma relation avec le quintette (aujourd’hui sextuor avec le claviériste Boom Gaspar) de Seattle remonte à l’adolescence.
J’avais l’âge de mon fils quand l’album Ten est sorti. C’est mon grand frère Ben qui m’a initié. Le coup de foudre fut instantané. La chanson Black jouait en boucle dans mon Sony jaune, me faisait penser à cette fille.
La voix d’écorché vif d’Eddie m’a conquis sur le champ. C’était différent, authentique, brut : bref, aux antipodes des groupes en spandex qui se maquillaient des heures pour jouer aux mauvais garçons (ce qu’ils étaient malgré tout pour la plupart).
Les albums de Pearl Jam, Nirvana, Soundgarden, Hole et autres artistes grunge sortaient du four à peu près en même temps, et on y parlait de féminisme, de pro-choix, d’injustice, d’émancipation, de révolte, d’excès et d’autres thèmes auxquels on pouvait s’accrocher.
À l’époque, Pearl Jam, d’une intégrité admirable, refusait de jouer la game. Ses tournées passaient rarement dans le coin ou étaient carrément sur la glace pendant son long beef avec Ticketmaster.
J’ai raté le mythique show de Verdun à l’auditorium, ce qui me vaut encore de me faire niaiser sur une base régulière par mes ami.e.s qui ont sué leur vie dans l’amphithéâtre enfumé rempli à craquer.
Rien pour m’empêcher de me faire tatouer le stickman du groupe sur une épaule après la sortie de l’album Yield, alors que la plupart des fans mous étaient passés à autre chose. Ne restaient que les irréductibles, qui allaient les suivre pour le meilleur (No Code, Binaural, Lightning Bolt) et parfois le pire (Avocado, Backspacer, Gigaton).
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Mais bon, peu importe l’album, c’est en concert que la magie de Pearl Jam opère. Le groupe se distingue avec des événements-marathons de deux, trois heures et par sa propension à varier radicalement ses setlist chaque soir. Ça explique pourquoi les gens vont voir deux, quatre, dix concerts d’une même tournée, certains d’avoir droit à des expériences différentes, à quelques ressemblances près bien sûr (oui oui, pas de panique, vous allez entendre Alive et Small town).
Ça explique aussi la fidélité indéfectible des fans et le fait que ces concerts d’arénas jouent toujours à guichet fermé, même après trois décennies.
Pour ma part, après m’être remis de mon absence à Verdun, je me suis quand même bien repris.
Dès que le groupe se produit à une distance acceptable de char (un rayon d’environ 5 à 600 kilomètres), je me procure des billets, souvent par le truchement de sites de revente voleurs, puisqu’ils s’envolent en quelques minutes par les voies officielles.
J’ai ainsi vu Pearl Jam une vingtaine de fois entre 1998 et aujourd’hui, notamment à Montréal, Ottawa, Philadelphie, Québec, Hamilton, Ottawa, London (Ontario :( ) ou encore au mythique Fenway Park de Boston.
C’est sans compter les concerts d’Eddie Vedder en solo à Montréal, Boston et New York.
Au fil des années, j’ai eu la chance d’assister à des moments de grâce en spectacle, des coups de gueule inspirés d’Eddie contre l’administration Bush, des raretés (Out of my mind à Philadelphie en 2009) et des moments d’émotion (Sad jouée par un enfant sur scène à Québec en 2016).
Bref, tout ce que les puristes recherchent en écumant frénétiquement les concerts.
Avec le temps, le plus difficile est de pouvoir compter sur des ami.e.s de concert, qui partagent une passion à peu près équivalente. J’ai cette chance.
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Après avoir un peu traîné de force ma blonde plusieurs fois, j’ai maintenant un petit réseau de fanatiques prêt.e.s à m’accompagner dans mes délires. Il y a Gab, encore plus fan que moi, qui est prête à attendre avec moi trois heures dans la ruelle du Beacon Theatre de New York en plein mois de février dans l’espoir d’apercevoir Eddie Vedder quelques secondes avant qu’il ne s’engouffre dans un gros VUS.
C’est entre autres avec elle que je vais voir les trois concerts prévus cette semaine à Québec (jeudi), Ottawa (samedi) et Toronto (le 8), des rendez-vous qui étaient initialement prévus en 2020, avant vous savez quoi.
D’autres ami.e.s y seront aussi, pour boire de la bière avant, pendant et après.
Un périple musical dispendieux à l’heure de l’inflation, si on tient compte des prix des billets (environ 200 $ chacun), l’essence, les repas, la merch l’hébergement et – bien sûr – l’alcool, en assez grande quantité.
Je prévois pour ma part consacrer environ 2000 $ à cette mini-tournée qui s’amorce.
Et si vous croyez que je suis intense, il faut savoir que je suis malgré tout dans les ligues mineures.
Des gens qui comprennent parfaitement la frénésie qui m’habite à la veille du premier concert, équivalent à un enfant qui déballe ses cadeaux de Noël
Je me suis entretenu avec quelques-uns d’entre eux.
De l’importance de varier la sauce
Le journaliste culturel et chroniqueur musical à Radio-Canada Philippe Rezzonico se qualifie largement pour témoigner dans cet article et fait – malgré lui – passer mon enthousiasme pour de la petite bière (à 15 $). « J’ai vu Springsteen 58 fois; U2, 33; Aznavour, 29; et les Stones, une vingtaine de fois », calcule le principal intéressé, qui partage un culte envers The Boss avec d’autres ami.e.s interrogé.e.s plus bas.
Le mélomane comprend parfaitement l’idée de voir plusieurs concerts d’une même tournée. « Springsteen fait souvent des programmes doubles, c’est un must. Il change complètement son pacing au deuxième concert de suite. Même chose pour U2. Ça devient des shows en évolution. Ces artistes sont parfaitement conscients que des fans seront là tous les soirs et qu’ils doivent varier la sauce », souligne Rezzo.
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Il ajoute que si on adule un groupe, on n’a pas trop le choix d’aller le voir ailleurs.
Le journaliste tente donc de concilier musique et voyage. Un beau prétexte, résume Philippe, qui a commencé à aller plus loin que les road trips en voyant sur le web des images de concerts un peu partout sur la planète. « Quand j’ai vu la foule de Springsteen à Barcelone, je me suis dit : “Je veux être là.” Même chose en apprenant que U2 faisait le pace intégral de Joshua Tree à Tokyo pour un anniversaire de l’album, ce qu’il n’a fait nulle part ailleurs. J’avais jamais vu le Japon : j’ai fait d’une pierre deux coups », résume-t-il.
Dur à croire, mais Philippe fréquente des gens encore plus enthousiastes que lui, comme cet ami qui a vu les Stones… 214 fois. « Je connais aussi une dame qui les a vus 300 fois. Elle était appuyée contre la scène le jour où Jimmy Hendrix a brûlé sa guitare. Ce genre de fan… »
Il comprend parfaitement le plaisir de découvrir des sélections inusitées, un peu comme un collectionneur. « Le plaisir, c’est la chanson rare, celle qui te manque et que t’as jamais entendue live. Quand tu remplis encore des arénas après trente ans comme Pearl Jam, c’est logique que le public s’attende à des fonds de tiroirs », illustre le chroniqueur, qui cite toutefois Aznavour. « Il m’a déjà dit : “Chaque soir dans un de mes spectacles, il y a quelqu’un qui ne m’a jamais vu en concert et qui veut entendre La Bohème”. »
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Bien sûr qu’une telle passion peut finir par coûter les yeux de la tête. Surtout en cette période d’inflation. Le journaliste a d’ailleurs dénoncé récemment la « tarification dynamique » de Tickemaster, qui fait exploser les prix des billets de concert.
C’est sans compter le reste. « Les billets, le voyage, l’hôtel, l’essence, tout a augmenté. Ça va changer nos habitudes. Perso, j’aimais voir plusieurs shows d’une même tournée à différents endroits dans le monde. Je risque maintenant de les regrouper en jours proches pour amenuiser les frais afférents », résume Philippe Rezzonico.
« L’Europe m’a tellement pété mon budget cet été… »
Journaliste à CTV le jour et mélomane le soir, Stéphane Giroux partage une passion commune pour Bruce Springsteen et accompagne souvent Rezzo pour le voir. Il témoigne aussi des inconvénients de l’inflation sur sa passion. « L’Europe m’a tellement pété mon budget cet été avec trois shows des Stones et un de (Iron) Maiden, que je me suis fait confisquer ma carte de crédit par ma blonde », rigole Stéphane, qui insiste sur le fait qu’il ne se considère pas comme un groupie pour autant. « J’ai toujours voyagé pour des bands comme les Stones, Dead Kennedys, Led Zep, Phish et les Cowboys Fringants. C’est beaucoup plus facile depuis que mes enfants sont grands et indépendants. »
Il calcule pour sa part avoir assisté à une cinquantaine de shows de Springsteen, 65 de Phish, 40 des Stones et une trentaine des Cowboys Fringants.
Côté budget, il s’ajuste à l’inflation. Sa règle d’or : être conservateur et ne pas verser dans la folie. « Les billets sont tellement hors de prix, c’est ce qui me ralentit maintenant. Mon appétit pour les road trips a baissé à cause des prix des billets, du gaz, des hôtels, de la bière. Avant la pandémie, j’amenais quelques sandwichs dans l’auto : là, je traîne toute la bouffe dans une glacière », explique Stéphane, qui n’achète pas non plus de bière et de bouffe dans les concessions d’aréna, par principe.
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Heureusement, il a la chance d’avoir des amis pour partager ses délires, à commencer par son vieux chum Michael, qui le suit comme une ombre à travers le monde. Ils n’hésitent pas non plus à s’entasser à plusieurs dans un motel cheap pour sauver des coûts.
À ceux et celles qui ne comprennent pas pourquoi il va voir plusieurs spectacles d’une même tournée, Stéphane souligne la distinction entre un show rodé au quart de tour et les artistes qu’il affectionne. « Moi je vais voir des concerts, des moments où il y a de l’improvisation. Les pétards, les effets spéciaux et les feux d’artifice, ça ne m’a jamais intéressé », tranche Stéphane, dont le premier road trip était pour aller voir les Stones à quinze ans avec son grand frère. « Ma mère voulait l’envoyer en chaperon, mais il était ben plus sur le party que moi! »
Le meilleur truc pour passer les douanes : Bruce Springsteen
Si elle se décrit comme « moins intense » que Rezzo et Stéphane, l’animatrice, chroniqueuse et journaliste Annie-Soleil Proteau a déjà fait l’aller-retour la même journée pour assister en leur compagnie à un concert de Bruce Springsteen. « Je voulais vraiment le voir dans son hometown.
C’est d’ailleurs la meilleure façon de traverser la frontière en quelques secondes. Tu dis: je vais voir Bruce et les douaniers capotent et répondent oh yeah, born to the usa!», raconte Annie-Soleil.
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Si elle dit détenir un postdoctorat en Elvis et en Marilyn Monroe, ses ami.e.s la surnomment quand même Britney depuis que la chanteuse pop existe médiatiquement. « Je l’ai connu à l’adolescence, je trippais sur un gars qui trippait sur elle et qui disait que je lui ressemblais. Tout part de là! », raconte Annie-Soleil, qui l’a déjà vu à Montréal, devait la voir à Vegas (annulé) et serait prête à délier les cordons de la bourse pour aller voir son idole peu importe l’endroit dans la galaxie.
Elle conserve d’ici là de précieux souvenirs d’un concert de Tina Turner avec son père, une musique reliée à son enfance, au point d’avoir une image de l’interprète de What’s Love Got To Do With It sur son fond d’écran.
« La connexion : il n’y a pas de mot plus vrai pour décrire ce qu’un artiste peut t’apporter, par sa musique, son propos ou son vécu », croit Annie-Soleil, qui a tiré plusieurs leçons (et mis plein de post-it) en lisant la bio de Bruce Springsteen.
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Mais revenons à nos moutons (subtil clin d’œil à la pochette de Vs). Les fans de Pearl Jam sont aussi d’une fidélité à l’épreuve de tout et jubilent enfin après avoir rongé leur frein pendant plus de deux ans.
Mon ami François Proulx a même pris cinq jours de congé pour aller voir trois shows de Pearl Jam (Québec, Ottawa, New Jersey) et un de Florence + The Machine (Laval, un peu moins glam).
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S’il se rappelle lui aussi avoir raté Pearl Jam à Verdun, il s’est repris avec plusieurs concerts un peu partout, notamment à Boston, à Londres, à Berlin, à Cracovie et à Prague. « Deux continents, six pays et dix villes », résume ce passionné, qui trouve toujours une manière de se ramasser à une distance de postillon d’Eddie Vedder, un art rendu là.
Un art qui coûte cher, convient-il, surtout pour le concert donné à Londres. Avec l’inflation, François prend davantage son temps pour magasiner ses billets d’avion et son hébergement.
Suivre une tournée en Europe coûte moins cher, puisque les vols entre les pays sont plus économiques. Le taux de change avec les États-Unis n’est pas mal non plus présentement, se console-t-il.
S’il compte quelques amis comme lui dans son cercle proche (son chum Max s’apprête à voir son 99e show de PJ) et partout dans le monde au sein de cette communauté tissée serrée de fans, il conçoit que des gens ne comprennent rien à son buzz. « J’essaye d’expliquer, de leur dire que c’est différent d’un show de Scorpion où tout est calculé d’avance. Que tout est différent chaque soir. Mais le monde ne comprend pas », s’esclaffe François, qui s’assume malgré tout.
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« Je ne suis pas objectif, parce que c’est émotif, Pearl Jam, c’est ma jeunesse. », résume-t-il, lui aussi déçu de la hausse des prix des billets de Pearl Jam, qui a un peu vendu son âme à Ticketmaster après avoir perdu son bras de fer contre la compagnie.
Rien pour l’empêcher, comme moi, d’avoir le poil qui retrousse quand les lumières vont se fermer et que le groupe va lancer les hostilités avec Long Road, Release, Sometimes ou autre hit.