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Faire le party en Ukraine en temps de guerre
« J’ai pas grand-chose à leur apprendre, ils ont pas mal plus de résilience que nous. »
Au bout du fil, le comédien et noctambule Mathieu Grondin livre ses impressions sur ce « voyage d’étude » qu’il effectue présentement en Ukraine.
Sept heures de décalage nous séparent. Je suis dans une chambre d’hôtel à Ottawa, lui dans la sienne à Lyiv, tout près de la Pologne.
On s’attrape vers la fin de sa tournée ukrainienne pour parler du sujet en apparence le plus WTF en temps de guerre : la nightlife.
À la tête de l’organisme MTL 24/24 dédié au développement de la vie nocturne dans la métropole québécoise, Mathieu Grondin a été invité à prendre part au Music Ambassadors Tour en Ukraine, en collaboration avec l’initiative caritative Music Saves UA. L’objectif : amasser des fonds grâce à des événements, faire rayonner l’art local à l’étranger et – oui, oui – discuter de culture en temps de guerre.
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À quelques jours du retour, Mathieu Grondin donne l’heure juste sur son expérience. « C’est tranquille ici, la vie est relativement normale. Les sirènes retentissent parfois. L’heure du couvre-feu varie de ville en ville », raconte avec transparence le réalisateur et monteur venu voir comment la culture s’arrime à l’effort de guerre.
À cause du couvre-feu, la vie nocturne a migré vers le jour. « À Kyiv, on organise par exemple des raves qui s’échelonnent de midi à 22 h », souligne-t-il.
Mais avant de voir comment l’art subsiste dans l’horreur, il fallait prendre le pouls de la situation. Avec d’autres ambassadeurs étrangers, Mathieu Grondin a ainsi pu témoigner de certains ravages de la guerre et partager ces impressions à ce sujet, notamment via deux conférences qu’il a données à Kyiv et Lviv. « On nous a fait visiter l’aéroport détruit de Hostomel, où se trouve l’Antonov 225, le plus gros avion du monde, qui n’a pas survécu aux bombardements », indique Mathieu, qui a aussi contemplé les ruines d’un centre culturel à Irpin.
Mathieu Grondin s’est même rendu à Kherson, près de la ligne de front où les combats font rage actuellement. « On entendait constamment les tirs d’artillerie, c’est comme des coups de tonnerre », raconte-t-il.
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Bref, une incursion au cœur de la misère humaine et de la guerre, assez pour comprendre le besoin de la population d’essayer de se changer parfois les idées.
Pas une mince tâche, avec la menace permanente des bombardements et des coupures de courant la moitié de la journée. « Ta vie est en fait dictée par l’électricité », résume le Québécois.
Le reste du temps, les Ukrainien.ne.s survivent autour de réchauds au gaz naturel ou grâce à des génératrices.
À l’approche de janvier, le froid est de plus en plus mordant, constate Mathieu Grondin. « T’as toujours frette », tranche-t-il, mentionnant la difficulté dans un tel contexte de s’organiser, de travailler et de fonctionner. « Tout le monde est un peu morose, comme en flottement. On a l’impression que le temps est suspendu, parce que l’avenir est incertain. »
En plus de la résilience des Ukrainien.ne.s croisé.e.s sur sa route, Mathieu Grondin relève un optimisme, voire un patriotisme extrême. « Malgré une forme de lassitude, ils sont toujours aussi confiants qu’ils vont gagner », dit-il.
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Autour de lui, le danger est réel, mais il demeure en quelque sorte flou, difficile à cerner. Si les bombardements inattendus rappellent brutalement l’existence de cette invasion russe, Mathieu Grondin constate que les gens se précipitent de moins en moins vite dans les abris. « On s’est photographiés devant un bâtiment qui a été bombardé le lendemain matin. C’est difficile à concilier avec la vie qui continue… »
Parlant de cette vie qui continue, Mathieu, aussi DJ à ses heures, a mixé à deux reprises dans des clubs, en soirée, avant le couvre-feu. Outre le plaisir de fuir momentanément la réalité, les bars et événements culturels organisés servent à amasser de l’argent pour aider les soldats au front. Une manière pour les artistes de participer à l’effort de guerre, constate celui qui a notamment personnifié « Norb » Gratton dans les trois saisons de la série jeunesse Une grenade avec ça?.
Il ajoute que les gens se montrent généreux puisque pratiquement tout le monde connaît une personne au front. Et avec près de 200 000 morts répartis à quasi-égalité dans les deux camps, les dégâts sont colossaux pour un pays qui se trouvait sur le sentier de la modernité, déplore Mathieu Grondin.
Ce dernier visite d’ailleurs l’Ukraine pour la troisième fois en cinq ans. La première fois, il avait témoigné de l’effervescence de la scène rave. La deuxième, l’an dernier, juste avant l’invasion russe, il avait constaté d’autres pas de géants, notamment en ce qui a trait à l’ouverture envers la communauté queer. « Ce qui m’a fasciné, c’est la vitesse de leur transformation. Je trouve tellement dommage le recul qu’ils vont subir… », se désole-t-il.
Mince consolation : l’Ukraine sortira de cette guerre plus que jamais tournée vers l’Europe au détriment du régime totalitaire russe.
Malgré des conditions de travail périlleuses, Mathieu Grondin aimerait aussi tirer un documentaire de son séjour, qu’il pourrait présenter au Sommet de la nuit, un colloque annuel pour réfléchir sur le potentiel économique, social et culturel de la nightlife montréalaise. Certaines personnes croisées en Ukraine l’inspirent grandement et il aimerait pouvoir raconter leurs histoires. « J’ai rencontré des gens formidables, comme cette drag queen qui m’a dit que si les Russes débarquent, elle serait sans doute la première personne sur leur liste d’élimination. »
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Mathieu Grondin ne cache pas que le côté voyeur d’un tel voyage le rend un peu mal à l’aise. Il ne serait probablement pas venu s’il n’avait pas d’ami.e.s à visiter, ajoute-t-il. Désormais sur place, il s’efforce d’offrir le soutien qu’il peut. Il ajoute se sentir un peu mal quand les gens le remercient d’être venu dans leur pays. « Pour eux, c’est un risque : pour moi, c’est un privilège », nuance-t-il, avouant une sorte de curiosité malsaine. « On est confronté à un dilemme moral : jusqu’où veut-on aller pour voir la guerre? », se demande-t-il, écorchant au passage l’afflux de touristes et autres weirdos venus contempler la guerre de près.
Sur la scène culturelle – assez underground par la force des choses –, les artistes de calibre mondial ont déserté le pays. Résultat : les clubs fonctionnent présentement à 100 % avec des artistes locaux, ce qui contribue à exacerber le sentiment de fierté envers la patrie.
Mathieu Grondin profite au maximum des derniers jours de cette expérience inusitée. « Quand il y a des coupures de courant dans les partys, les gens chantent spontanément l’hymne national et les raves continuent ensuite, alimentées par des génératrices », raconte-t-il.
Le 7 décembre, Mathieu célébrait son anniversaire en sol ukrainien. Ironie du sort, sa fête s’est déroulée à nouveau en plein couvre-feu, mais pas à cause de la pandémie cette fois. « Je m’arrange toujours pour avoir un couvre-feu à ma fête, sinon, ça vire trop wild », blague Mathieu, précisant que l’imposition d’un couvre-feu passe mieux en temps de guerre. « Disons qu’il n’y a pas beaucoup d’opposition au couvre-feu ici… Il y a quand même des partys illégaux. Mais si, pendant la COVID, le danger était de se rassembler, là, c’est pas mal l’inverse. Se rassembler est un besoin pour plusieurs », admet-il.
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Malgré les morts, les bombes et l’incertitude, la jeunesse ukrainienne tente de retrouver un semblant de normalité dans des raves d’après-midi et autres événements ponctuels organisés avec les moyens du bord. « Plusieurs ne sont pas prêts à ça, mais les autres veulent sortir, danser pour leur santé mentale et ont soif de ce liant social », résume Mathieu Grondin.
Comme quoi les héros de guerre peuvent aussi trimballer des DJ set au lieu des AK-47.