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“Laisse les oiseaux de la tristesse voler au-dessus de ta tête. Mais ne les laisse pas faire leur nid dans tes cheveux.” — Proverbe chinois
Il y en a qui connaissent l’anxiété sur le tard. Souvent à la faveur d’une épreuve personnelle, ils se sentent, pour la première fois, envahis par cette émotion âcre et déplaisante à 25, à 35 ou à 40 ans. La découverte est brutale, disent-ils. J’imagine…
Pour moi, ça ne s’est pas passé comme ça puisque l’anxiété a toujours été là. On and off. Compagne indésirable de l’heure du coucher dans mon enfance, alors que des histoires à boire debout de revenants, d’incendies, de requins (!) et de kidnapping d’enfants m’empêchaient de dormir en roulant en boucle dans ma tête. Ou que j’avais une peur bleue de faire ou d’avoir fait quelque chose de mal. D’être coupable, d’une façon ou d’une autre. D’être mauvaise. D’être imposteure. D’avoir menti (même si je savais très bien que je n’avais pas menti!).
À la fin de l’adolescence, à la suite de quelques difficultés d’adaptation et d’épreuves réelles, mon angoisse est devenue envahissante. Une boule de plomb incrustée dans ma gorge. Mais ce n’est que vingt ans plus tard, après ma séparation, à 37 ans, que j’ai réalisé que j’avais souffert et que je souffrais toujours – on and off – d’un trouble de l’anxiété. Chez moi, quand s’enfonçait le “piton” de la peur, il restait collé. Des jours. Des semaines. Les veines surchargées de cortisol, les pensées en spirales. Un tourbillon infernal.
J’avais le bouton de la peur déréglé. La peur, cette émotion importante dans l’évolution de l’espèce humaine, qui sert à nous protéger contre les véritables dangers, fonctionnait, chez moi, de pair avec l’imagination. Mon cerveau créait des menaces. Mon système d’alarme se déclenchait. Mon corps (sang, cœur, muscles) répondait. Je me retrouvais dans un état de vigilance absolue, mon cerveau faisant tous les liens possibles pour confirmer mes pires scénarios. Difficile de se concentrer sur le reste de la vie, dans ce temps-là.
L’anxiété peut facilement te tirer dans la dépression. Elle a tiré fort à quelques reprises.
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Si j’en crois la quantité d’ouvrages qui se publient sur le sujet, de psys spécialisés dans l’anxiété, je ne dois pas être la seule à connaître assez bien la bête pour la tutoyer. C’est intéressant. Nous vivons à un endroit et à une époque où la vie est plus prévisible qu’elle ne l’a jamais été : notre espérance de vie est élevée, nous ne mourons plus (ou presque plus) en couche, nos bébés vaccinés survivent à leur petite enfance, l’état paye pour nous soigner. Grâce à la prévention, il y a moins d’incendies, moins d’accidents d’auto graves. Bref, statistiquement, moins de malheurs possibles.
Mais l’anxiété fait fi des statistiques. Et dans nos existences privilégiées, aseptisées, casquées, attachées, plusieurs d’entre nous continuent de ressentir la morsure de la peur, tapie dans notre ADN. Comme aux premiers jours de Cro-Magnon. Même si les menaces sont diffuses. Peut-être surtout si les menaces sont diffuses. Il n’y a rien de plus difficile à affronter qu’une menace pas claire…
L’anxiété est un monstre qui peut nous avaler.
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Ça m’a pris beaucoup de temps. Ça m’a pris beaucoup de patience et de bienveillance pour apprivoiser le monstre.
En thérapie, je l’ai observé sous toutes ses coutures. Je connais ses thèmes de prédilection, ses rouages, ses stratégies. Je le vois venir. La méditation de pleine conscience m’aide aussi beaucoup à connaître sa nature.
J’ai longtemps espéré qu’il me quitte pour de bon. Aujourd’hui, j’ai compris une chose qui, paradoxalement, m’a apaisée. Le monstre sera toujours là. Il viendra toujours s’essayer, avec ses pensées dévalorisantes et catastrophistes, dès qu’il me sentira vulnérable, triste, fragile. Ce n’est pas de sa faute, c’est sa mission de me pointer les dangers.
Mon monstre est laid, vraiment. Il s’agite comme un fou furieux. Son babillage ressemble à un bruit d’ongles sur un tableau vert. Bref, il est ignoble. Mais… il n’est pas dangereux. Sauf lorsque je le crains. Là, il devient la bête féroce que je l’imagine être.
C’est ça que je voulais vous dire : il faut apprendre à vivre avec son monstre.
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Aujourd’hui, le monstre me visite assez souvent. Je le vois arriver de loin. Chaque fois, je vais à ses devants. Je le regarde dans les yeux. Je lui dis : “Ah, t’es là, allo! Ça va?” Il m’arrive de le féliciter, pour les liens tirés par les cheveux qu’il me sort pour me faire croire à une menace potentielle : “Heille! Elle était forte celle-là, monstre!”
Quand il est présent, je me parle : “OK, Émilie, en ce moment, le monstre est là. Tu ressens de la peur. Ce n’est pas agréable. Mais ce n’est pas dangereux.” Et je fais pivoter à gauche le bouton du volume que le monstre a dans le dos. Tout bas, il continue son charabia : “verrais-tu ça, bla, bla, bla”.
Je me tourne vers mon travail, vers ceux que j’aime, vers ma vraie vie qui se déroule ici et maintenant. C’est elle que j’investis, au lieu des “Et si…?” du monstre. Lui continue à s’époumoner en arrière-plan, de moins en moins fort : “Bla bla bla bla bla”.
Jusqu’à ce que je m’aperçoive… qu’il est parti. Il marche, là-bas, loin, dans la direction de l’horizon. La tête penchée par en avant, le pas penaud. Lui autrefois si impressionnant. “T’es déjà parti, monstre? Ah bon! Écoute, tu repasses quand ça t’adonne!”
Vraie vie, on en était où déjà, toi et moi?
Émilie, des RoseMomz