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Du sommet du pont au trou : la résistance d’un grimpeur
« Nous, les écolos, on grimpe parce qu’il faut frapper fort pour capter l’attention. »
Accompagné d’Olivier Huard, l’un des inculpés du blocage du pont Jacques-Cartier, je commence à traverser une intersection déserte sous un feu rouge. Il hésite, puis s’arrête. « Moi, faut que je respecte ça », dit-il en retournant sagement sur le trottoir.
Pendant un instant, j’avais oublié que j’étais en compagnie d’un « dangereux criminel » en liberté conditionnelle.
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Dans un café du Centre-Sud, Olivier, 47 ans, t-shirt de Superman, keffieh et bottes à cap d’acier, répond aux appels répétés de ses avocats, interrompant notre discussion.
La genèse du coup fumant? La manifestation historique de Greta Thunberg en septembre 2019. « Deux jours après, plus personne n’en parlait. Legault s’en foutait. Il fallait agir. »
Quelques semaines plus tard, en octobre 2019, Extinction Rébellion revendique la fermeture du pont Jacques-Cartier. Olivier, bien qu’il ne grimpe pas, fait alors partie du mouvement. Les trois activistes, libérés quelques heures après leur arrestation, vont même en débattre à Tout le monde en parle. Le groupe explose : 5 000 nouvelles adhésions, les dons affluent.
Des ruines d’Extinction Rébellion naît le collectif Antigone qui décide de frapper à nouveau en 2022 en occupant pendant 24 heures le terminal pétrolier de Valero, perché en hauteur dans l’est de Montréal. Lui et dix autres activistes sont arrêtés sur place, mais le retentissement médiatique sera minime, voire carrément inexistant. « Personne n’en a parlé. Le public n’avait pas été perturbé. »
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Pendant ce temps, la crise climatique s’aggrave : le ciel vire à l’orange, Jasper brûle, les ouragans se multiplient. « Le gouvernement est incapable de nous protéger des conséquences climatiques. Cinq ans après l’action d’Extinction Rébellion, rien n’avait changé. Il fallait marquer le coup », déclare l’ex-candidat de Québec solidaire pour Repentigny en 2018.
Le 22 octobre dernier, Olivier Huard et son acolyte Jacob Pirro ont occupé le pont Jacques-Cartier pendant six heures, provoquant une véritable commotion sur les routes menant à la métropole.
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La veille de l’action, tout devait être parfaitement orchestré : les plans sont révisés, on vérifie que la peinture sur les bannières est bien sèche, on s’assure que les téléphones jetables sont chargés. « J’ai dormi trois heures », se souvient Olivier. Au petit matin, l’équipe entreprend la montée de la structure. Une ascension technique et méticuleuse. « J’avais étudié le pont en détail, je savais exactement où placer chaque ancrage », raconte le grimpeur industriel spécialisé en élagage.
Michèle Lavoie, membre du collectif Antigone, se charge de la liaison avec la police et informe les autorités que les manifestants sont des grimpeurs professionnels et que le blocage de la circulation n’est pas nécessaire. Au lever du soleil, les cinq voies du pont sont fermées.
« Je ne voulais pas paraître insensible alors que des gens étaient coincés en bas, mais il y avait une certaine satisfaction. L’action étant symbolique, l’objectif était réussi, on parlait aux médias directement du sommet du pont », confie Olivier, non sans une pointe de fierté.
Ce qu’ils n’avaient pas anticipé, c’était la suite.
Après avoir conclu leurs dernières entrevues au cours desquelles ils ont pu faire entendre leurs revendications, ils ont replié leur bannière. L’équipe d’intervention, responsable de leur prise en charge, les a escortés jusqu’en bas avant de procéder à leur arrestation.
Au sol, la grogne populaire était palpable et Michèle avait déjà été arrêtée.
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« Jamais auparavant un activiste environnemental n’avait été incarcéré au Québec », explique Olivier. Dès sa première nuit, il est placé dans une cellule frigorifiée au poste de police. Le lendemain, lui et Jacob sont transférés à l’établissement de détention de Rivière-des-Prairies. Après une fouille à nu et un interrogatoire visant à savoir s’ils entretenaient des liens avec des gangs de rue, ils sont envoyés dans un cachot improvisé avec quinze autres hommes. La prison est saturée à 300 % de sa capacité. Les gymnases ont été convertis en dortoirs, et les salles de classe sont devenues des espaces ressemblant à un campement de fortune : matelas minces au sol, une douche, une toilette, et un téléphone qui refuse de fonctionner.
La classe 252 est une microsociété où règne une dynamique de dominant-dominé. Le chef du groupe, Santos, un ancien champion de MMA, imposant avec ses muscles et ses tatouages, se montre étonnamment juste.
« Quand la nourriture arrivait par la trappe, c’était lui qui la distribuait équitablement à tout le monde, contrairement à l’ancien chef qui la gardait pour lui. »
Il y avait aussi un vieux détenu italien, considéré comme le sage du groupe, qui calmait les tensions. Malgré tout, des bagarres éclataient. Sans surprise, la présence des deux écolos détonnait dans cet environnement violent.
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Quatre jours après le début de son incarcération, Olivier annonce à son avocate qu’il commence une grève de la faim. « C’était mon seul moyen de protester, un acte non violent. Je ne savais pas que ça me conduirait directement en isolement, à cause du protocole. »
Transféré dans l’aile santé, il se retrouve entouré de détenus souffrant de graves troubles mentaux dont certains sont suicidaires. Pas de sorties, pas de visites, aucune fenêtre. Juste des murs blancs, une camisole et rien en dessous. Une caméra fixe dans le coin, les lumières allumées chaque heure, rendant le sommeil quasiment impossible.
Chaque jour, un gardien frappait à sa porte, lui demandant : « Ça va? Tu veux manger? »
Selon Olivier, les gardiens prétendaient que sa grève de la faim était simulée, affirmant qu’il mangeait en cachette. Ils tentaient de glisser de la nourriture par la trappe, l’obligeant à bloquer l’ouverture pour maintenir sa protestation intacte. « J’avais constamment la crainte qu’ils ajoutent quelque chose à mon eau pour discréditer mon action. J’ai dû me battre, non seulement contre la faim, mais aussi pour préserver l’intégrité de ma lutte. Quand j’ai enfin été libéré, j’étais dans un état de grande faiblesse. »
Après neuf jours d’incarcération, dont cinq sans nourriture, 300 personnes l’accueillent au palais de justice pour sa comparution. Le juge lui-même a exprimé son regret face à la durée de l’incarcération, un geste qui l’a touché. « Mais j’étais vraiment anxieux à l’idée des conditions de ma libération, redoutant de recevoir les mêmes que celles imposées à mes deux co-accusés. »
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Ses conditions seront cependant bien plus clémentes. Contrairement à Michèle et Jacob, Olivier obtient notamment le droit de s’exprimer auprès des médias. Pour cette raison, il est aujourd’hui leur porte-parole.
Un soulagement qui ne l’a toutefois pas empêché de vivre des vagues de stress post-traumatique. « Une fois, je suis rentré chez moi et j’étais convaincu que des policiers m’attendaient. C’était absurde, mais incontrôlable. J’ai fouillé toutes les pièces, les placards, cherchant à me calmer. Parfois, je me réveillais en croyant être encore en prison, avec cette couverture bleue de déménagement que j’avais en isolement. J’ai encore parfois cette sensation d’être constamment observé. »
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Et si c’était à refaire? Olivier réfléchit un instant. « Je renoncerais à avoir une liaison avec la police. Je regrette énormément ce qui est arrivé à Michèle. On aurait dû mieux la protéger. Elle n’était pas prête pour ce qui l’attendait à la prison Leclerc. Elle était seule, se faisait crier dessus, les gardiens tapaient sur les portes avec leurs matraques. »
Concernant l’action elle-même, il reste pragmatique. « Si c’était à refaire… cela dépendrait de la stratégie. Idéalement, on ne devrait ni recourir à des actions directes ni mettre en avant des revendications. Mais dans un cadre politique, c’est justifié. J’étais dans cette position, et j’ai agi. »
Pour lui, les résultats de l’action sont positifs. « Je suis désolé pour ceux qui ont été incommodés, mais c’est une tolérance qu’une société démocratique doit accepter. Mon vœu le plus cher est que personne n’ait à en arriver là. »
Olivier installe à nouveau son oreillette qui le met en communication avec son avocat. Il prépare son procès pour l’affaire Valero, où le groupe plaidera la défense de nécessité, invoquant l’urgence climatique, sous la représentation de maître Julius Grey.
L’incarcération des activistes du pont aura-t-elle l’effet escompté par les autorités, à savoir dissuader les militants de recourir à la désobéissance civile? « L’effet inverse », répond le père de famille.
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Le jour de notre entretien, un collectif a bloqué le site d’entreposage de conteneurs Ray-Mont Logistiques, dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve. La veille, Donald Trump était élu 47e président des États-Unis, tandis que le commissaire canadien à l’environnement et au développement durable, Jerry DeMarco, révélait que le Canada affichait le pire bilan énergétique des pays du G7. Bref, rien pour freiner l’ardeur des militants.
Au moment de conclure, Olivier enfile son casque de vélo. « Le véritable enjeu, c’est de savoir ce que de simples citoyens peuvent faire quand tout le reste a été tenté. Que faire face à la menace climatique et face à un gouvernement qui ne nous protège pas comme il se le doit? »
Ce dilemme d’une société à la croisée des chemins amène à s’interroger : les klaxons de la colère trahissent-ils seulement la frustration d’être coincé dans le trafic du matin? Ne révèlent-ils pas aussi une honte plus diffuse, complice, une inaction dissimulée par le vacarme de leurs moteurs?