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DPJ : aux premières loges de la détresse

L’équipe responsable de recevoir les signalements à la DPJ de la Montérégie ne chôme pas.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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« Il passe ses journées tout seul, se promène à vélo, il flâne. »

Cynthia* raconte au téléphone ce que son petit frère fait depuis son arrivée chez son père il y a quelques jours dans une ville éloignée en région. Le gamin a été envoyé là pendant un mois pour donner un break à sa mère, qui habite à l’autre bout de la province et en a habituellement la garde exclusive.

Il s’agit d’un premier signalement à la protection de la jeunesse concernant le père, sans domicile fixe, qui squatterait chez des amis. Le sort du garçon inquiète sa sœur, qui a pris la décision d’appeler la DPJ de la Montérégie, où la mère a déjà un dossier actif.

Au bout du fil, Alexia Lapointe, de l’équipe responsable de la Réception et du traitement des signalements (RTS), prend les choses en main et pianote simultanément l’essentiel de sa conversation avec Cynthia sur son ordinateur. Elle ne lésine sur aucun détail et n’hésite pas à soulever toutes les pierres. Son travail concerne la sécurité des enfants, rien à prendre à la légère.

« Et là, il est où, en ce moment, votre petit frère? »

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« Aucune idée. Ça me stresse un peu d’appeler, il [le père] va sûrement se douter que l’appel vient de moi. Mais mon frère n’a pas d’argent et je ne sais pas s’il est nourri… », répond Cynthia, qui a coupé les ponts avec ses parents mais pourrait recueillir son frère au besoin.

Alexia clôt l’intervention en ouvrant un signalement pour le père, en promettant de faire le suivi et en échangeant avec Cynthia ses coordonnées.

Après avoir raccroché, elle a 15 minutes top chrono pour rédiger son rapport, avant de passer à un autre appel. Et ainsi de suite.

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Ce nouveau cas s’ajoute aux quelque 700 dossiers actifs de l’équipe RTS de la DPJ de la Montérégie, qui a traité cette année près de 21 000 signalements, soit le plus haut taux à l’échelle provinciale. Le territoire est très vaste : il s’étend de Sorel à Vaudreuil, en passant par Akwesasne et la frontière ontarienne.

«Il y a des horreurs et des situations qui marquent, mais ça prend une capacité de détachement pour durer. Chaque situation constitue un risque réel, on ne peut rien négliger»

De ces milliers de signalements, environ 5500 (26 %) ont été retenus, ce qui ne veut pas dire que les autres n’ont pas été pris au sérieux, au contraire.

C’est pour rendre compte de cette réalité parfois crève-cœur que j’ai pu passer du temps avec des membres de cette équipe d’héroïnes de l’ombre, dont les bureaux sont perchés sur les étages du campus de réadaptation jeunesse (autrefois nommé centre jeunesse) situé à Chambly.

Je me suis d’abord assis avec la chef de service Nancy Deguire, à la tête d’une petite armée de 70 personnes, dont une quarantaine font partie de l’équipe de Réception et du traitement des signalements, en poste sept jours par semaine, 24 h/24. « Il y a des horreurs et des situations qui marquent, mais ça prend une capacité de détachement pour durer. Chaque situation constitue un risque réel, on ne peut rien négliger », résume la chef de service par intérim à la DPJ du CISSS de la Montérégie-Est, dont l’équipe débordée n’a pas le temps de se tourner les pouces.

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L’équipe RTS constitue en quelque sorte la porte d’entrée de la DPJ, l’endroit où appeler lorsque la goutte déborde du vase, à l’instar de l’unité d’urgence sociale avec qui j’avais passé du temps l’an dernier à Montréal.

Chaque appel est minutieusement traité. « On prend les signalements le matin et on fait les vérifications en après-midi. On regarde les antécédents, on parle aux parents et on a neuf équipes d’évaluation réparties sur le territoire. Les intervenantes (il y a peu d’hommes) ne prennent jamais de décisions seules, on a quatre conseillères cliniques qui posent un deuxième regard objectif », décortique Nancy Deguire.

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Avant de retenir un signalement, il y a d’abord quatre étapes à franchir. D’abord, on évalue les faits, ensuite on s’interroge sur la vulnérabilité de l’enfant, puis sur la capacité des parents à prendre les choses en main. Enfin, on s’informe auprès des ressources disponibles dans le milieu (écoles, organismes, etc.).

Comme le téléphone a ses limites, on peut au besoin pousser les vérifications en envoyant l’équipe de Vérification complémentaire terrain (VCT), dont huit membres font partie de l’équipe de Nancy.

C’est à la lumière de ces informations que l’équipe RTS décide ou non de retenir chaque signalement. Mais Nancy Deguire assure que beaucoup de travail est déjà fait avant de décider de ne pas retenir un cas. « C’est ça qu’il faut démystifier. Les cas non retenus ne veulent pas dire qu’on ne fait rien. On a probablement déjà orienté ces gens vers des services », assure la chef de service, qui doit déjà composer avec des pénuries de personnel à l’interne, au sein des organismes partenaires en plus des délais de traitement des dossiers (de 10 à 20 jours).

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Un contexte extrêmement chargé, encore plus au sortir d’une pandémie, qui n’empêche pas l’équipe débordée de faire des miracles au quotidien. « C’est beaucoup plus risqué pour nous de ne pas retenir un signalement, alors on s’arrange pour mettre un filet autour », souligne Nancy Deguire.

Une fois le signalement retenu, les équipes d’évaluation prennent les cas en charge, appliquent des mesures et font des suivis, jusqu’à ce que le dossier soit revu si des changements sont menés à terme.

Au-delà des étapes et des statistiques (alarmantes), l’équipe RTS compose avec une forte pression, renforcée par des histoires d’horreur comme celle survenue à Granby en 2019. « C’est sûr que c’est très triste et que ça mine le moral quand on pointe la DPJ du doigt. Surtout que les gens travaillent tellement fort et mettent toujours l’intérêt de l’enfant de l’avant », insiste Nancy Deguire, soulignant aussi la difficulté pour la DPJ de plaider en faveur du travail abattu par ses équipes pour des raisons de confidentialité.

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« Pas le temps de niaiser »

Suffit de passer un peu de temps dans le bureau d’Alexia Lapointe pour avoir un aperçu de la réalité de l’intérieur.

«On parle avec toute sorte de monde, souvent en dehors des préjugés de personnes ultra-défavorisées.»

Profitant d’une rare accalmie entre deux appels, cette diplômée en travail social me parle avec passion de son rôle au sein de l’équipe RTS depuis son entrée en poste en 2020. « C’est un travail qui demande beaucoup de bienveillance, de vivacité et d’empathie. On parle avec toute sorte de monde, souvent en dehors des préjugés de personnes ultra-défavorisées. Certaines situations ne sont pas faciles. On reçoit parfois des photos et des vidéos… », confie la jeune femme, qui compte sur un soutien psychologique à l’interne, en plus de l’expertise des conseillères clinique.

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Si Alexia est capable de ne pas trop ramener d’histoires à la maison, elle consacre ses journées aux signalements téléphoniques, dont certains peuvent s’étirer longtemps. « J’ai présentement une vingtaine de dossiers actifs, pour une moyenne d’une trentaine en général à l’année. On n’a pas le temps de niaiser », résume-t-elle.

Un appel entre au même moment. Alexia m’autorise à écouter la conversation, après avoir demandé la permission à la personne au bout du fil, en garantissant sa confidentialité. C’est l’histoire de ce garçon laissé à lui-même sans aucune supervision parentale décrite plus haut. Un cas parmi tant d’autres et pas le pire, loin de là, assure Alexia, nuançant n’en prendre aucun à la légère. « Même un signalement non retenu peut nécessiter une dizaine de vérifications. C’est autant de job que d’ouvrir un dossier », explique-t-elle.

Le système d’entonnoir

Un étage plus bas se trouve le bureau de l’équipe de Vérification complémentaire terrain (VCT). Depuis cinq ans, Marie-Josée Bédard offre ses yeux et ses oreilles pour pousser l’enquête téléphonique, lorsque de plus amples vérifications sont jugées nécessaires. « Beaucoup de dossiers qui nous sont transférés concernent la négligence (presque la moitié), les abus physiques, sexuels et les situations de violence (conjugale ou psychologique) », décrit Marie-Josée, qui se rend d’abord sur place pour s’assurer que l’enfant n’est pas en danger.

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Elle doit bien sûr faire preuve de tact en débarquant chez les gens – parfois à l’improviste – puisqu’une visite de la DPJ n’est jamais bon signe. « Les gens ont encore l’impression qu’on vient chercher leur enfant, alors que notre travail est beaucoup de sensibiliser. Dans certains dossiers liés à la consommation, on tente d’orienter vers des ressources et d’évaluer l’impact de cette consommation sur les capacités parentales », explique Marie-Ève, qui ne quitte jamais un endroit sans d’abord être rassurée, quitte à rester dans la voiture en face de la porte.

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Plutôt que de débarquer avec de gros sabots, l’intervenante préconise une approche humaine et humble, consciente que les gens sont souvent déjà en crise lorsqu’elle frappe à leur porte. « J’y vais avec un système d’entonnoir. Je laisse réagir la personne aux détails nommés dans le signalement pour analyser ses réponses », explique Marie-Ève, qui ne prend aucune décision sans passer par les conseillères clinique.

Elle a aussi quelques techniques sous la main, comme poser des questions ciblées aux parents agressifs. « Juste hier, un père m’expliquait que pour éduquer son enfant, il voulait créer un climat de peur. Je lui ai d’abord demandé s’il voulait que son enfant ait peur de lui, ou lui fasse confiance. »

Les 15 ans d’expérience de Marie-Ève au sein de l’équipe RTS lui donnent les coudées franches pour mener à bien ses interventions. Au fil du temps, elle a reçu des menaces et témoigné de situations traumatisantes (un père prenant en otage ses enfants, par exemple), sans jamais perdre la flamme. « Si je sauve la vie d’un seul enfant dans ma carrière, je serais contente. J’ai eu la chance de grandir dans un milieu sécurisant et je trouve important que les enfants se sentent ainsi », résume Marie-Ève, qui déplore un peu le manque de reconnaissance envers son métier.

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En quittant les bureaux de l’équipe RTS, j’ai des émotions contradictoires. D’un côté, ça me choque de savoir qu’il y a autant de signalements sur le territoire de la Montérégie, mais de l’autre, ça me rassure de les savoir en aussi bonnes mains.

*Prénom fictif