Je venais à peine d’enlever mon manteau qu’un premier code 1 est survenu.
« Sabrina*, 13 ans, a des idées suicidaires et s’est lacéré l’avant-bras la semaine passée. Elle habite avec sa mère, qui banalise la situation [en lui proposant carrément des moyens pour arriver à ses fins]. L’adolescente veut habiter chez son oncle, mais la mère s’oppose. Le père vit à deux heures de Montréal et est en route. La chicane est pognée », débite la travailleuse sociale Émilie Barrette, après avoir fait irruption dans le bureau de sa patronne Nancy Houle, talonnée par l’adjointe-clinique Chantal Provost.
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Émilie Barrette et Chantal Provost en pleine gestion de code 1
Nous sommes dans les quartiers de la DPJ sur le boulevard de Maisonneuve, là où on reçoit les signalements pour l’ensemble de l’île de Montréal, autant francophones qu’allophones.
La porte d’entrée de la DPJ, où sont traités au bas mot environ 12 000 signalements annuellement (250-300 chaque semaine) et autant d’appels pour des conseils, questions, consultations de toutes sortes.
« Quand l’appel entre ici, c’est sérieux », résume Nancy Houle, cheffe au service Urgences sociales.
Le téléphone sonne sans relâche dans leur centre de crise perché au sixième étage de l’immeuble, où cinq travailleuses sociales (dont un homme) sont à pied d’œuvre, en plus d’Annick Chartand, une autre cheffe qui sera de garde ce soir. Le service compte au total une trentaine de travailleurs sociaux, fidèles au poste 24h sur 24h, sept jours par semaine.
Un code 1 signifie une intervention immédiate. Lorsque c’est le cas, deux intervenantes terrain restent sur le qui-vive, prêtes à être déployées sur le champ.
C’est le cas présentement et Judith – la travailleuse sociale – est en direction de l’hôpital Sainte-Justine, où la famille de Sabrina s’entre-déchire pour savoir où l’adolescente passera la nuit. Elle veut aller chez son oncle, sa mère refuse.
On aura des nouvelles plus tard.
La DPJ doit se battre contre l’image d’un système froid et inefficace, exacerbée chaque fois qu’une tragédie secoue la province et fait les manchettes.
Dans l’intervalle, la sonnerie du téléphone ne prend aucun répit. « Le soir, on a beaucoup de situations de crise, souvent d’enfants connus par nos services. Nous sommes dépendants des yeux à l’extérieur et des bouches qui nous appellent. Il ne faut jamais hésiter à nous appeler, même anonymement », martèle Nancy Houle, qui déplore une baisse drastique des signalements en raison de la pandémie. Le milieu scolaire, divers intervenants et les voisins sont de bons yeux restés fermés plusieurs mois.
La DPJ doit aussi se battre contre l’image d’un système froid et inefficace, exacerbée chaque fois qu’une tragédie secoue la province et fait les manchettes.
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Pas de répit pour la cheffe Annick Chartand
«on pense que le meilleur pour votre enfant est de le laisser dans son milieu familial, mais pas à n’importe quel prix», souligne Annick.
« C’est un choc quand la DPJ cogne à ta porte. Est-ce qu’ils vont m’enlever mes enfants? Cette équation se fait naturellement alors qu’on pense que le meilleur pour votre enfant est de le laisser dans son milieu familial, mais pas à n’importe quel prix », souligne Annick.
Le reste de la soirée me fera réaliser la complexité de leur travail: des situations à fendre l’âme pour un néophyte, la routine pour l’équipe d’urgence sociale.
« C’est maman qui m’a donné un coup de poing »
Juste avant mon arrivée en fin d’après-midi, Nancy traitait un autre code 1 concernant une fillette de huit ans. « Elle dissimulait un bleu sous son masque et son enseignante a mis du temps à le voir. C’est maman qui m’a donné un coup de poing », a finalement déballé la fillette, qui souhaite malgré tout rester avec sa mère et culpabilise d’avoir rapporté son geste.
Des policiers, infirmières (notamment de Sainte-Justine) et autres intermédiaires travaillent de concert avec l’équipe d’urgence sociale pour hiérarchiser les cas. Si le code 1 nécessite une intervention immédiate, un code 2 signifie un traitement dans les 24h et un code 3 dans les quatre jours.
Avant de dépêcher une intervenante terrain, il faut obtenir l’aval d’une supérieure comme Nancy et Annick. « La travailleuse sociale reçoit toute la charge émotionnelle de la personne qui appelle. C’est bon d’avoir un pas de recul et en parler à un chef », estime la première.
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Les lampes sont tamisées dans la pièce où trois TS sont installé.e.s derrière leur bureau, à une bonne distance. Une ambiance zen qui contraste avec la gravité des appels.
Il y a Sébastien Nadeau, Nancy Thorn et Florence Couture, trois TS d’expérience, qui cumulent ensemble des décennies d’intervention. « C’est mon dernier strech avant la retraite. Ici, il faut être très focus. T’aurais eu les larmes aux yeux tantôt, un signalement concernait une mère qui tenait un couteau sous la gorge de son enfant », raconte Florence, qui n’a rien perdu de son empathie à deux ans de la retraite.
Dans le local voisin, Marjolaine Provost et Kim Seney complètent l’équipe de soir.
« Elle a frappé sa mère et sa soeur »
Soudain, Nancy Thorn met un appel sur attente, se lève et déboule dans le bureau d’Annick pour lui demander conseil. « On a une fille de 12 ans en attente d’un placement qui a des idées suicidaires. Elle a frappé sa mère et sa sœur devant les deux petits frères jumeaux, qui sont traumatisés. L’adolescente est en crise dans sa chambre et les policiers sont sur place », énumère Nancy, qui cumule 32 ans d’expérience à la DPJ.
Lorsqu’elle prononce la date de fête de la petite, mon cœur se serre. Elle a un mois de différence avec mon fils. Le même âge, deux mondes différents.
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Nancy Thorn résume un cas à Annick Chartrand
Les policiers veulent savoir s’ils doivent conduire l’adolescente à l’hôpital et la mère se demande si elle peut devancer l’admission de sa fille dans un foyer de groupe. Annick suggère plutôt d’essayer de la calmer et ne pas l’intégrer en avance, surtout si elle vit de l’anxiété. Nancy opine et retourne à son bureau. On aura des nouvelles plus tard.
Le téléphone sonne à nouveau.
« Direction de la protection de la jeunesse », lance Kim en décrochant. Une intervenante lui parle d’une adolescente de 15 ans avec des idées suicidaires. Kim griffonne des notes.
« Urgence DPJ », répond à son tour Marjolaine au bureau voisin. L’appel concerne un enfant de sept ans, dont le cas sera entendu au tribunal le lendemain. La famille d’accueil où il vit déjà se demande si elle doit autoriser un avocat à parler à l’enfant avant son passage devant le juge. Des problèmes de violence conjugale, de toxicomanie et de santé mentale noircissent le dossier de l’enfant. « La DPJ recommande le placement jusqu’à la majorité. La maman est d’accord avec le placement, mais pas le papa. L’enfant n’est pas au courant et l’avocat veut lui expliquer », résume Marjolaine, qui trouve délicat d’exposer un enfant de cet âge à cette réalité judiciaire crève-cœur.
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Un autre dossier délicat pour Marjolaine Provost
Le garçon sera à l’école demain, sans se douter que son avenir se jouera entre les murs du palais de justice.
Au bureau voisin, Kim a du nouveau au sujet de l’adolescente de 15 ans aux idées noires et va résumer la situation à Annick. « La fille ne va pas bien, elle s’automutile. En janvier, elle a confié à son médecin de famille que son frère l’agressait sexuellement. Le médecin ne veut pas faire de signalement, mais la travailleuse sociale qui m’a appelé accepte de le faire », résume Kim, très inquiète puisque l’adolescente vit toujours sous le même toit que son frère et ses parents. « Le médecin devrait avoir l’obligation de faire le signalement. L’abus sexuel intrafamilial est quand même prioritaire, même si ça fait cinq ans. Les parents ne sont peut-être pas au courant », souligne Kim, qui recommande un code 2 pour évaluer rapidement la situation.
Ramener l’horreur à la maison
Criminologue de formation, Kim travaille depuis 14 ans à la DPJ. Maman de deux enfants de 15 et 10 ans, elle confie la difficulté de ne pas ramener certaines histoires d’horreur à la maison. « C’était pire quand je travaillais pour un autre département avec des contacts directs avec les enfants. Ici, c’est de l’urgence, du live, des solutions concrètes », nuance Kim, encore secouée par un cas marquant remontant à plusieurs années. Un adolescent en fugue d’un centre jeunesse avait volé une voiture avant de plonger au fond de la rivière. « J’étais au téléphone avec le sergent-détective qui entrait chez les parents annoncer le décès de leur fils. J’ai entendu la mère hurler…», se rappelle Kim, incapable de réprimer des larmes.
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Kim Seney explique un nouveau cas à sa boss
Marjolaine trouve aussi moins pénible mentalement d’éteindre des feux et rediriger vers les bons services, sans faire de suivi à long terme et traiter directement avec l’enfant.
Le travail des TS semble déjà assez prenant comme ça, à en juger par la quantité d’appels qui entrent. Une soirée « normale », me dit-on.
Marjolaine trouve difficile d’entendre les critiques dirigées régulièrement contre la DPJ. « C’est dommage parce qu’on est pris par la confidentialité et qu’on ne peut pas se défendre. Ça va me chercher et ça me fâche. Tu ne travailles pas à la DPJ pour placer des enfants », tranche-t-elle.
« Avez-vous de la place pour une petite fille de neuf ans?»
« Oh mon Dieu!», « pauvre petit-coeur! »
Nancy s’exclame dans l’autre pièce en écoutant le récit d’une adjointe-clinique, qui fait le suivi d’un code 1 reçu dans la journée.
Une fillette de neuf ans s’est retrouvée à Sainte-Justine les bras couverts d’ecchymoses après avoir reçu des coups de ceinture. Les parents nient catégoriquement, plaident l’accident, mais l’infirmière est convaincue hors de tout doute que la petite n’est pas simplement tombée.
Elle recommande un placement immédiat en famille d’accueil.
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Un suivi de code 1 pour Nancy Thorn
Nancy raccroche et se précipite au mur pour consulter une liste de familles d’accueil d’urgence, selon les âges. « La petite fille se sent mal d’avoir dénoncé ses parents, mais ça lui prend vite un milieu neutre pour la protéger », m’explique Nancy, en composant un numéro de la liste. « Avez-vous une place pour une petite fille de neuf ans en urgence? Elle va avoir besoin de beaucoup de caring, mais on sait que vous êtes bonne et je suis contente que ça soit vous », lance Nancy.
- Pas de problème, on va l’accueillir, répond la dame.
Nancy raccroche, soulagée. Son téléphone sonne aussitôt.
Battue par sa mère et son frère
« Code 1 », entend-on aussitôt dans le couloir.
C’est Kim qui a pris l’appel et elle est déjà dans le bureau d’Annick pour la briefer.
En gros, une mère a rapporté la fugue de sa fille de 14 ans, qui n’est pas rentrée de l’école. L’adolescente a ensuite été localisée chez sa meilleure amie et refuse de retourner chez elle. Sa mère l’aurait battu la veille en la traînant par terre par les cheveux et en lui empoignant la gorge. L’adolescente ajoute que son frère de 16 ans la roue régulièrement de coups de poing et de coups de pied. Quant au père, il n’est pas dans le décor.
Un interprète est requis, puisque la mère ne parle ni français ni anglais. Cette barrière linguistique fait partie du quotidien de l’équipe.
« On privilégie de laisser la fille chez l’amie cette nuit », juge Annick, ajoutant qu’il faut s’assurer d’abord que l’endroit est sécuritaire.
Cet aspect chicotte justement Kim, qui s’inquiète des représailles du frère qui habite tout près. La TS repart faire d’autres vérifications.
Travailler avec son coeur et ses tripes
Le téléphone d’Annick sonne. Judith, l’intervenante terrain partie quelques heures plus tôt gérer le premier code 1, fait son rapport.
Ce dossier semble déjà si loin, enterré sous plusieurs autres depuis. « L’adolescente a pu aller chez l’oncle finalement, la mère accepte. Le père est retourné chez lui. Les adultes ont beaucoup de choses à régler », conclut l’intervenante au bout du fil.
-Hey good job Judith, ça a été une bonne intervention, louange sa boss.
Dans le couloir, Marjolaine marche avec son téléphone mains libres. Je ne capte que des bribes de sa conversation. « Elle a été agressée…placée quand…»
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Au même moment, derrière son ordinateur, Kim vient de découvrir que la mère de l’amie chez qui l’adolescente en fugue est allée se réfugier a un dossier actif à la DPJ.
Les histoires s’entremêlent dans ma tête, c’est étourdissant.
«[…] malheureusement il peut y avoir des erreurs et peut-être qu’il y en aura d’autres. Mais on travaille tellement fort pour éviter que ça arrive, avec nos cœurs et nos tripes»
Je quitte après quatre heures, le calepin presque rempli. Je n’ose imaginer tout ce qu’il y aurait à documenter si je passais la semaine ici, le mois…
« Notre équipe traite des milliers d’interventions et fait des miracles, mais malheureusement il peut y avoir des erreurs et peut-être qu’il y en aura d’autres. Mais on travaille tellement fort pour éviter que ça arrive, avec nos cœurs et nos tripes », m’avait expliqué Nancy Houle au début de la soirée.
Des mots qui prennent tout leur sens.
En rentrant chez moi, je suis allé serrer mes enfants dans mes bras comme un gros cliché ambulant, avant d’aller fumer un joint en silence devant mon nouveau foyer au propane.
*prénom fictif.
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Pour faire un signalement, vous pouvez vous adresser au DPJ de votre région. En cas d’urgence, composez le 9-1-1.
Ligne québécoise de prévention du suicide : 1 866 APPELLE (277-3553)