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«Suite au démantèlement du campement Hochelaga, nous avons décidé d’offrir 200 repas Benny & co à des sans-abri lundi prochain à midi au centre-ville de Montréal», pouvait-on lire dans la publication publiée il y a quelques jours sur la page Facebook des évincés.
L’invitation survient en marge du démantèlement d’un nouveau campement, où une dizaine de personnes en situation d’itinérance avaient planté leur tente ou garé leur roulotte en une semaine. L’idée était de devenir un nouveau lieu de rassemblement comme l’avait été auparavant le campement Notre-Dame. Le ministère des Transports — à qui appartient le terrain squatté — a vite coupé court à leurs idées de grandeur en envoyant un avis d’éviction.
Tout ça pour dire que je me suis présenté à l’heure au parc Émilie-Gamelin, où est prévue la distribution de volaille avec side de frites/salade de chou/petits pains/sauce dans sa boîte.
Depuis vingt ans, ils viennent ici plusieurs fois par semaine distribuer de la nourriture pour les sans-abri.
Aucune trace de poulets à l’horizon, mais des dizaines de personnes sont étendues dans le parc sous le soleil. Plusieurs dorment dans l’hôtel de la Place Dupuis de l’autre côté de la rue, converti en refuge pour itinérants depuis l’automne dernier.
C’est à ce moment que Dave Turner et sa maman Marie Chink s’amènent au volant de leur voiture, pour se garer sur les dalles en pierre juste en face de la butte gazonnée. Depuis vingt ans, ils viennent ici plusieurs fois par semaine distribuer de la nourriture pour les sans-abri. De la bouffe qu’ils cuisinent chez eux le matin même à Pointe-aux-Trembles. Des samaritains avec un «S» majuscule, qui calculent dépenser environ 2-3 000$ chaque mois pour faire leur part. La bonté incarnée, puisque le duo n’exige rien en retour, sinon un simple merci.
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Dès que Dave et Marie sortent de leur véhicule, les gens forment spontanément une file à l’arrière de leur voiture, d’où s’effectue chaque jour la distribution. Au menu aujourd’hui, des pâtes, du fromage, de l’eau et un sucre à la crème (gracieuseté de Marie) emballé dans du papier d’aluminium. «Non, ce n’est pas du hasch», plaisante Dave qui salue chaleureusement ses «clients» par leur petit nom. Ces derniers le lui rendent bien. «Le respect, on l’a avec eux autres et ils l’ont avec nous autres», résume Dave, en amorçant sa distribution, flanquée de Marie.
Mais une auto-patrouille s’amène avant même la première «plotée» de pâte déposée au fond d’un contenant en styromousse. «C’est interdit de stationner ici, explique le policier au volant.
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Dave et Marie tombent un peu des nues. «Mais ça fait 20 ans qu’on fait ça et on n’a jamais eu de problème», explique Dave, évoquant aussi la file qui s’étire déjà sur plusieurs mètres derrière sa voiture. Rien pour émouvoir le policier, déterminé à faire respecter la Loi, quitte à sacrifier le gros bon sens et leur proverbial discernement. «On a eu beaucoup de problèmes dernièrement. C’est une demande de l’arrondissement», tranche enfin l’agent, invitant Dave et Marie à aller distribuer leur bouffe dans la rue, après avoir payé leur parcomètre bien sûr. «Désolé les gars, je ne peux pas vous servir ici, la police veut pas», peste Dave, en refermant la porte arrière de sa voiture. La foule proteste un peu, avant de se déplacer vers la rue, résignée.
Les policiers repartent, sans doute avec le sentiment du devoir accompli.
Par chance, il reste une place sur la rue grâce à une citoyenne qui accepte de céder sa place. La file se reforme à nouveau sur le trottoir, beaucoup plus encombrante que la précédente, en plus d’empiéter un peu dans la rue, mais la Loi c’est la Loi, même quand c’est de l’os&? de niaisage.
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«On connait quasiment tout le monde depuis le temps»
Dave et Marie se remettent à la tâche, moins en crisse que moi. «La police m’a aussi dit d’essayer de faire attention à la distanciation…», soupire Dave masqué, en pointant la file compacte non masquée, où l’on se partage généreusement joints et clopes. «Donne-moi pas d’eau, je vais rouiller!», lance dans un grand éclat de rire un homme titubant venu chercher ses pâtes, en tendant une canette de bière à une amie. «Elle est peut-être flat», la prévient-il.
«On connait quasiment tout le monde depuis le temps», souligne sinon Dave, qui n’est pas là pour juger personne.
«Is this beef?», demande un homme au sujet de la viande se trouvant dans les pâtes. Le couple se le fait demander régulièrement par les gens de confession musulmane. «Quand c’est du porc, on le dit toujours», le rassure Dave.
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Les gens sont polis, disent merci et donnent des tapes dans le dos des samaritains. La scène de cette distribution fait du bien à voir. «Eux autres, c’est des king! Même si j’avais de l’argent je viendrais les voir!», louange l’homme, en cherchant son équilibre.
Les gens sont polis, disent merci et donnent des tapes dans le dos des samaritains. La scène de cette distribution fait du bien à voir.
Ce n’est pas la première fois que Dave et Marie se font tasser de quelque part. Ils apportaient aussi de la bouffe dans le stationnement du YMCA d’Hochelaga (un autre refuge), avant de se faire refuser l’accès. «Ils nous ont dit : venez pu icitte. Nous on veut juste apporter de la bouffe…», soupire Dave, un peu découragé.
Lorsqu’on lui demande ce qui le motive à nourrir gratuitement depuis 20 ans les personnes en situation d’itinérance, il évoque son passé. «J’ai goûté un peu à ça, être gelé, prendre un coup, la prison. Je fais ce que j’aurais aimé avoir dans ce temps-là», confie Dave, qui a même perdu une jambe après s’être fait tirer dessus. Marie, elle, a été directrice d’une école secondaire en Mauricie avant de se lancer dans le bénévolat avec son chum à la retraite. Elle a 82 ans, mais on lui en donne vingt de moins.
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Dave assure ne pas se laisser décourager par le fait de voir les mêmes visages faire la file devant son char depuis deux décennies. «Je sais que c’est comme ça la vie. J’ai moi-même tourné en rond très souvent, mais à moment donné, tu t’en sors…»
« Des campements, il y en aura ailleurs »
Il est midi passé. Toujours aucune trace de poulet Benny & co. J’écris à la page Facebook de Campement Hochelaga, qui m’informe que la distribution se déroule en ce moment même devant l’hôtel de ville. Je m’y rends avec ma bécane, pour tomber sur Guylain Levasseur, un pilier du campement Notre-Dame qui avait aussi démarré celui d’Hochelaga. «Présentement j’ai stationné ma roulotte dans le stationnement du YMCA. On verra après…», souligne-t-il.
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Quelques personnes ont répondu à leur appel, mais il reste encore plusieurs boîtes de poulet à l’arrière du camion de Bertrand Breton, le patron d’une compagnie d’extincteurs qui a distribué des milliers de repas aux itinérants depuis l’ancien campement Notre-Dame. C’est lui qui a eu l’idée de solliciter des dons pour offrir des repas aujourd’hui, avec l’aide de Guylain et de Virginie Gauthier, qui s’occupe de la page Facebook du campement Hochelaga. «On a ramassé 2150$ en deux jours et la succursale de Brossard de Benny & co nous a fait un prix spécial», souligne M. Raymond, agissant par altruisme pur après avoir lui-même failli se ramasser à la rue.
«Nous on veut juste un campement pour l’été. La Ville doit comprendre ça, parce que des campements, il y en aura ailleurs»
Au-delà du poulet, les évincés veulent aussi passer un message à la mairesse, d’où l’idée de distribuer de la bouffe devant l’hôtel de ville : «On ne dérangeait personne là-bas (au boisé Steinberg). Nous on veut juste un campement pour l’été. La Ville doit comprendre ça, parce que des campements, il y en aura ailleurs», assure Guylain, dénonçant ce jeu du chat et de la souris ridicule. «On est aussi venus montrer à la mairesse qu’on est capable de se ramasser et qu’on n’est pas des cochons», ajoute-t-il dans un éclat de rire.
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Plusieurs boîtes de poulet n’ont pas trouvé preneur. Bertrand Breton ira bientôt porter les restants aux occupants du parc Émilie-Gamelin, qui vont se payer la traite aujourd’hui.
Parce que peu importe les embûches qu’on dressera sur leur route et même si on les traite parfois en indésirables, rien n’empêchera les samaritains de continuer à faire une différence.
Et on devrait les remercier au lieu de leur mettre des bâtons dans les roues.
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