Logo

« Des fois, il doit se dire : OK, papa, c’est assez! »

La promesse de Christian Boivin à son fils Mathis, décédé d'une surdose d'opioïde l'année dernière.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
Publicité

« J’ai une grande gueule, les gens n’ont pas fini de m’entendre. Ils n’ont pas fini de m’entendre parler de Mathis. »

C’est sur ces mots que s’était conclue ma première rencontre avec Christian Boivin, survenue quelques semaines à peine après la mort tragique de son fils Mathis, décédé d’une surdose mortelle dans son lit, à quelques pas du reste de sa famille. L’histoire, survenue trois jours avant Noël, avait bouleversé la province, touchée par la croisade du papa endeuillé qui enchaînait les entrevues pour donner un sens à une chose qui n’en a pas.

Presque un an plus tard, Christian Boivin a tenu sa promesse.

Publicité

J’en ai la preuve en allant le rencontrer de nouveau, cette fois-ci dans les couloirs du Palais des congrès, où il vient présenter une conférence en marge du Colloque sur la persévérance et la réussite scolaire chez les Premiers Peuples.

À ce jour, ça doit faire plus d’une quinzaine de fois qu’il fait siller les oreilles de Mathis en roulant sa bosse dans les écoles secondaires pour y donner des conférences.

Ce matin, c’est devant un parterre rempli d’acteurs liés aux Premières Nations qu’il prendra la parole. « Ce sont des profs et des intervenants rassemblant toutes les nations autochtones et même non autochtones, pour les jeunes qui vivent hors des communautés », résume Marco Bacon, qui a fondé son colloque il y a dix ans dans l’espoir de bâtir des ponts, de partager des outils pédagogiques et de favoriser le réseautage entre les différentes nations.

Publicité

L’orateur qui émeut

La salle perchée au cinquième étage de l’édifice continue de se remplir lorsque le maître de cérémonie invite Christian Boivin à le rejoindre sur scène. « On va aborder un sujet qui intéresse les gens à l’intérieur et hors des communautés où l’on fait aussi face à des problèmes liés à la consommation », annonce Alexandre Bacon.

Christian Boivin arpente la scène de long en large pour saluer la foule, flanqué de deux écrans géants pour bonifier ses propos d’un support visuel.

« Je parle de quelque chose de pas facile. Si je deviens émotif, faites-vous-en pas! », lance-t-il d’entrée de jeu, avant d’éclater spontanément en sanglots.

« Bon, ça commence bien », s’excuse-t-il, aussitôt encouragé par l’auditoire ému.

Publicité

À ma table, trois femmes travaillant en milieu scolaire sont suspendues aux lèvres de l’orateur. L’émotion augmente d’un cran lorsqu’apparaît sur les deux écrans une photo de Mathis en train de faire de l’escalade. « Dans ma carrière, j’ai fait des conférences sur des sujets beaucoup plus faciles, comme la fraude hypothécaire », plaisante Christian, qui a notamment œuvré comme analyste de données au sein d’une agence de crédit.

Photo : David Himbert
Photo : David Himbert

Sur scène, Christian Boivin, 51 ans, est à l’aise, malgré le trémolo perpétuel dans sa voix. Il amorce sa conférence en décortiquant l’histoire de Mathis, comme il a l’habitude de le faire lorsqu’il s’adresse à des élèves du secondaire.

Publicité

Une histoire qu’il raconte par le commencement, en décrivant l’enfant de bonne humeur, entouré d’amis, proche de sa famille, amateur de viande et président de sa classe en secondaire 3 qu’il fut.

Une bonne manière d’amener les jeunes à s’identifier à lui, un adolescent de bonne famille parmi tant d’autres, qui expérimente occasionnellement avec la drogue. « Il faut leur faire peur (aux jeunes) sans faire de la répression ou être trop moralisateur », nuance Christian.

Pas une mince tâche, surtout lorsqu’il s’adresse à des jeunes qui ne mettent pas de gants blancs pour lui poser toutes les questions qui leur passent par la tête. « Ça fait quoi de perdre votre enfant, monsieur Boivin? »

La réponse : mal. Très mal.

Comme on peut à peine l’imaginer.

Mais Christian Boivin ne se défile pas, gagnant la confiance des élèves, une conférence à la fois.

Publicité

Et à en juger par le silence qui règne dans la salle, la recette fonctionne ici aussi. Ça coïncide avec le moment où le papa décortique d’heure en heure le jour fatidique où Mathis a perdu la vie.

Un jour que son père revit sans arrêt.

En après-midi, Christian motive une absence à l’école pour permettre à Mathis de passer du temps avec des amis avant le congé des Fêtes.

L’adolescent en profite pour se procurer sur le web cinq comprimés de ce qu’il croyait être de l’oxycodone, alors qu’il s’agissait en réalité d’isotonitazène – aussi nommé toni – un opioïde cinq fois plus puissant que le fentanyl. « Il a acheté ça dans une boutique en ligne sur Instagram. Il a contacté le pusher sur Telegram et payé avec une carte prépayée achetée au dépanneur », raconte Christian Boivin, qui avait déjà mis son fils en garde contre les drogues de synthèse, sans plus.

Publicité

– Faut pas que tu touches aux petites pilules bleues, ça peut être dangereux.

– C’est beau, papa, je fais attention…

Le plus triste, c’est que cette journée funeste était à l’image des autres. Rien d’anormal à signaler. Mathis qui rentre à la maison en fin d’après-midi. Mathis qui fait son mentorat en mathématiques (il avait quelques difficultés). Mathis qui soupe en famille. Mathis qui monte dans sa chambre jouer à Roblox avec un ami. C’est à ce moment qu’il décide de prendre un comprimé, son premier à vie.

– Je feel pas, j’ai le bras qui pique et je m’endors, a dit Mathis à son ami après quinze minutes, avant d’aller se brosser les dents, d’enfiler son pyjama et de se coucher dans son lit.

C’est là que Mathis a commis l’erreur qui lui a été fatale, soupire son père, les yeux rougis, dont la voix se brise de plus en plus à mesure que le récit avance.

« Il aurait dû descendre dans le salon où on était pour nous dire qu’il n’allait pas bien. Il a fait un arrêt respiratoire au milieu de la nuit… »

Photo : David Himbert
Photo : David Himbert
Publicité

Près d’un an plus tard, Christian Boivin s’en veut encore de ne pas avoir expliqué à son fils à quoi pouvaient ressembler les symptômes d’une surdose. S’en veut d’avoir été impuissant dans le salon en bas pendant que son fils mourait à l’étage. « Son ami aussi s’en veut en maudit aujourd’hui », admet le père, qui n’en veut évidemment à personne, hormis lui-même.

C’est peut-être dans l’espoir de faire la paix avec tout ça qu’il s’est lancé dans ce combat tête baissée.

Sans doute aussi pour que la mort de Mathis fasse œuvre utile.

Pour y arriver, Christian Boivin n’hésite pas à aller jusqu’au bout. Littéralement, constate-t-on en voyant cette fois apparaître sur les écrans une photo de la chambre à coucher de son fils. « C’est là que j’ai trouvé Mathis, le lendemain matin… Je veux que les jeunes aient peur, qu’ils soient conscients que si leurs parents vivent ça, ça va être tough. »

Publicité

La roulette russe

La conférence culmine vers des tableaux où l’on présente plus concrètement les différents opioïdes à la mode chez les jeunes, tels que la codéine, l’héroïne, la dilaudid, etc. Christian Boivin énumère quelques statistiques qui donnent froid dans le dos (durant le temps de sa conférence, quatre personnes mourront d’une surdose aux États-Unis), rappelant au passage l’image de la roulette russe. « En 2022, en Colombie-Britannique, les surdoses étaient la première cause de décès chez les 10 à 18 ans, suivies par les accidents et les suicides. Ce fléau s’en vient chez nous », prévient-il, avant d’inviter les familles à se doter d’une trousse de naloxone à la maison, une cause pour laquelle il milite farouchement.

Photo : David Himbert
Photo : David Himbert
Publicité

Sa présentation se termine avec les témoignages poignants qui s’empilent depuis qu’il s’est lancé dans cette mission de sensibilisation.

« J’ai vendu de la MDMA à 3 jeunes. 2 en sont morts, je m’en veux tellement… », rapporte l’un d’eux.

« Moi, ça m’a pris l’électrochoc de la mort de mon garçon pour m’instruire et m’informer. Tant qu’on n’est pas touché de plein fouet, on en reste aux statistiques », résume Christian Boivin, en quittant la scène devant une ovation debout.

Une première dans l’histoire de ce colloque, souligne Marco Bacon.

Difficile ensuite d’approcher le conférencier, puisque les gens font la file pour le remercier et même le serrer chaleureusement dans leurs bras, comme s’ils tentaient de lui arracher un peu de sa douleur. Plusieurs promettent de l’inviter dans leur salle de classe ou de partager à leurs élèves l’histoire de Mathis.

Je l’accroche enfin pour lui poser une dernière question.

Comment tu te sens de faire ça?

Publicité

Je le mentionne, parce que l’exercice semble éprouvant. C’est évident qu’il ravive de douloureux souvenirs ce qui semble à priori ne pas lui apporter tant de positif.

Avec cette transparence désarmante que je découvre sans cesse chez lui, Christian Boivin laisse tomber calmement : « Ça me fait du bien. J’ai l’impression de faire du bon avec une tragédie et de former des acteurs de changement. Je le fais pour Mathis, même si, des fois, il doit se dire : OK, papa, c’est assez. »

Il serait quand même fier de le voir aller.

Publicité