Logo

Derrière le ver d’oreille de « The White Lotus » : rencontre avec Cristobal Tapia de Veer

« Je n'ai pris aucune substance illégale pour faire ce son ! »

Par
Daisy Le Corre
Publicité

Si, comme nous, vous avez passé la fin de l’année 2022 à écouter The White Lotus, LA série à succès de HBO, vous n’y avez pas échappé : OOOOOOOOOOOOooooooooOOOOOHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHH-OOOOOhhhOOOOOooooooooH-loulouLOUUUULOOUUU-WOUHOUHOUHOUHOUUUUUUUUUUUUU-OUUUH-LALALOULOU-OUUUUUUUU-OUUUU-OUUOUOUO-OUUUUUU. Le tout entrecoupé de boum-boum bien sentis et de bruitages que l’on imagine sauvages. Je parle évidemment du personnage principal de la série : la musique envoutante et hypnotique de Cristobal Tapia De Veer.

Et qui l’eût cru : ce génie qui m’a fait découvrir l’existence de la cuica (et de Jennifer Coolidge) est Montréalais. Alléluia. « Il faut le choper! », me suggère-t-on gentiment du côté de la rédac et il ne m’en faut pas plus pour zoomer avec celui qui m’a redonné l’envie d’écouter un générique de série sans jamais cliquer sur skip intro.

Publicité

Qui es-tu, Cristo? D’où viens-tu? Quel a été ton parcours pour en arriver là?

Vastes questions! (rires) J’ai toujours eu un lien spécial avec la musique, je ne pouvais pas m’en passer. Enfant, au Chili, je fabriquais souvent mes propres instruments, je jouais du tambour sur des boîtes vides, des bols et des seaux, etc. Bien plus tard, une fois adulte, j’ai fini par étudier la musique classique au Conservatoire de musique de Québec où j’étais percussionniste au sein de l’orchestre. Et maintenant, ça va faire une dizaine d’années que je fais de la musique pour l’image. À vrai dire, c’était une nouvelle étape dans ma vie, car j’étais plutôt dans la pop et la production d’albums, avant ça. Pour être honnête, composer de la musique pour des séries, c’est un peu un accident de parcours! (rires)

C’est un bel accident! Comment est-il arrivé?

Publicité

C’est le réalisateur britannique, Marc Munden, qui m’a ouvert la voie. Il était en tournage à Montréal et il m’a contacté après avoir écouté un de mes anciens albums. On s’est rencontrés et il m’a engagé pour travailler avec lui sur une coproduction canado-britannique intitulée The Crimson Petal and the White. Il a pris une chance ou un risque avec moi, mais ça a marché!

Il y a quand même des gens qui n’ont pas vraiment apprécié que je fasse des expérimentations avec des sons bizarres, parce que ce n’était pas raccord avec les costumes, etc. Pourtant, encore maintenant, on me parle souvent de la BO de cette série et ça a vraiment marqué les esprits. Mais ils ont mis du temps à accueillir et comprendre ma musique. Ce qui est sûr, c’est qu’après ce projet, si je n’avais pas fait Utopia, je ne sais pas si je serais encore dans ce milieu. Je n’avais pas l’impression d’avoir spécialement trouvé ma voie ni ma place.

J’ai plus la mentalité d’un gars qui joue dans un band que celle d’un compositeur au sens classique du terme. Ça me parait bien trop académique, ce n’est pas mon monde! Même si j’ai étudié longtemps la musique classique. Mais j’ai toujours eu des groupes de musique metal ou autre sur le côté.

« il arrive que certaines personnes du milieu ne soient pas prêtes à changer. Elles veulent rester dans le passé : je ne les suis pas là-dedans. »

Publicité

Utopia, cette série ultra-culte, a donc vraiment marqué un tournant dans ta carrière…

Oui! Avec Utopia, de façon accidentelle encore une fois, j’ai vraiment fait quelque chose de très personnel, au point où je ne me sentais pas hyper bien avant la sortie de la série. Je n’avais pas de point de référence, je trouvais ça trop bizarre et je commençais à me dire que ma musique allait ruiner le show… Mais ça a fait l’effet inverse, heureusement! J’ai vraiment eu l’impression de “sortir du placard” avec Utopia : c’est grâce à cette série que j’ai décidé d’assumer ma personnalité et de faire les choses comme je les sentais. Pour moi, ça a été le début d’une nouvelle vie, c’est là que je suis devenu compositeur audiovisuel à temps plein.

À partir de ce moment-là, des superviseurs musicaux, éditeurs de films et réalisateurs ont commencé à me demander un “son Utopia à la Cristo”. Ça fait la même chose avec White Lotus : ils veulent vraiment que je fasse ce que j’aime faire, alors c’est cool, j’ai continué sur ma lancée!

Publicité

Mais parfois, il arrive que certaines personnes du milieu ne soient pas prêtes à changer. Elles veulent rester dans le passé : je ne les suis pas là-dedans. Les vieux hommes blancs exécutifs qui veulent juste être à la mode et transmettre leur version des choses, ça ne m’intéresse pas. Maintenant, j’ai la chance de pouvoir choisir mes projets et les gens avec qui je travaille.

Et puis tu as composé des musiques originales pour de grosses productions comme Black Mirror, Humans, Dirk Gently’s Holistic Detective Agency ou encore The Girl with all the Gifts. Mais plus récemment, c’est le générique de la saison 2 de White Lotus qui a fait le buzz. Ma question est toute simple : comment as-tu fait ça?

Publicité

C’est fou, mais je n’ai pas l’impression que c’est très intéressant comme processus de création. (rires) En fait, après la première saison, je ne pensais pas faire la deuxième saison, car j’avais trop de projets… mais ils m’ont relancé en me demandant de juste revisiter le thème. Alors j’ai jamé avec des samples et je voulais un genre de remix plutôt qu’une nouvelle chanson. Je cherchais à faire un truc à la Daft Punk, un peu! Je me cherchais un bon sample de vinyle.

Finalement, ça a fini par donner un truc bizarre avec des harpes, style un peu Renaissance, parce qu’on en avait parlé avec Mike [Mike White, le producteur de la série, ndlr]. Ça matchait bien avec l’Italie aussi. Une fois que j’avais un beat, j’ai jamé avec les voix du premier White Lotus. Le seul intérêt de cette musique, ce sont les voix! C’est comme une odyssée : on part en voyage avec ces voix bizarres. Je voulais donner l’impression qu’on allait s’envoler avec cette musique, que tout allait exploser. Je me suis enfermé pendant plusieurs semaines pour composer avec les percussions. Il fallait que ça marche.

Publicité

À qui appartient la fameuse voix “houhouhouhou” qu’on entend sur le morceau?

C’est la voix de Stephanie Osorio, une chanteuse montréalaise, qui n’a chanté qu’une seule longue note en réalité! À un moment donné, elle a commencé à rire et je me suis dit que j’allais conserver ça pour en faire quelque chose. Alors j’ai pris mon clavier et grâce à la technique de l’échantillonnage, j’ai modulé avec sa voix.

Dans ce morceau, les voix sont très organiques, malgré le fait que ce soit impossible à chanter pour un humain, car c’est trop découpé. Je ne voulais pas que ça sonne comme un robot, je voulais que ça reste naturel. Parfois, les gens pensent que c’est la voix d’un oiseau ou d’un autre animal. (rires) Mais non, c’est juste sa voix que j’ai beaucoup transformée.

https://twitter.com/_fallenangel14/status/1608615885794861065

Est-ce que t’étais sous une certaine substance lorsque t’as composé le générique? (Et, si oui : laquelle, please?)

Publicité

Je n’avais pris aucune substance illégale au Canada, en tout cas! (rires) Merci la SQDC. Sérieusement, ça dépend des périodes : il y a des moments où je suis accro à certains trucs et d’autres moments où je ne consomme rien, même pas une bière! Pour ce son, j’avoue que je ne me souviens pas si j’avais pris quelque chose ou non… mais je me souviens que j’ai attendu près d’un mois avant de l’envoyer à la production. Je trouvais ça trop bizarre, je me disais que ça n’allait pas passer. Et puis finalement, j’ai tout envoyé et ils ont aimé tout de suite.

Tu t’attendais à ce succès fou?

Non, c’était impensable! D’habitude, c’est la première saison qui cartonne, alors c’était totalement inattendu. J’ai trouvé ça génial.

Quel rôle la musique doit-elle jouer dans les séries, selon toi?

La musique est un personnage à elle toute seule. Ce qui est sûr, c’est que je préfère faire une musique-personnage plutôt qu’une musique transparente de background! Je ne sais pas faire ça. (rires) Je préfère me concentrer à créer un personnage de plus avec ma musique. Parfois, le film est bon, l’histoire est bonne, mais la musique est trop ordinaire. C’est important d’avoir une musique particulière, ça ajoute un vrai truc.

Publicité

Est-ce que t’as vu tous les memes que le générique a généré? Qu’est-ce que ça te fait?

Oui, j’ai vu quelques trucs passer sur Twitter : des gens qui dansent, qui montrent comment faire ça au piano ou au violon, etc. C’est assez fou! C’est spécial comme sensation. Ce n’est pas comme un album où l’on fait ça pour attirer l’attention sur notre projet. Là, l’attention est vraiment focalisée sur la musique, c’est beau. Ça fait du bien quand t’as été insecure de sortir quelque chose de trop personnel, que tu as eu peur de te mettre trop à nu. C’est bon de réaliser qu’on a eu tort de vouloir se cacher ou d’essayer de cacher une part de sa personnalité. Finalement, les gens repèrent quand on est 100 % authentique. C’est ça, la vraie clé du succès.

Publicité

Ce serait quoi, la BO culte de ton enfance? Et ton compositeur préféré?

Je dirais celle de L’exorciste, je l’ai vu quand j’avais 8 ou 9 ans. (rires) Mes parents et grands-parents ne voulaient pas que je regarde ça, mais ils ne m’interdisaient rien non plus. Ça m’a traumatisé, évidemment! Surtout la musique. Il y avait des choses très dissonantes, avec ce côté mystique bizarre.

Et ton compositeur préféré?

Il y a plusieurs compositeurs qui m’ont marqué. Le premier : Ennio Morricone. Je pense que c’est grâce à lui que mes oreilles se sont éveillées à la musique. C’est lui le vrai character-composer. Il fait parler les instruments, il donne l’impression que les personnages sortent des haut-parleurs ou marchent à côté de toi et on sent qu’il s’amuse vraiment à faire ça. Sinon, il y a Clint Mansell aussi qui a fait la musique de Requiem for a dream. C’était assez brutal : de la belle musique et du bizarre réunis. Ça m’a ouvert l’esprit. Grâce à lui, j’ai réalisé que tout était possible, niveau musical. Je pense aussi à Jonny Greenwood de Radiohead ou Mike Patton…

Publicité

Mais je pense que mon compositeur préféré est une compositrice : Mica Levi. C’est elle qui a composé la musique du film Under the Skin et ça a été une révélation pour moi. Quand je suis allé voir le film au cinéma, j’ai été frappé par la force de la musique de ce film. Je me suis senti connecté à elle. Mica est l’une des personnes les plus radicales dans l’univers de la musique de film. Elle ne fait aucun compromis. C’est aussi pour ça qu’elle ne fait pas beaucoup de films chaque année, car elle choisit ses batailles. Elle a ce côté punk super inspirant que j’adore et que j’admire. Elle n’est jamais là où on l’attend, elle casse les codes. Je respecte beaucoup son travail.

La BO qui te fait pleurer?

Celle faite par Jóhann Jóhannsson pour Prisoners, notamment ce moment à la fin où il y a une longue scène pendant que le personnage va jusqu’à l’hôpital. C’est super émouvant et la musique porte parfaitement le scénario.

Et celle pour t’ambiancer?

Publicité

J’aime beaucoup les trames sonores de Paolo Sorrentino qui a fait The Young Pope et The New Pope, entre autres. C’était un peu une inspiration pour White Lotus d’ailleurs! J’aime ses trames sonores, il mélange toutes sortes de choses comme du classique avec de l’électro, par exemple. On dirait que c’est toujours la fête et on se croirait dans un club très chic. C’est trippant!

As-tu déjà quelques idées pour la BO de la saison 3?

Publicité

Je ne connais pas encore la destination exacte, je sais que la prod’ hésitait entre le Québec et l’Asie, à un moment donné. Je ne sais pas où ils en sont alors non je n’ai aucune idée de la future BO… suspense.