Dimanche, La Presse+ faisait état des failles dans le traitement des plaintes pour inconduites sexuelles à l’Université de Montréal. Jean Larose, ex-professeur et objet de plusieurs allégations est au cœur de ce dossier. Déjà en 2013, la journaliste Émilie Dubreuil décrivait, dans notre URBANIA spécial étudiants, le comportement de celui qu’elle appelait à l’époque le professeur avec « un patronyme de fleur ». Un article sur les relations prof-étudiant.e.s particulièrement d’actualité aujourd’hui.
Il portait un patronyme de fleur. Il ne lui restait que quelques petits poils blancs sur son crâne dégarni. Il plaçait son veston sur ses épaules comme un châle. J’ai pris deux cours avec lui. Au département de Lettres, c’était une star. Faut dire que c’était un sacré bon professeur. Il maîtrisait sa matière, mais aussi sa voix. Dans l’auditorium, nous étions tous pendus à ses lèvres minces et sèches. Il faisait parfois des pauses. Lourds silences. Alors, il descendait de son estrade, petit trône professoral, et se promenait parmi nous. Comme un chanteur de rock quitte la scène à la rencontre de son public.
Il montait l’escalier de l’auditorium et, l’air de rien, s’appuyait sur le pupitre d’une étudiante. Il reprenait alors son discours pour tous, mais en la fixant, elle, de ses grands yeux gris. Il parlait d’amour, de jalousie, de désir. Après tout, nous étudiions, avec lui, de grands auteurs du corpus français dont c’était les thèmes de prédilection. La fille, au pupitre, était comme hypnotisée par son regard et son éloquence. Et, toute la classe, nous devions être une cinquantaine, nous étions fascinés par cette parade amoureuse grotesque. Le professeur au nom de fleur était aussi une star pour ça. Il séduisait des étudiantes de façon déplacée, récurrente. Sa réputation de Casanova le précédait comme une légende.
Une de mes collègues de classe qui couchait avec lui m’avait dit en confidence : « Il me fait explorer toutes les facettes de ma perversité. »
Même si nous trouvions ce petit manège vaguement écœurant, nous souhaitions toutes, étrangement, attirer l’attention du brillant professeur qui maniait le verbe et la pensée comme personne que nous avions connu jusque-là dans notre quotidien de jeunes universitaires. Nos amis, nos parents ne faisaient pas le poids devant cet albatros que la littérature transfigurait et rendait beau. Nous allions le voir à son bureau, malgré les mises en garde.
Une de mes collègues de classe qui couchait avec lui m’avait dit en confidence : « Il me fait explorer toutes les facettes de ma perversité. » Ça fait 20 ans de cela et je jurerais que c’étaient ses paroles exactes. Et je sais qu’elle ne parlait pas que de perversité sexuelle, mais bien d’une perversité beaucoup plus subtile, celle qui peut s’installer entre deux êtres dont les désirs mutuels sont mus par leurs rôles respectifs dans une société.
IL VENAIT D’AVOIR 60 ANS
Cette image figée du vieux professeur accoté sur le bureau, image indélébile d’une séduction tellement clichée, mais forte, j’y ai repensé souvent troublée. J’ai moi-même succombé aux chants des sirènes de l’autorité. Je n’étais plus étudiante, mais une débutante dans mon métier.
Il me donnait envie d’être l’élève, guidée par un être un peu supérieur et dont la supériorité est autorisée, acceptée.
Lui, était vieux, installé, connu, brillant. La figure de celui qui enseigne… Il savait mieux et plus. et vivait, de mon point de vue, sur cette estrade où la vie semble plus claire, plus digérée, mieux comprise. Il me donnait envie d’être l’élève, guidée par un être un peu supérieur et dont la supériorité est autorisée, acceptée. Mais cette disparité des forces dans une relation n’est viable qu’habillé, ne peut être saine qu’en-dehors de l’intimité des corps.
Vous allez me dire que vous connaissez plein de professeurs qui sont mariés aujourd’hui. De belles histoires. Sans doute. D’ailleurs, URBANIA a fait un appel à tous. Nous voulions avoir des témoignages, des histoires entre professeurs et étudiants. Et nous avons reçu, surtout de jolies histoires, de professeurs jeunes et gentils, tombés amoureux ou amoureuse d’une étudiante ou d’un étudiant en particulier. J’imagine que les relations plus troubles ne sont pas de celles qu’on a tant envie de partager.
LE CŒUR EN ÉCHARPE
Au début des années 1990, Philippe a la jeune vingtaine. Il habite chez sa maman en banlieue. Il donne des cours de français aux immigrants et danse probablement sur Rythm is a Dancer. Ça fait donc 20 ans de ça. Et, pourtant, il se souvient, comme si c’était hier, de la robe rouge qu’elle portait au premier cours. De ses cheveux si noirs, aussi. « Elle était magnifique, tellement belle que je n’aurais jamais même pensé qu’elle puisse s’intéresser à moi… », me dit l’homme dans la quarantaine, le regard perdu dans ses souvenirs, encore ému par cet amour platonique avec une de ses étudiantes. « Un jour, en déménageant, le cadre dans lequel se trouvait un papillon qu’elle m’avait offert s’est brisé; le papillon est devenu poussière. J’ai eu tellement de peine de perdre ce souvenir d’elle. Heureusement, j’ai toujours les baguettes qu’elle m’avait offertes. »
Son nom : Diane Sam Chin. Elle venait de Madagascar, de la communauté chinoise de l’île. Elle travaillait très fort pour maîtriser la syntaxe et la grammaire. Quand, un jour après la classe, elle demande à Philippe s’il accepterait de lui donner des cours particuliers, le jeune homme accepte volontiers. En fait, il est fou de joie à l’idée de passer du temps avec elle en tête à tête, même s’il est complexé, jeune, innocent et qu’il se dit que Diane ne le voit que comme un enseignant et non pas comme une femme s’intéresse à un homme. Commence alors un amour courtois. Il va chez elle. Ils font des exercices. Il en donne un peu plus que le client en demande. Il l’emmène voir des spectacles pour l’initier à la culture québécoise, l’emmène se balader à Montréal pour lui faire découvrir la ville. Il aime la façon dont elle le regarde, avide de son savoir, de ses connaissances. Elle est admirative. « C’était valorisant. Elle était émerveillée par tout ce que je disais, tout ce que je lui montrais. »
« Elle était magnifique, tellement belle que je n’aurais jamais même pensé qu’elle puisse s’intéresser à moi… »
Il est amoureux, mais n’ose pas la toucher. D’autant qu’elle lui parle souvent de son mariage prochain que lui impose son père. Elle pleure devant l’imminence de ce mariage arrangé, il est désemparé. Un soir, elle l’invite à dîner. « Elle m’avait préparé un repas magnifique et complexe. À partir de là, je me suis dit que peut-être… J’ai essayé de l’embrasser, mais elle était froide. Je suis donc resté à distance. Respectueusement. » Le cœur en écharpe, il ne sait pas trop quoi faire.
Tout d’un coup, elle lui signifie que leur relation, les balades, les cours, tout cela est terminé. Et lui donne un petit cahier aux couleurs pastel. Un petit cahier d’adolescente qui se ferme avec un tout petit cadenas. Son journal intime. Ce petit cahier, il est sur mon bureau, puisque Philippe me l’a prêté.
Au fil de leur histoire, Diane écrit des choses d’une candeur touchante. Elle se désespère qu’il ne la touche pas, qu’il ne l’embrasse pas. Elle croit qu’elle est trop vieille. « C’est peut-être parce que je suis chinoise », écrit-elle le 19 juin. Et puis : « Je ne lui plais pas. Je ne suis pas assez intelligente ? Sa place est avec une belle fille jeune de son niveau. » Le 21 : « Peut-être que je l’aime trop. Chaque fois que je vois de belles choses, mon esprit tout de suite pense à lui. » Et ça continue ainsi.
Vingt ans plus tard, Philippe, qui a depuis abandonné l’enseignement, pense toujours à cette Diane. « Je paierais cher pour savoir ce qu’elle fait, où elle est. Je suis inquiet pour elle. Est-elle heureuse ? Quand j’ai vu votre annonce sur le site d’URBANIA, j’ai dit à ma blonde : je vais enfin pouvoir parler de cela et elle était d’accord… Peut-être que si c’est écrit noir sur blanc quelque part, je pourrai la retrouver… »
Entre Philippe et son amour courtois et le séducteur en série au nom de fleur, il y a deux mondes, et pourtant, il y a toujours ce regard grisant de celui qui vous met sur un piédestal…
Et, même si ces désirs ne font pas long feu, force est de constater qu’ils brûlent ceux qui y ont goûté.