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Cyberdépendance : le point de vue de la blonde
On a parlé en novembre dernier à Philippe*, un Montréalais de 27 ans qui a entamé une démarche au Centre de réadaptation en dépendance (CRD) de Montréal pour une consommation abusive de jeux vidéo. Depuis, il s’est passé bien des choses : la sortie du documentaire sur la cyberdépendance Bye, l’annonce d’investissements en santé mentale par le gouvernement et l’annonce de la World Health Organisation qui a affirmé qu’elle inclurait le « gaming disorder » dans sa liste officielle de maladies et affectations.
Et dans la vie de Philippe, qu’est-ce qui s’est passé depuis? On a skypé avec lui – et sa blonde Stéphanie* – pour le savoir…
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Ça fait un an et demi que Philippe et Stéphanie vivent ensemble, et que celle-ci a vu progresser la dépendance de son copain aux jeux vidéo sur appareils mobiles. « Avec le recul, je me dis que j’étais ben nounoune! On avait fait un gros pique-nique au parc pour ma fête, et mon amie me faisait remarquer qu’il nous jouait dans la face sur son téléphone. Moi, je lui expliquais qu’il y avait des moments précis où il fallait qu’il se connecte pour avoir des points, qu’il était super bon à ce jeu-là, qu’il coachait d’autres joueurs… Je réussissais à trouver ça beau, sa passion. »
Évidemment, elle ne trouvait quand même pas tout ça charmant.
« Une chose que je n’aimais pas quand il jouait beaucoup, c’est qu’il se levait super tôt pour aller jouer (à 6 h 30 ou 7 h même la fin de semaine) et qu’il se couchait après moi. Ça n’aidait pas à créer des moments de couple, d’intimité… quand on est ensemble en même temps dans le lit, il y a beaucoup plus de chances qu’on se parle, qu’on pogne un fou rire! »
Il y avait aussi la procrastination des tâches ménagères, les coups d’œil constants au téléphone cellulaire pendant les conversations…
« Il me demandait presque l’autorisation d’aller faire ses trucs de Star Wars. Je ne voulais pas dire non, mais c’était souvent. »
Le changement, pour le meilleur et pour le pire
Depuis qu’il a décidé d’arrêter les jeux sur appareils mobiles et d’entreprendre une démarche thérapeutique, Philippe a remarqué que sa vie a beaucoup changé.
Il joue encore à des jeux vidéo, mais seulement sur console ou ordinateurs, et avec modération. Il a recommencé à lire, veut se mettre à l’écriture, apprécie plus ses sorties… et il a postulé pour un nouveau poste au travail.
« Dans les jeux, j’étais tellement comblé que je n’avais pas besoin d’aller plus loin dans ma job. Mais depuis que je me suis enlevé mon monde virtuel, je me concentre plus sur mon travail, et on dirait que tout est possible. J’ai envie de développer ma profession, d’aller plus loin. J’ai été à deux doigts de décrocher un poste plus élevé, j’ai fait des entrevues, refait mon CV, suivi une formation… ç’a été très formateur comme moment dans ma vie, et je n’en serais pas là si je n’avais pas arrêté les jeux mobiles. »
Tout ça en quelques mois!
Il faut dire que Philippe est un peu le candidat « idéal » pour améliorer sa situation rapidement. Il a un emploi (dans le domaine psychosocial, en plus), des amis, une blonde, une famille de laquelle il est proche, plusieurs autres champs d’intérêt, et surtout, une réelle volonté de se comprendre et de se débarrasser de son problème.
Depuis la fin du mois d’octobre, il rencontre une intervenante du CRD et participe à des échanges en groupe. Son plan d’intervention vise à développer des saines habitudes de vie pour remplacer les jeux, ou encore à définir son propre cadre éthique par rapport aux jeux et aux écrans (qui sont quand même difficiles à éviter totalement).
« Ça me pousse à réfléchir à mes valeurs, et tant que gamer et en tant qu’humain. Combien de temps je veux mettre sur les écrans par rapport à avec mes amis ou ma blonde? J’ai aussi décidé que je ne touchais pas aux jeux qui comprennent des loot box ou des microtransactions, c’est contre mes valeurs. »
Et, Stéphanie, tu le trouves comment ton chum depuis qu’il a entrepris ses démarches?
« Quand il m’a annoncé ça, un côté de moi était rempli d’espoir, mais j’avais aussi vraiment peur d’être déçue. […] J’avais déjà verbalisé le fait que son rapport aux jeux me dérangeait, mais tant qu’il ne l’avait pas réalisé par lui-même, je pense que j’aurais pu le quitter et que ça ne l’aurait pas nécessairement réveillé. Donc je dirais que j’étais soulagée, mais que je demeurais sceptique, et je lui ai dit que ça allait me prendre un certain temps avant d’accepter et de réaliser cela. »
Comme on le voit dans le traitement d’autres types de dépendances, le retrait des jeux vidéo a permis à quelques problématiques étouffées de refaire surface…
« Au début, quand il a arrêté de jouer, il me parlait beaucoup de son travail, puisqu’il n’avait plus d’échappatoire. J’étais très sollicitée, alors que j’étais habituée qu’on vive chacun notre vie en faisant nos activités individuelles. Puis, il accrochait sur un nouveau jeu à l’ordinateur, il disparaissait de nouveau, et puis il revenait. C’est un processus qui va se faire en avançant et en reculant, ce n’est pas toujours évident de mon côté, c’est toujours en cours, mais c’est un processus, et il est quand même plus équilibré maintenant », dit-elle, lucide.
Philippe confirme.
« Quand j’ai arrêté les jeux, j’ai eu une période anxieuse, je ressentais plus mes émotions négatives. Tranquillement, je fais du laisser-aller, je trouve des trucs pour diminuer mon stress, je choisis mes batailles… »
« Je savais que j’utilisais le jeu pour éviter de penser à ce que je n’aime pas, pour éviter mon stress. »
D’où l’importance d’un encadrement lorsqu’on décide d’arrêter.
« L’intervenant te pose des questions et t’aide à faire ton cheminement. Il t’aide à retrouver ton pouvoir d’agir, ta capacité à faire des choix. C’est lui aussi qui va te dire que si tu fais un pas en arrière, ça ne veut pas dire que tu es mauvais… »
Des soins accessibles?
L’histoire de Philippe semble bien augurer, et c’est en bonne partie grâce aux services qu’il obtient au CRD.
Le documentaire Bye présente des problématiques de cyberdépendance plus extrêmes que celles de Philippe, chez des personnes beaucoup plus jeunes. Et une des (nombreuses) choses frappantes qu’il présente, c’est les difficultés rencontrées dans l’accès aux soins de santé. On parle de listes d’attentes, notamment, et de difficulté à obtenir un diagnostic.
Dans le cas de Philippe, ç’a été une tout autre histoire. Il a frappé aux portes du CRD et a été tout de suite pris en charge, gratuitement. « J’ai l’impression qu’ils ont vraiment beaucoup de place. Dans les groupes de discussion, on est seulement deux, trois ou quatre… »
Pourtant, on sait que le problème est prévalent.
« Avec la sortie du documentaire Bye, des gens qui ne savent pas que je fais des démarches viennent m’en parler. Une personne à ma job me parlait de sa dépendance, deux ou trois amis se rappelaient qu’ils ont failli couler des cours au cégep, d’autres se demandent s’ils sont dépendants à Netflix… »
En santé physique, on parle souvent de l’importance de la prévention, et on traite une blessure ou une maladie avant qu’elle ne dégénère. En santé psychologique, on dirait qu’on a tendance à attendre d’être complètement dysfonctionnel avant d’aller chercher de l’aide.
(Le financement des soins de santé psychologique contribue certainement à cela, mais ce sera pour un autre article.)
Pourtant, comme le montre l’histoire de Philippe, on n’a pas besoin d’attendre d’être au fond du baril pour aller chercher de l’aide. C’est pas mal moins difficile de remonter quand on a encore des accroches à portée de main…
*Les noms ont été changés.
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