Billets bruns, champagne, belles cocottes, gros bolides. Ce week-end, Montréal s’est une fois de plus transformée en vitrine luxueuse pour son plus grand événement touristique de l’année : le Grand Prix du Canada.
Pendant que des pilotes brûlaient du gaz à 350 kilomètres à l’heure sous les yeux de centaines de milliers de spectateurs, la Saskatchewan et le Manitoba continuaient de flamber. Cette saison de feux de forêt s’annonce comme la deuxième pire jamais enregistrée au pays, au point où des experts prévoient que le feu pourrait encore brûler à l’arrivée de la première neige.
Pour dénoncer cette contradiction, le groupe environnementaliste Dernière Génération Canada s’est donné pour mission de perturber le déroulement des événements entourant la Formule 1.
Récit de ces actions tout en rose, telles que vues de l’intérieur.
OPÉRATION CASINO
Mercredi 11 juin. Casino de Montréal. Aux alentours de 9h.
Le calme règne sur l’Île Notre-Dame tandis qu’elle se prépare à accueillir l’événement du week-end. Devant le Casino de Montréal, décoré de drapeaux à damier pour l’occasion, les oiseaux chantent pendant que deux hommes aux cheveux blancs ont les yeux rivés sur leur cellulaire.
Un taxi arrive. Eulalie Reesink, une jeune militante de Dernière Génération Canada, en descend. Elle est là pour filmer la scène. Dans les deux dernières semaines, le collectif dont elle fait partie a aspergé de peinture rose lavable la Banque de Montréal et bloqué la circulation sur la rue Saint-Denis.
Ces actions, comme celle qui est prévue dans quelques minutes, s’inscrivent dans une phase de perturbations devant s’étendre sur trois semaines dans la ville.
« On demande une agence de protection contre les désastres climatiques, parce qu’on est en train de vivre une saison de feux de forêt sans précédent », affirme la jeune femme de 19 ans.
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Au Manitoba et en Saskatchewan, où l’état d’urgence a été déclaré, elle estime que la réaction du gouvernement fédéral ne reflète pas la gravité de la situation.
« Ce sont les gens ordinaires qui paient le prix », déplore-t-elle. « Il y a énormément de communautés autochtones qui ont été déplacées et il y a déjà eu deux morts au Manitoba. Les feux continuent de causer des ravages et on n’en parle pas assez. C’est donc pour ça qu’on passe à l’acte ; pour ramener l’attention et l’importance de la crise climatique en première page. »
Un autre taxi arrive. En sortent Cyrus Robertson Orkish, 27 ans, et Eva Chanda, 59 ans. Cette dernière termine son petit déjeuner dans un Tupperware, café à la main.
Les deux activistes enfilent nerveusement leur veste rose. Cyrus met accidentellement la sienne à l’envers avant de se raviser.
Tour à tour, ils sortent leur extincteur rouge rempli de peinture lavable et « décorent » la devanture du casino de leur emblématique couleur rose.
Ils ont pour seuls témoins Eulalie, un YouTubeur anglophone venu couvrir l’affaire, et moi. À quelques mètres de nous, la montée d’adrénaline est palpable.
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Ils déroulent leur banderole et prennent la parole.
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« Je suis une mère de deux enfants […] et je veux leur laisser une planète qui n’est pas en enfer », lance Eva Chanda.
Une dizaine d’agents de sécurité surgissent aussitôt. Ils menottent les deux activistes et les amènent à l’écart – une arrestation citoyenne permise par l’article 494 du Code criminel. Cyrus et Eva ne résistent pas.
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La police débarque sur place quelques minutes plus tard. Cette fois, Cyrus et Eva sont arrêtés, mais seront relâchés plus tard dans la journée. Ils pourraient être accusés de méfait.
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LA DÉSOBÉISSANCE CIVILE COMME SYMPTÔME DE LA CRISE CLIMATIQUE
En octobre dernier, le membre de Dernière Génération Canada Jacob Pirro escaladait le pont Jacques-Cartier aux côtés d’Olivier Huard, lui-même membre du collectif Antigone, pour attirer l’attention sur l’urgence climatique. Selon Pirro, la désobéissance civile est « inévitable dans un contexte où un peuple ne se fait pas entendre ».
« On peut voir les feux de forêt qui sont de plus en plus inévitables à cause de la négligence gouvernementale », poursuit-il. « Les gens qui se révoltent, ça aussi, c’est inévitable. »
Pour lui, les actions menées par les militants doivent être vues comme des « symptômes de l’urgence climatique ».
Et ces gestes, croit-il, ont un véritable impact. « Avec [l’ascension du] pont Jacques-Cartier, on a vu qu’il y a eu des discussions sur la politique institutionnelle. On voit que ça fait bouger les choses d’un point de vue culturel. Ça permet de faire jaser, de faire réaliser qu’il va y avoir des conséquences pour une inaction gouvernementale, qu’on le veuille ou non. »
OPÉRATION RITZ-CARLTON
Jeudi 12 juin. Hôtel Ritz-Carlton. Après-midi.
En remontant vers le centre-ville en direction de l’hôtel Ritz-Carlton, les maintenant infâmes terrasses de la rue Peel débordent d’hommes à la chevelure grisonnante vêtus de polos propres. Même s’il n’est que 17h, de la musique de club cheap résonne partout dans les rues.
Devant le prestigieux hôtel de la rue Sherbrooke, une foule abonde. Admirateurs et curieux sont rassemblés derrière les barrières de métal, attendant avec impatience – casquette du Grand Prix vissée sur la tête et crayon Sharpie entre les mains – que des pilotes automobiles se pointent le bout du nez.
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De nombreux policiers et agents de sécurité sont sur place.
Pendant ce temps, Marc Bolduc, vêtu d’un complet rose, tente de se frayer un chemin vers l’entrée de l’hôtel. C’est là qu’il prévoit mener son action.
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Mais, après une heure à rôder autour de l’établissement, il rebrousse finalement chemin.
Rattrapé à sa sortie de scène, il explique pourquoi il a décidé de ne pas commettre son geste.
« Chez Dernière Génération, on est vraiment engagés dans la non-violence. Il y a un nombre très important de gens qui se trouvent sur place, et le risque que le jet de peinture atteigne quelqu’un est trop élevé. »
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Son but n’est pas de blesser quelqu’un, bien au contraire, explique-t-il, mais plutôt de faire passer son message.
« On trouve ça indécent, toute cette célébration du pétrole avec le Grand Prix, tandis que le reste du Canada est en train de brûler. »
À ce jour, il ne s’est encore jamais fait arrêter. Même s’il admet être nerveux en vue d’une possible arrestation, il considère que « c’est peu comparé aux risques liés à la crise climatique ».
Il aura 34 ans demain et tentera à nouveau son coup d’éclat, sans succès une fois de plus.
DÉGOULINANTE DE « PÉTROLE »
Samedi 14 juin. Rue Crescent. Environ 13h.
Une petite manifestation-surprise organisée par le collectif prend place en plein centre-ville, sur la rue Crescent. Pendant qu’Eulalie Reesink récite son discours, elle se verse un gallon de peinture noire sur la tête en guise de contestation.
Un geste symbolique pour dénoncer un gouvernement qui, selon elle, préfère financer la F1 — qu’elle décrit comme « remplie de pétrole et de combustibles fossiles » — plutôt que de répondre à l’urgence climatique.
« Le gouvernement est en train de jeter de l’huile sur le feu », dénonce-t-elle.
PETITE MANIFESTATION AU GRAND PRIX
Dimanche 15 juin. Parc Jean-Drapeau. 10h30.
Le soleil tape sur les épaules des dizaines de milliers de personnes qui se sont déplacées vers l’Île Saint-Hélène pour assister au Grand Prix. Alors qu’une horde d’adeptes de courses automobiles sort de la station de métro Jean-Drapeau, un petit groupe de militants du collectif entame une manifestation, sous le regard de nombreux policiers.
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Pendant qu’ils scandent des slogans comme « Tout le monde déteste la F1 » et « La F1 au service des riches et des sexistes », des gens autour leur crient en retour : « Go home! ».
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Pendant ce temps, une dizaine de militants tentent de se rendre sur le pont de la Concorde, qui mène au circuit Gilles-Villeneuve, dans l’espoir d’y bloquer la circulation, comme le groupe l’avait fait l’an dernier. Cette fois-ci, ils espèrent y coller leur main au sol.
« Il y avait une présence policière tellement massive que l’action n’a pas pu être complétée », raconte l’une de ces activistes, qui a demandé l’anonymat pour éviter les représailles. À ses yeux, cette action avortée, tout comme celle du Ritz-Carlton, démontre que « notre gouvernement est prêt à investir davantage d’argent et de ressources pour protéger et encadrer cet événement, à y injecter des fonds publics, alors que la majorité des gens n’y ont même pas accès et que le reste du pays part en fumée ».
Si le bilan du week-end s’avère décevant pour le collectif, ses actions auront tout de même attiré les regards de quelques médias, d’internautes et de détenteurs de billets du Grand Prix. Reste à voir si ce type de désobéissance civile, aussi visible soit-il, peut réellement mobiliser au-delà du cercle des convaincus et influencer les politiques gouvernementales. Une chose est sûre : ces militants y croient assez fort pour risquer leur avenir.