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Il y a quelques jours, le « policier du peuple », une figure de proue du mouvement complotiste, publiait sur sa page Facebook les numéros de cellulaire de deux journalistes.
L’un d’eux, le reporter Yves Poirier de TVA, rapporte avoir vu sa boîte vocale inondée par une armée de trolls.
C’est là un des exemples parmi tant d’autres pour les journalistes affectés au beat de la complosphère, une couverture périlleuse qui relève du sport extrême depuis le début de la pandémie.
Suffit de penser à « l’arrestation citoyenne » du journaliste de Radio-Canada Daniel Thibault en septembre, que son intimidateur avait confondu avec le député bloquiste Mario Beaulieu.
À l’heure où les théories du complot fédèrent des milliers d’adeptes sur les réseaux sociaux, les menaces et l’intimidation font partie du quotidien des journalistes qui se frottent de près ou de loin à ces enjeux ou qui écrivent sur les têtes d’affiche de ce mouvement.
Les menaces et l’intimidation font partie du quotidien des journalistes qui se frottent de près ou de loin à ces enjeux ou qui écrivent sur les têtes d’affiche de ce mouvement.
Et le ton est hargneux. Très même. Je l’ai appris à mes dépens, en publiant un simple appel à tous sur une page complotiste pour solliciter une entrevue avec un(e) militant(e) anti-masque . En quelques heures, ma photo se promenait dans certains groupes, flanquée d’insultes de tout acabit ( les mots «pute», «journaleux» et «merdia» revenaient pas mal ), sans oublier des amalgames foireux et toutes sortes d’insinuations débiles sur mes présumés liens avec le gouvernement, etc., me forçant à retirer ma publication aussi vite que les prescriptions littéraires de François Legault sur la page FB de l’Association des libraires du Québec.
Je n’ose pas imaginer à quoi ressemble le quotidien de mes camarades qui en ont fait une spécialité. J’ai voulu en discuter avec certains d’entre eux.
D’abord Tristan Péloquin de La Presse, une des têtes de Turc du mouvement complotiste. C’est aussi son numéro de cellulaire à lui qui a été diffusé dans un statut (aujourd’hui supprimé) du « policier du peuple pour le peuple ».
Une grosse fin de semaine pour Tristan, qui s’est aussi retrouvé malgré lui dans une vidéo filmée en direct par un complotiste accusé d’outrage au tribunal croisé au palais de justice. La vidéo a été partagée jusqu’ici plus de 1000 fois et là encore, les couteaux volent bas sur la page FB du journaliste, à qui on reproche grosso modo de rester insensible devant les enlèvements d’enfants qui sévissent présentement au Québec avec la complicité du gouvernement.
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« Journaleux, vidange, vendu », le principal intéressé constate une « forte recrudescence » de la haine dirigée contre lui depuis quelques jours. « J’ai fait le choix de garder ma page FB publique. Je transmets des faits et ça donne une occasion de parler de ces leaders et les montrer sous leur vrai jour », raconte Tristan, qui en plus de se faire traiter de trou de cul ad nauseam, a même vu la hargne immortalisée sur une voiture durant une récente manif.
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Un engouement qui le surprend d’ailleurs. « Je ne suis pas une personnalité publique, les gens ne savent même pas qui je suis. Mais comme un gourou m’a désigné comme son ennemi, ses ouailles prennent ça pour du cash », déplore Péloquin, soulignant que la plupart de ses détracteurs n’ont sans doute jamais lu ses articles.
De fil en aiguille – mais surtout contre vents et marées – Tristan a développé une expertise dans ce domaine, se créant une sorte de beat pandémique. Une croisade professionnelle importante à ses yeux. « C’est important de debunker les choses. Il y a des gens là-dedans qui ont des problèmes avec la justice et les institutions. Leurs abonnés doivent le savoir », explique Tristan.
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Ce dernier s’intéressait d’ailleurs au « phénomène » Alexis Cossette-Trudel depuis un bon moment, avant même de publier un article à son sujet au début de la pandémie. « J’ai vite réalisé que ces figures du mouvement sont fortement structurées et organisées, surtout pour ramasser du fric. »
Pour l’aider dans son travail, Tristan salue la collaboration d’informateurs, autant des citoyens ordinaires que des professionnels, qui ont les complotistes à l’œil.
«Ça me sidère de voir les problèmes de lecture des systèmes judiciaires et politiques. Les gens ne comprennent pas comment on ramasse des faits. Quand je lis Stéphane Blais qui dit que Cossette est le plus grand journaliste du Québec, je me demande s’il sait à combien de monde je dois parler avant de publier son portrait.»
Si son nom circulait déjà dans une vidéo d’Alexis Cossette-Trudel il y a quelques mois, le ton a grimpé d’un cran depuis que l’entourage plus radical du « policier du peuple » l’a pris en grippe. C’est le cas chaque fois qu’il écrit sur les figures de proue du mouvement en fait. « Il est fâché parce que j’ai écrit des faits sur lui. Tu veux prendre la parole, faire un débat public, tu dois accepter de rendre des comptes sur des faits. C’est pas de ma faute si Daniel Pilon est en froid avec son ordre professionnel. Si tu deviens porte-parole, il faut t’attendre à répondre de tes gestes. Et on a pas besoin de creuser ben ben loin pour trouver des choses…», assure le journaliste, un peu découragé de constater à quel point les gens adhèrent à toutes sortes de théories farfelues. « Ça me sidère de voir les problèmes de lecture des systèmes judiciaires et politiques. Les gens ne comprennent pas comment on ramasse des faits. Quand je lis Stéphane Blais qui dit que Cossette est le plus grand journaliste du Québec, je me demande s’il sait à combien de monde je dois parler avant de publier son portrait. C’est pas du journalisme [ce que fait Alexis Cossette-Trudel], c’est de la chronique complotiste », soupire-t-il.
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Tristan s’efforce malgré tout de prendre les choses avec un grain de sel, convaincu que les insultes ne mènent à rien et empêchent d’avancer. Parce que oui, un débat constructif serait légitime, croit-il. « Ultimement, je trouve qu’il y a toutes les raisons au monde de questionner le gouvernement. Mais ces gens ne suivent pas l’actualité et ne lisent pas les journaux, parce qu’on en pose en masse des questions », explique Tristan, citant en exemple les propriétaires de gyms et de restaurants qui ont eu 1000 tribunes pour dénoncer leur sort. « Ils ont une légitimité de questionner le gouvernement et aussi notre travail, c’est correct, mais ils ne lisent que ce qui les conforte dans leurs idées », enchaîne Tristan, déplorant leur démagogie simplifiée à l’extrême: les bons vs les méchants. « L’élite remplie de pourris sales, ça plaît beaucoup comme discours. »
«Lire des commentaires de gens qui m’accusent de me crisser des enfants parce que je n’adhère pas à la théorie des enlèvements, oui ça me fait quelque chose.»
Sans avoir peur, Tristan Péloquin assure prendre la situation au sérieux, à l’instar de son employeur. Il se dit surpris que Facebook laisse des gens aux discours aussi dangereux continuer à faire la pluie et le beau temps sur sa plateforme, se contentant d’effacer quelques publications ici et là. Mais ce qui surprend encore le journaliste, c’est l’agressivité dont certaines personnes font preuve à son endroit. « Lire des commentaires de gens qui m’accusent de me crisser des enfants parce que je n’adhère pas à la théorie des enlèvements, oui ça me fait quelque chose. Mais je ne veux pas avoir l’air du gars qui les traite d’épais, ils ont malgré tout droit à leurs critiques », nuance le journaliste.
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Autre punching bag récurrent de la complosphère, le journaliste de TVA Yves Poirier est également en première ligne pour témoigner de certaines dérives à l’endroit des médias. Malheureusement, son employeur ne lui a pas permis de nous accorder une entrevue pour cet article. Non, il n’y a aucun complot ici guys, juste du niaisage de compétition habituel.
Pas les coucous, les complotistes
La journaliste d’enquête à Radio-Canada Brigitte Noël me chicane d’emblée lorsque je lui parle du titre que j’avais choisi au départ pour cet article : Couvrir les coucous. « Il y a de l’éducation à faire sur comment on traite ça comme médias et les appeler “coucous” fait partie du problème », souligne Brigitte, derrière une enquête récente sur la popularité du mouvement QAnon au Québec.
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Avant de s’intéresser aux complotistes, Brigitte avait déjà publié plusieurs reportages sur les milieux d’extrême droite, notamment sur la montée de médias alternatifs radicaux.
Bref, les trolls, elle connaît. Malgré son bagage, elle admet que le ton est plus haineux que jamais. « Je n’ai jamais vu ça. Ce sont des gens qui ressemblent à nos proches, qui ressentent de la frustration, ne se sentent pas écoutés et en veulent à l’establishment. Dans une manif anti-masque, tu te fais traiter de tous les noms », raconte Brigitte, qui a reçu son lot de menaces sérieuses, d’insultes, en plus d’inspirer des memes à son image. « On a eu à appeler la police après mon dernier reportage. On réalise de plus en plus que beaucoup ne font aucune différence entre chroniqueurs et journalistes, c’est un phénomène nouveau », constate-t-elle, consciente que la crise sanitaire suscite toutes sortes d’émotions chez les gens.
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Même si elle en prend pour son rhume, la journaliste refuse de condamner ses détracteurs, allant même jusqu’à inviter les médias à un examen de conscience, surtout ceux qui s’en donnent à cœur joie de rire de ces gens en les traitant de fêlés et de coucous. « On peut aussi se demander quoi faire pour mettre ces gens en confiance. C’est important de lutter contre la désinformation et de faire la lumière sur les mensonges qui se propagent sur les réseaux sociaux, on est au début de la déradicalisation », résume-t-elle.
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Brigitte estime qu’il faudra une volonté politique et un meilleur accès à l’éducation pour venir à bout du problème. Et pourquoi pas une couverture médiatique plus respectueuse et une sensibilité à l’égard des citoyens qui vivent une situation de crise, ajoute-t-elle.
Dangereux et inacceptable
Le président de la Fédération des journalistes du Québec s’inquiète et qualifie même de « dangereuses » les dérives observées présentement. « Le problème existait déjà, mais on est passé du troll qui intimide dans son sous-sol à celui qui pourchasse le journaliste avec son téléphone. Il n’y a plus d’inhibition », déplore Michaël Nguyen, qui a lui-même été agressé récemment dans les couloirs du palais de justice, non pas par un complotiste, mais plutôt par un pédophile.
Il encourage tous les journalistes victimes de menaces ou d’intimidation à porter plainte à la police sans hésitation. « Moi-même j’ai déjà pris certains évènements avec un grain de sel, mais il faut appliquer le principe de la tolérance zéro et tracer la ligne. On devrait avoir le droit de faire notre travail », souligne Michaël, inquiet du manque d’égard du public envers les institutions. « Il y a une dérive dangereuse, il faudrait que le gouvernement s’y attarde », martèle le président de la FPJQ, conscient que s’en prendre aux médias peut servir d’exutoire pour des gens instables psychologiquement qui ont perdu leur repère avec la pandémie.
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Crédit: Ben Pelosse
Michaël refuse toutefois de donner libre cours à l’autoflagellation et estime que les médias font très bien leur travail dans le contexte actuel. « Personne n’est à l’abri des critiques, mais il faut le faire de façon constructive et intelligente, sans insulte », résume-t-il, convaincu que les détracteurs ne parlent pas au nom de la majorité, malgré de puissants porte-voix.
Pour l’heure, les journalistes vont continuer à faire leur travail, ils en ont vu d’autres. Possible d’ailleurs que ce coup de chapeau envers eux m’attire une armée de trolls. Si c’est le cas, j’habite juste à côté de chez François Legault. Pour la manifestation devant ma porte, vous savez où c’est, je crois.
Les porteurs de ballon du mouvement ont l’air de personnages secondaires de la série Sons of Anarchy incapables de prêcher leurs idées de manière civilisée.
Mais si je peux me permettre une critique. Je suis le premier à remettre en question plusieurs décisions du gouvernement, notamment les fermetures de gyms ou restaurants à l’heure où le carrefour Laval est aussi plein qu’un show de Céline au Centre Bell. Le fait que mon fils de 12 ans passe ses semaines masqué huit heures par jour en classe et que les parties d’hockey EXTÉRIEURES soient interdites m’irrite royalement aussi.
Mais le principal problème avec les complotistes – toujours selon moi – c’est que les porteurs de ballon du mouvement ont l’air de personnages secondaires de la série Sons of Anarchy incapables de prêcher leurs idées de manière civilisée.
En fait, c’est peut-être ça la meilleure nouvelle pour le gouvernement. Parce que le jour où ils tiendront un discours sensé loin des réseaux pédosatanistes et du grand reset, ils seront alors plus menaçants que jamais.