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Côtoyer la mort au quotidien

Côtoyer la mort à temps plein

« Dans mes premiers mois dans le domaine funéraire, j'ai tout de suite compris que ça allait vraiment changer ma perception de la vie. »

Par
Salomé Maari
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Je pense souvent à la mort.

À vrai dire, ces temps-ci, confrontée à la maladie d’un proche, j’y pense presque quotidiennement.

Et pourtant, j’en parle très peu. Parce que la mort a cette façon de serrer la gorge de ceux et celles qu’elle concerne.

J’ai senti qu’il était temps d’affronter ces réflexions que j’esquive en allant à la rencontre de celles qui la côtoient au quotidien : des professionnelles du milieu funéraire. Si leur métier façonne leur rapport à la mort et au deuil, il change aussi leur regard sur la vie.

UNE DIRECTRICE FUNÉRAIRE LOIN D’ÊTRE SOMBRE

J’ai une boule au ventre en franchissant la lourde porte du complexe funéraire Memoria, dans Rosemont–La Petite-Patrie. Ce type d’endroit, que j’ai la chance de ne pas avoir eu à visiter trop souvent, m’a toujours plongée dans un inconfort suffocant.

À ma grande surprise, c’est une vingtenaire au regard lumineux qui m’accueille. Chaleureuse et rieuse, l’image de Rosée Tremblay, conseillère aux familles – un titre que la compagnie donne à ses directeurs funéraires – se heurte à celle, plutôt austère, que je me faisais des professionnels du secteur.

Rosée Tremblay, conseillère aux familles pour les complexes funéraires Memoria.
Photo : Salomé Maari
Rosée Tremblay, conseillère aux familles pour les complexes funéraires Memoria.

« Dans mes premiers mois dans le domaine funéraire, j’ai tout de suite compris que ça allait vraiment changer ma perception de la vie », me dit-elle d’emblée.

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Contrairement à ce que je m’imaginais, Rosée Tremblay ne vient pas d’une lignée de travailleurs de la mort, et n’était pas non plus habitée par un intérêt pour le macabre en grandissant.

Elle a commencé à travailler dans un complexe funéraire par simple curiosité alors qu’elle était au cégep et se cherchait un emploi étudiant. « Je ne me voyais pas travailler dans une pharmacie ou une épicerie », dit-elle simplement, un sourire en coin.

PARLER DE LA MORT

« Si la société connaissait mieux tout ce qui englobe le deuil et le décès, je suis sûre à 100 % que les gens auraient moins peur de la mort », affirme celle qui travaille dans l’industrie depuis maintenant cinq ans.

Elle explique que ceux qui discutent de leurs arrangements funéraires à l’avance quittent souvent le complexe plus sereins. Selon elle, parler de la mort donne « la possibilité de voir plus loin que le trou noir après la mort ».

Son principal conseil : ne pas avoir peur d’en parler.

ROSÉE N’A PAS PEUR DE MOURIR

– Penses-tu souvent à ta propre mort?, que je demande au milieu d’une phrase.

Elle sourit.

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– J’y pense, mais pas de manière très élaborée. Je pense plus à ce qui va me rendre heureuse de vivre plutôt que de visualiser ma mort. Mais ça ne me fait pas peur de mourir.

– Non?

– Non, ça ne me fait pas peur.

– Crois-tu en quelque chose après la mort?

– Même pas, rit-elle. Par contre, je trouve que le rituel après la mort est important pour nos proches. Honnêtement, c’est ça, le plus important. Puis, ça me sécurise de savoir où je vais aller après ma mort.

Je réalise qu’on a déjà ri à plusieurs reprises en parlant de la muerte, ce qui allège l’atmosphère et me fait presque oublier où on est. « L’humour est vraiment important [dans le deuil]. On ne peut pas simplement s’axer sur la tristesse », souligne la jeune femme.

TROUVER DE LA LUMIÈRE

La directrice funéraire m’assure que son métier « n’est pas dark », et qu’elle y voit même beaucoup de beau. « Il y a des gens qui sont énormément affectés, puis il y en a d’autres qui accompagnaient leur proche depuis des années dans la maladie. Pour eux, c’est un soulagement. C’est loin d’être tout le temps triste. Des fois, on peut avoir des journées super joyeuses. »

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Lorsque l’on pense à des cérémonies mortuaires, on a souvent l’image de funérailles plutôt sobres, dans une église ou un salon funéraire, où, tout de noir vêtus, on doit tristement offrir nos condoléances et une poignée de main à la famille endeuillée. Mais Rosée Tremblay insiste qu’il ne faut pas s’arrêter à cette image. Selon elle, les possibilités sont infinies.

Par exemple, la cérémonie peut avoir lieu en nature, comme c’est le cas dans le Jardin des mémoires, situé à la succursale lavalloise de Memoria. On peut demander aux gens de porter des vêtements colorés, accueillir des musiciens, relâcher des papillons ou des colombes.

Même si le décès d’un proche apporte de la tristesse, rendre le rituel à son image peut apporter du réconfort et de la lumière, souligne-t-elle.

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Côtoyer la mort au quotidien a appris à Rosée Tremblay que la vie ne tient qu’à un fil, ce qui la pousse à profiter de chaque instant en voyageant le plus possible et en multipliant les occasions d’avoir du plaisir.

UNE THANATOLOGUE ET LA VIE

Je me rends au milieu de nulle part à Anjou, où se trouve le centre opérationnel d’Urgel Bourgie. J’y rencontre la thanatologue Katy Boyer-Gaboriault. Cette profession, qui m’a toujours terrifiée, n’a pourtant rien de morbide pour elle.

Katy Boyer-Gaboriault, thanatologue chez Urgel Bourgie.
Photo : Salomé Maari
Katy Boyer-Gaboriault, thanatologue chez Urgel Bourgie.
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En vingt ans, elle a embaumé des défunts de tous les âges, origines et confessions. Ceux qui ont été emportés par la maladie, ceux victimes d’acharnement médical, ceux pour qui la vie s’est arrêtée subitement, ceux que l’on a assassinés et ceux qui ont mis fin à leurs propres jours.

La thanatologue porte un respect profond pour tous ceux qui passent sur sa table.

« Quand j’embaume quelqu’un, je me dis tout le temps : c’est le frère, le mari de quelqu’un. Je traite les défunts comme je voudrais qu’on traite mon conjoint ou ma sœur. »

Selon elle, voir un proche une dernière fois avant sa crémation ou sa mise en terre est primordial dans le processus de deuil. « Je trouve ça très important pour le choc de la réalité. De réaliser qu’effectivement, notre proche est réellement décédé. Qu’il ne reviendra pas. Ça peut donner une belle dernière image aussi de le voir apaisé. »

Un geste qui donne du sens à ce qu’elle fait.

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DES HISTOIRES QUI MARQUENT

Si Katy Boyer-Gaboriault embaume des gens tous les jours, certaines histoires la marquent tout de même plus que d’autres.

« Le premier féminicide que j’ai vu », dit-elle, avant de faire une pause. « Ce n’est pas quelque chose dont on ne nous parle pas à l’école. On nous prépare aux enfants, aux meurtres. Mais les féminicides, en général, ce sont des crimes extrêmement violents. »

Elle raconte l’effet bouleversant qu’a eu le fait de réaliser que cette femme avait été tuée par celui en qui elle avait le plus confiance. Cette prise de conscience a laissé des traces, et la thanatologue avoue avoir eu du mal à faire confiance aux autres par la suite.

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« Des femmes assassinées, prises au hasard, il n’y en a pas des milliers », ajoute-t-elle. « Mais j’en ai vu. De ne pas prendre une ruelle, le soir, en revenant du métro, parce que je la voyais sur ma table, ça m’est arrivé. Elle ou moi, on est la même personne. Mais pourquoi est-ce que moi, je suis debout, alors qu’elle est couchée? »

ELLE SE FOUT DE SA PROPRE MORT

Est-ce qu’elle croit en la vie après la mort? Oui, et non. Elle m’explique que pour bâtir ses propres croyances autour de la mort, elle a pigé dans différentes religions – et dans le film d’animation Coco de Pixar. Je n’aurais pas pu m’attendre à une telle réponse de la part d’une thanatologue, et ça m’attendrit.

« Je me suis inventé un petit monde pour me faire du bien, où mes proches sont et ont du fun. Mais est-ce que j’y crois fondamentalement? Je n’irais pas jusque-là. C’est quelque chose auquel on croit pour s’aider à vivre », confie-t-elle.

De toute manière, elle le dit sans détour : « Moi, ma propre mort, je m’en fous. »

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« Au laboratoire, on a chacune notre cercueil préféré », dit-elle en riant. « On se dit toutes : “Moi, je veux celui-ci. Moi, je veux celui-là.” Mais moi, je ne serai plus là. Ça ne change rien dans ma vie. »

C’est plutôt la mort de ses proches qui l’effraie. « Maintenant, quand je pars en vacances, j’ai toujours peur que quelqu’un meure et que je ne sois pas là. »

D’ici là, elle profite de la vie et s’arrange pour ne jamais être en chicane avec sa mère.

PROFITER DES GENS QU’ON AIME

Avant de rejoindre le domaine funéraire, Michelle Auger, directrice des activités funéraires chez Urgel Bourgie, était éducatrice à l’enfance. Un véritable virage professionnel.

Elle dit trouver beaucoup de gratification dans son travail. « Quand on reçoit les commentaires des familles comme : “ Wow, il était tellement beau, merci”, ou “Elle semble bien se reposer” […] cette partie-là, on le dit souvent, c’est notre paye. »

Michelle Auger, directrice des activités funéraires chez Urgel Bourgie.
Photo : Salomé Maari
Michelle Auger, directrice des activités funéraires chez Urgel Bourgie.
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Elle se souvient d’un appel marquant, pour une fille de douze ans qui s’était enlevé la vie. « J’étais en choc. Ma fille avait cet âge-là. Je me suis dit : mon Dieu, j’ai besoin de parler à mon ado encore plus souvent. Ça nous fait réaliser des choses, ce domaine-là. »

Cette histoire et ses quinze années d’expérience dans l’industrie ont renforcé chez elle l’idée qu’il faut profiter de chaque instant. « Moi, je ne vis pas avec des regrets dans la vie », lance-t-elle.

Quand elle dit ça, l’image du tatouage « No ragrets » que mon amie affiche fièrement à l’intérieur de sa lèvre inférieure me revient à l’esprit. Je l’ai toujours trouvé plutôt ridicule, mais je réalise maintenant que dans cette faute d’orthographe se cache une vérité profonde.

Les trois professionnelles que j’ai rencontrées me l’ont bien fait comprendre : ce n’est pas en évitant de parler de la mort que l’on y échappera. Elle est inévitable, et il n’y a pas de quoi en faire tout un plat.