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Ces adolescentes qui s’encouragent à l’anorexie sur Internet
« Si personne n’en parle, alors personne ne sera au courant de ce qui se passe… mais si tu dénonces ce milieu, ça attirera malheureusement des curieux », déplore Erica*, 20 ans. Ce serpent qui se mord la queue, la jeune femme accepte malgré tout de m’en dévoiler le nom de code : #edtwt. Décortiqué, cela donne « eating disorder Twitter » ou, en bon français, « le Twitter des troubles alimentaires ».
C’est au cours d’une pandémie mondiale où les cours et le temps sont à l’arrêt, le virtuel devenant la seule fenêtre disponible ouverte sur le monde, qu’Erica tombe petit à petit dans cette communauté peuplée d’utilisatrices qui s’encouragent à la diète extrême.
J’emploie ici « utilisatrices », car, de son propre aveu, la démographie y est majoritairement féminine. « C’est une communauté d’adolescentes – et on peut même dire d’enfants – à 90 %. Les âges commencent de 10 à 11 ans et finissent vers 20-21. Pas plus que ça », m’indique-t-elle.
« Moi, j’ai 20 ans. À cet âge, tu es presque censée être morte dans ce monde. »
Deux années de sa vie seront ainsi perdues dans ce qui, à l’époque, lui semblait être sa seule échappatoire. « J’avais beaucoup trop de temps libre, puis j’étais vraiment mal dans ma peau et je cherchais une communauté qui pouvait m’encourager dans ce que je pensais être la seule solution pour me sentir mieux », relate-t-elle.
Les serrures ouvrant la porte de cet univers prennent toutes des formes différentes – un like d’une connaissance, une republication d’un abonné, une mention au détour d’une phrase – mais la plupart prennent la forme d’un bouche-à-oreille virtuel presque accidentel qui éveille l’intérêt et précipite la chute dans le rabbit hole. Pour Erica, c’est une influenceuse fitness qu’elle suivait qui lui a inconsciemment donné les clés du #edtwt.
Et, une fois cette porte ouverte, quelle réalité découvre-t-on derrière? Un étrange mélange entre sororité et sordide. Erica a même son propre choix de mots pour l’illustrer : « #edtwt, c’est comme un hôpital psychiatrique, mais au lieu que les gens s’encouragent à aller mieux, ils s’encouragent à être encore pire qu’avant ».
À la dure
Avec le temps s’affine le flair et celui d’Erica saurait désormais reconnaître de loin et dans le noir n’importe quel compte ou publication appartenant à la communauté des troubles alimentaires. « Dans les pseudos, il y a souvent les mots “calorie”, “cals”, “angel”, “zéro” », explique-t-elle, dévoilant par le fait même quelques indices. « Plus tu entraînes ton œil, plus tu peux les repérer facilement. »
Elle me parle également des profils qui présentent souvent des biographies similaires, peuplées d’abréviations qui indiquent les sous-communautés auxquelles le compte appartient et les motivations de la personne qui le tient. Dans les grandes lignes, cela donnerait donc :
– « edtwt » = la communauté de rattachement
– 13-21 ans = la moyenne d’âge générale
– « cw » = « current weight », soit le poids actuel
– « gw » = « goal weight », soit le poids désiré
– « ugw » = « ultimate goal weight », soit le poids optimal
– « BMI » = l’indice de masse corporelle (IMC)
Si ces chiffres sont affichés à même la vitrine du compte, c’est aussi bien pour se responsabiliser soi-même sur sa prise de poids que pour inviter ses abonnés à le faire si notre propre détermination venait à flancher. Et, dépendamment de la partie du #edtwt où l’on se trouve, cette responsabilisation de groupe peut s’effectuer avec « douceur », ou à la dure.
« Il y a le hard Twitter et le soft Twitter », distingue Erica. « Dans le hard Twitter, les gens t’encouragent en t’insultant et en étant méchants avec toi pour que tu perdes du poids plus rapidement. »
« Dans le soft Twitter, ils sont gentils avec toi et t’encouragent même dans ta rémission », continue-t-elle. « Moi, j’étais dans le hard Twitter. »
Et dans ce coin-là d’Internet, aucune indulgence, même pour soi-même: si on ne se trouve pas assez mince ou que notre processus de diète s’éternise, on peut alors publier sa propre photo en invitant ceux qui tomberaient dessus à nous humilier dans les commentaires. « L’espoir », me dévoile Erica, « est que ce déluge consenti de grossophobie occasionne une plus grande perte de poids ».
Une autre méthode d’incitation à la diète pousse le bouchon encore plus loin : celle du « fatspo » (ou « fat inspiration », soit « inspiration [de corps] gros »). Ce concept – que j’avais précédemment effleuré en parlant du poids comme indice de valeur sociale – consiste à poster une série de photos de femmes grosses, célèbres ou non, le plus souvent à l’insu des concernées, pour se motiver soi-même à rester le plus mince possible.
Et si aucune de ces méthodes ne fonctionne? C’est qu’il est l’heure d’augmenter d’un cran le facteur choc.
« Pour couper l’appétit, il y en avait certaines, par exemple, qui partageaient des images fucked up, des mélanges alimentaires dégoûtants, des vidéos gores, des corps nécrosés, des photos complètement morbides… C’était de la pure violence visuelle. »
« Et tu ne pouvais pas y échapper; c’était partout. Quand tu ouvrais l’application, c’était le premier truc qui venait te gifler », se souvient Erica, qui se dit encore grandement traumatisée. « Je pense que si un jour je fais de l’Alzheimer et que je ne me souviens plus de mes proches, je me souviendrai toujours de ces images-là. »
La minceur comme religion
À côté, le soft Twitter paraît presque paradisiaque. Pourtant, la calorie y est traquée avec une hargne similaire.
« Ici, ce qui est glorifié, ce sont les jeûnes, les marches de 100 km, les pertes rapides de poids, les changements physiques radicaux, les images thinspo (« thin inspiration », ou « inspiration [de corps] mince ») trouvables sur Pinterest ou Tumblr de filles très, très, très skinny », énumère Erica.
Le gore a beau être absent de l’équation, son absence est comblée par une forme de violence plus subtile, insidieuse : celle de la course au meilleur chiffre.
« Les troubles alimentaires, c’est très compétitif : qui est meilleur que qui, qui a un IMC plus grand, qui perd du poids le plus vite. Et ça devient vite une compétition de mean boys et de mean girls », dévoile Erica.
« Si je prenais du poids d’une semaine à l’autre, j’avais peur de le dire ou de changer le nombre dans ma bio », poursuit-elle. « J’avais même peur de stagner, parce que j’avais l’impression que je décevrais des gens ou que je serais mise à l’écart. »
D’autant plus que sur le podium de cette course virtuelle trônent souvent les mêmes visages célèbres : l’actrice Lily-Rose Depp, la top modèle Bella Hadid ou encore les membres du groupe de k-pop Blackpink. Des vedettes du showbiz que l’entièreté du #edtwt place en piédestal sur ses photos de profil, car « plus tu es mince, plus tu es prise en exemple et plus tu es aimée, parce que tu représentes l’idéal à atteindre », selon Erica.
« Mais si tu prends un peu de poids, on te réduit immédiatement en morceaux. Sur #edtwt, on t’aime tant qu’on peut projeter son objectif sur toi. »
Par moments, cette poursuite avide de la taille zéro en vient à frôler l’expérience religieuse, chaque gramme perdu nous rapprochant du divin. « Je veux être maigre pour me sentir comme un ange éthéré. Si je peux passer la journée sans binger (crise de boulimie), alors je peux être pure et bien. C’est presque comme ma propre religion », témoigne ainsi dans Jezebel une certaine Amelia*, elle aussi membre active des sphères virtuelles d’encouragement aux troubles alimentaires.
Pour accélérer le processus, elle dira s’aider d’un outil occulte qui, dans le milieu, se répand de plus en plus : les vidéos YouTube subliminales du type « *・῾ ✧.* 𝙨𝙠𝙚𝙡𝙚𝙩𝙤𝙣 𝙗𝙤𝙙𝙮 + 𝙬𝙚𝙞𝙜𝙝𝙩 𝙡𝙤𝙨𝙨 subliminal », « 0kg —weight loss affirmations (*´-`) » ou encore « Literally a skeleton🦴». Leur promesse? Une perte de poids passive et massive dans les jours qui suivent.
Saupoudrez maintenant le tout de potions magiques et de sorts de diète commercialisés sur Etsy par des sorcières autoproclamées et vous aurez le tableau mystique au complet.
« Euphoria, mais pour personnes mentalement instables »
Plus surprenante encore est l’extrême normalité qui entrecoupe cette guerre aux kilogrammes. Car quand l’heure n’est plus à surveiller la balance, elle est à tisser des liens d’amitié faciles autour de thèmes en apparence candides – séries télévisées, devoirs, livres, voyages, crushs amoureux – qu’ils nous en rappellent brutalement la très jeune moyenne d’âge de cette communauté.
« On ne parlait pas que de troubles de l’alimentation; on parlait aussi de nos vies privées. En tant que groupe, ça vous rapproche les uns des autres et on se retrouve à véritablement s’attacher », raconte Erica.
De fil en aiguille, on en vient aussi à découvrir que pour beaucoup, cette noyade dans la diète n’est qu’un symptôme. Sous l’iceberg se cache souvent un plus grand mal-être indicible et invisible de ceux qui n’auraient pas vécu exactement la même chose. Mais ici, dans cette petite bulle de vécus semblables, la honte disparaît et les langues se délient.
« #Edtwt, ça a finalement moins à voir avec les troubles alimentaires et plus à voir avec le fait de trouver d’autres personnes qui vivent la même chose que toi et qui, parce qu’elles te comprennent, ne vont pas te juger », déclare Erica.
Même sans que ces blessures ne soient dites, elles peuvent déjà se deviner à la nature même des communautés qui gravitent fréquemment autour de celles-ci. Ainsi, dans certaines biographies, on peut retrouver aux côtés de la mention « edtwt » des initiales comme « sh » (ou « self-harm ») pour la mutilation, « ana » pour l’anorexie ou encore un « drugs » sans équivoque.
Observer le flux de conscience sur ces comptes est d’ailleurs une expérience assez unique. D’une publication à l’autre, une utilisatrice peut parler ouvertement de sa consommation de kétamine, de la robe noire Dior qu’elle rêve de s’acheter, de ses idéations suicidaires et des huit raisons pour lesquelles le dernier album d’Olivia Rodrigo est un chef-d’œuvre pop-rock contemporain.
« Cette communauté était une version de la série Euphoria, mais pour personnes mentalement instables », résume Erica, cinglante dans son autodérision.
Affronter l’après
Si aujourd’hui, elle parle de tout cela au passé, ce changement n’a pas été chose aisée, même après la suppression définitive de son compte.
« Supprimer mon compte, c’était vraiment l’étape la plus facile. Mais véritablement m’en remettre et arrêter d’avoir de mauvaises pensées… ça, ça a pris du temps », précise celle dont la camaraderie toxique, mais familière du #edtwt a causé de nombreux faux départs. D’une certaine manière, Erica se dit même chanceuse d’être tombée dedans maintenant plutôt que six ans plus tôt, à une époque où les os encore fragiles de son monde intérieur manquaient de calcium.
« Si tu as 10-11-12 ans et que c’est ta première vraie expérience avec les troubles alimentaires, avant même que tu saches qui tu es, ça va te foutre en l’air pendant très, très longtemps », déclare-t-elle.
Partir n’est donc pas pour les faibles, surtout lorsque notre identité a profondément pris racine dans ce mal-être qui nous ronge. S’en séparer devient alors un effort surhumain, pour ne pas dire impossible, même avec de l’aide professionnelle.
« Certaines sont suivies, mais ne veulent pas être aidées et s’en sortir, donc elles trouvent des tactiques – cacher des poids dans leurs vêtements, se faire vomir, prendre des laxatifs », détaille Erica comme on parlerait de la météo. « Mais si toi, tu voulais t’en sortir, alors les gens t’encourageaient à partir. Ils étaient même fiers de toi. »
Elle comprend donc celles qui restent, non sans une certaine tristesse résignée. Après tout, dans un monde parallèle, peut-être aurait-elle encore été des leurs. « Tout le monde savait que c’était fucked up, que ce n’était pas une bonne façon de perdre du poids, reconnaît Erica. Ces personnes savent qu’elles sont malades, elles ne sont pas heureuses de l’être, mais que veux-tu? C’est le seul moyen qu’elles ont trouvé pour être en paix avec elles-mêmes. »
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Si vous souffrez de troubles alimentaires et cherchez de l’aide, l’organisme Anorexie et boulimie Québec offre une ligne d’écoute sans frais.