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Cédrick Vanier : chef, entrepreneur et shérif du bonheur culinaire
« Une heure d’attente? », s’exclame une jeune femme qui cache mal sa déception, coincée dans le tourbillon de la réception.
Le service du vendredi soir bat son plein au Jack Flat BBQ, vaste restaurant niché au cœur du Centropolis, à Laval. Un alligator empaillé pend du plafond, tandis que de la country-pop résonne des haut-parleurs. Emmuré derrière des rangées d’impatients, le regard de l’hôtesse se pose finalement sur moi.
– La réservation est à quel nom?
– Je viens voir Cédrick!
Les quelque 200 places occupées marquent le début du deuxième service. On me fait une petite place au bar, collé à deux Françaises qui peinent à manger leurs côtes levées avec des ustensiles. Alors que l’industrie de la restauration traverse une crise majeure, j’étais curieux de découvrir le revers de la médaille en allant à la rencontre d’un chef dont l’entreprise a le vent dans les voiles.
C’est comment, avoir un restaurant qui roule à plein régime en 2024?
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Chapeau de cowboy noir vissé sur la tête, Cédrick arrive tout sourire en serrant des mains. Son smokehouse, qui vient tout juste de célébrer son premier anniversaire, grouille autant de nouveaux venus que d’habitués.
« C’est un bon high quand le resto est plein, mais ce qui arrive, c’est qu’on le veut tout le temps, ce buzz-là », lance-t-il d’emblée avec une sincérité qui lui est propre.
Cédrick Vanier est chef et copropriétaire de ce barbecue joint d’inspiration texane. Il supervise l’orchestration de plus de 500 couverts par soir ainsi qu’une équipe de 60 employés, tout en gardant un œil attentif sur le fumoir géant.
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La clé du concept
De Saint-Victor en Beauce à Ayer’s Cliff, l’engouement pour l’imaginaire western souffle sur l’ensemble du Québec et la proposition du chef s’inscrit dans la mouvance de ce phénomène en pleine ébullition. « Je n’ai jamais voulu être opportuniste ni paraître kitsch. J’ai fait mes recherches pour éviter que nous ressemblions à une bande de faux cowboys du dimanche. Maintenant, on compte parmi notre clientèle d’authentiques bull riders de Saint-Tite et des ranchers des Cantons. C’était important pour nous d’être reconnus par la communauté. »
Le projet est manifestement grand public. Et c’est là toute la force du concept, selon Cédrick. « On y est allés all in en développant plus qu’un simple menu, mais une véritable identité dans laquelle les gens peuvent se reconnaître. »
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Le Jack Flat BBQ se veut une expérience à part entière. Alors que le morceau Sweet Caroline résonne dans les enceintes, plusieurs convives en profitent pour monter sur les grandes tables communes, réchauffant la salle pour la danse en ligne qui débute dans moins d’une heure.
D’autres soirs, des artistes et des DJ country prennent le relais. Une véritable ambiance de saloon ensoleillant le gris du Laval commercial.
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« Un signe de la vie »
Le parcours de Cédrick, bien loin de la culture western, révèle plutôt quelqu’un qui fonce tête baissée dans tout ce qu’il entreprend.
Sans diplôme d’études secondaires, il débute humblement comme busboy dans un resto de brunch à Saint-Hilaire, d’où il est originaire. Il déménage ensuite à Montréal et décroche un poste en service au Local, l’un des restaurants les plus en vogue de l’époque. Il y développe un amour pour la cuisine qu’il prend plaisir à partager avec la clientèle.
Mais c’est aussi l’occasion de côtoyer les excès : les grosses bouteilles, l’argent facile, les nuits qui se prolongent en fins de semaine sans sommeil. Il finit par quitter pour travailler au Pied de Cochon, où, sans surprise, la fête se poursuit.
À l’âge de 25 ans, il n’en peut plus et est admis dans un centre de désintoxication. « Je voyais la trajectoire que j’empruntais et je voulais commencer à construire plutôt que détruire. Avoir une maison, une famille, une entreprise. Je suis retourné à l’école et j’ai jamais bu une goutte à nouveau. Ça fait 10 ans, maintenant. »
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L’exutoire à sa consommation, il le trouve dans le barbecue et l’amour de cuisiner avec les flammes. « En 2014, j’ai acheté un petit fumoir et je me souviens avoir passé une nuit blanche à cuisiner ma première brisket. Dès le début, j’étais drivé à bien faire les choses. »
Même si ce n’est plus Cédrick qui cuisine la brisket, celle-ci étant maintenant préparée chaque nuit par un employé dévoué, le menu qu’il propose porte sa signature : à la fois accessible et rigoureux.
Par exemple, il raconte comment la boulette de son smash burger a été conçue avec un soin frôlant l’obsession. « C’est le produit, sans exagérer, de 800 heures de développement », s’exclame-t-il en riant de l’absurdité de cette affirmation.
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La pression du fumoir
En pleine pandémie, il lance le Projet Saint-Mathieu, porté par une sauce barbecue qui trouve rapidement des points de vente un peu partout au Québec. Quelques pop-ups triomphants s’ensuivent. « Alors que je cherchais un stage dans mon domaine d’études, un entrepreneur m’a approché sur Facebook, un parfait inconnu. Mais rapidement, j’ai réalisé qu’il était aussi crinqué que moi, et qu’ensemble, on pouvait aller loin. »
Le plan se précise et des investisseurs ambitieux lui offrent leur confiance, alors qu’il n’a jamais été chef et vient tout juste de devenir père pour la deuxième fois.
« Arrange-toi pour que ça marche », s’est-il alors dit.
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Les bocks de bière s’entrechoquent dans la salle tandis qu’un cuisinier tranche de la dinde fumée. « La hausse des prix de la viande, ça, il va falloir que ça arrête », souligne-t-il avec gravité en regardant des plateaux débordants quitter la passe.
Malgré le destin jusqu’à maintenant privilégié du Jack Flat BBQ, être restaurateur demeure un défi au quotidien. « C’est beaucoup, beaucoup de succès et beaucoup, beaucoup de défaites, tout ça en une seule journée. »
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Et quelle est sa définition du succès? « Dans le contexte économique actuel, rencontrer un couple qui vient de loin, c’est peut-être pas grand-chose, mais pour moi, c’est toujours une grande victoire. »
Je remarque au passage que les deux Européennes du bar ont abandonné leurs fourchettes pour utiliser leurs doigts et ont les joues peinturées de sauce. Décidément, le succès se mesure parfois là où l’on ne s’y attend pas.
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« Vingt pétroliers albertains sont venus manger samedi passé. Ils nous ont vus sur TikTok et ont fait tout le voyage juste pour venir ici », mentionne-t-il avec fierté.
Alors que plusieurs chefs ne possèdent ni le charisme nécessaire pour les médias sociaux ni l’envie d’être devant la caméra, Cédrick embrasse le marketing en ligne en mettant des efforts récurrents autant dans le tournage que dans les jeux de lumière et le montage.
« L’important, c’est vraiment l’aspect “what you see is what you get”. Il faut que ce soit authentique. Ce que tu vois en ligne doit ensuite se retrouver dans ton assiette », admet celui qui compte plus de 20 000 abonnés sur TikTok.
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Un compagnon baptisé ambition
« Y a quelque chose que j’ai compris dans la vie, c’est que si tu fais juste ce que tu aimes, tu vas devenir paresseux. J’ai gardé certaines tâches que je déteste. Asti que j’haïs ça, faire les payes. Mais ça aide à garder le cap et à ne jamais ralentir. »
Pas question de lever le pied, comme il répète, et l’ambition ne manque pas.
« On ouvre un premier franchisé de smash burgers à Sherbrooke dans les prochains mois et un autre sur la Rive-Sud de Montréal un peu plus tard cette année. Le futur, je le vois avec des Jack Flat un peu partout au Québec, mais aussi au Canada », dit-il en brossant l’horizon du resto dont les deux étages affichent toujours complet.
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« Il faut gérer sa gourmandise, parce qu’il y a un réel danger de se perdre dans le travail. Je ne veux pas me réveiller dans dix ans et avoir tout manqué », lance-t-il en se grattant le menton.
S’il a rangé son matelas de sol du temps de l’ouverture, Cédrick réalise qu’il est difficile d’opérer un restaurant sans faire de sacrifices. « Mon échec, c’est mon absence auprès de ma famille. C’est beaucoup d’heures sans moi pour ma femme, qui elle aussi a une carrière. Nos deux garçons ont 3 et 5 ans et je ne les vois pas autant que j’aimerais. J’ai parfois l’impression de passer à côté de quelque chose. »
Quelques rares secondes de silence séparent ses deux phrases.
« Mais v’là deux ans et demi, j’étais tout seul dans un stationnement à Sainte-Julie. Aujourd’hui, je regarde ma blonde et on se dit qu’on a pris la bonne décision. »
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La guitare de Luke Combs enveloppe la grande foule carnivore toujours aussi bruyante. Cédrick serre quelques mains, lave des menus, accueille de nouveaux clients. Une table lui offre des shots, qu’il décline poliment.
Il faut bien faire les choses.