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Cri du cœur d’un ex-restaurateur

Après dix ans à la barre du Beaufort, son propriétaire rend les armes.

Par
Jean Bourbeau
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La mélodie des drills m’accueille à mon entrée dans le local. Il y a tout juste quelques jours, le Beaufort, un bistro établi sur la Plaza Saint-Hubert, clôturait son ultime service, marquant ainsi la fin d’une aventure s’étant étalée sur plus de 10 ans.

Son propriétaire Jean-François Girard m’annonce sans détour : « J’fais faillite. Le dire est un mélange de soulagement et de réalisation qu’il n’y a tout simplement pas d’autre issue. »

En toile de fond, deux hommes achèvent le démontage de la ventilation, récupérant ce qu’ils avaient installé quelques années plus tôt. Avant de partir, l’un d’eux serre la main du propriétaire avec empathie : « Je sais que t’as fait ton possible. La vie ne fait pas de cadeaux. Décourage-toi pas. »

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L’année 2023 a été désastreuse pour l’industrie de la restauration à Montréal. Récemment, La Presse rapportait que, selon l’Association Restauration Québec (ARQ), le nombre de faillites dans le secteur de la restauration au Québec a augmenté de 81,2 % entre octobre 2022 et octobre 2023.

JF n’est donc pas le seul, loin de là.

Auparavant situé sur la rue Saint-Zotique, dans un petit local négligé par sa propriétaire, le Beaufort déménage en mai 2021 au cœur de la Plaza Saint-Hubert, s’inscrivant ainsi dans le renouveau de cette célèbre avenue commerciale. Un emplacement idéal. « This is the place! », lance Jean-François en tapant sur le bar.

Un espace à la mesure de ses ambitions.

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Fort d’un investissement de 600 000 $, couvrant autant la plomberie que l’électricité, les frais de loyer ont toutefois quadruplé. S’ensuivent des augmentations des taxes municipales, des primes d’assurance et des frais d’avocats. La relation déjà fragile avec le propriétaire s’érode dans une dynamique purement mercantile.

« Un tueur de rêves », confie le restaurateur qui jure contre ce qui est devenu un véritable Far West des baux commerciaux.

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Il m’explique que même si son chiffre d’affaires était loin d’être gênant, les frais d’exploitation, eux, atteignaient des niveaux tels qu’il était impossible de s’en sortir.

Le restaurant luttait déjà depuis un certain temps pour survivre, confronté en plus aux défis des salaires, à la rétention des employés, à la diminution du pouvoir d’achat et à la pression d’offrir des menus toujours plus abordables. La nécessité incessante de réduire les coûts au maximum lui est devenue insoutenable.

« L’inflation nous cannibalise », lance-t-il avant d’ajouter : « Quand on a réalisé qu’on pouvait tirer davantage de profits des immeubles, tous les secteurs s’y sont engagés et tout a augmenté, pour au final, appauvrir les citoyens. »

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Un déséquilibre insurmontable contraignant Jean-François à faire le deuil de son établissement d’une centaine de places, désormais les vestiges de l’ambiance qu’il avait lui-même imaginée.

Le propriétaire d’un autre restaurant du quartier nous accoste. « 120 piastres, c’est tout ce que j’ai dans les poches », dit-il, en repartant les bras pleins de ferrailles de cuisine. « Bonne chance », lance-t-il avant de franchir la porte.

Jusqu’au Nouvel An dernier, employant une vingtaine de personnes, Jean-François a toujours honoré les salaires et le loyer, mais n’a pas pu se verser de salaire à lui-même pendant toute l’année écoulée. « En ce moment, j’suis à terre », lance-t-il alors que son cellulaire ne cesse de sonner.

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Si l’ancien du milieu de la pub compte en profiter pour réfléchir à son futur, il ne veut désormais plus rien savoir de la restauration. Plutôt, il envisage les prochains mois comme une pause bien méritée pour se retrouver.

« J’ai besoin de repos. Je suis au bout de mes ressources mentales et physiques. J’ai vécu beaucoup d’isolement, parce que tu ne peux plus partager ta vie, c’est trop gros. Tu veux pas imposer ça à personne, alors tu deales avec ça tout seul. »

« Les gens me disaient, tu n’as plus la même étincelle. Toute cette pression, au fil du temps, ça finit par t’éteindre », mentionne-t-il.

Jean-François fait état d’une morosité ambiante dans la société.

« L’état du monde n’invite plus à célébrer. Les gens consomment beaucoup moins qu’avant, en plus de sortir moins souvent. Ils semblent davantage repliés dans l’intimité de leur foyer, trop absorbés à essayer de digérer notre époque. »

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Un constat sombre pour celui qui opérait un restaurant destiné à faire plaisir au monde. « Je ne sais pas comment les restaurateurs vont faire pour continuer, mais ça ne peut que péricliter devant cette logique immobilière du profit optimal. À long terme, on s’en va où? Qu’est-ce qu’il va rester? » questionne-t-il sans réponse, alors que l’horizon 2024 s’annonce plein d’épreuves pour l’industrie.

Un homme compact, au regard sévère, entre et s’annonce : « Je viens chercher la machine à glace et la machine à café. »

Je lui demande s’il se sent dépouillé.

« Non, c’est plutôt un poids qu’on me retire. »