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Danser avec les bœufs : récit d’un premier rodéo

Quand Ayer’s Cliff rythme aux cris des cowboys.

Par
Jean Bourbeau
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Vendredi soir. Je roule perdu dans mes pensées sous un ciel bleu le long du lac Massawippi. Destination Ayer’s Cliff, en Estrie, pour une initiation à la culture du rodéo.

Dès l’arrivée dans la municipalité, on se laisse emporter par le folklore western en place. Chevaux, tracteurs et gros pick-up se côtoient naturellement. Le village, qui entretient une vieille culture équestre, revêt pour l’occasion ses plus beaux habits de festivalier. Vingt-cinq mille enthousiastes sont attendu.e.s au courant de la fin de semaine. Sur la terrasse bondée de l’auberge, des shots de whisky sont descendus sans effort.

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En s’engageant au cœur de l’événement, j’y rencontre des maréchaux-ferrants, des chapeliers, mais aussi des maîtres-friteurs, un taureau mécanique, un marteau de la force et des jeux gonflables pour les petits. Il y a bien sûr l’incontournable bar saloon et une immense étable hébergeant la piste de danse en ligne. Avec les dizaines de roulottes cordées derrière les enclos, il y règne une ambiance foraine de Beauce Carnaval.

Et c’est beaucoup plus gros que je ne me l’imaginais.

« Si tu pensais que le hockey était le sport national, tu vas voir, le rodéo n’est pas loin derrière », me lance Mélanie, la coordonnatrice en chef qui agit comme guide.

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Les estrades se remplissent de familles, d’ados sur la cruise, d’aîné.e.s et de jeunes en boisson au son obligé du country. Les poubelles débordent déjà de canettes vides.

L’uniforme crée un bouillon carnavalesque unissant la foule. La majorité arbore le fameux dress code avec élégance. Il ne manque que les pistolets. Aucun détail n’est laissé au hasard : les bottes, le chapeau, la ceinture et les bolos au cou. Je croise même un homme avec sa bouteille pleine de jus de chew. Si les hommes sont des émules de Jesse James, plusieurs femmes enfilent des apparats beaucoup plus sexy. J’aurais dû mieux prévoir le coup et au moins enfiler un blue jean.

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Les poignées de main s’entrechoquent dans ce rassemblement où tout le monde semble se connaître. La communauté est visiblement resplendissante de santé. C’est la neuvième édition présentée à Ayer’s Cliff. Avec les dernières péripéties pandémiques, aucun sourire n’est forcé.

Dans l’arène, des duchesses paradent sur de nobles chevaux avec des drapeaux commanditaires. L’hymne national est le seul moment où l’on retirera les chapeaux.

Si les participants sont surtout des hommes, le rodéo est une affaire de femmes. Les bénévoles, les organisatrices, les marchands, tout l’engrenage est féminin. J’oserais même avancer qu’elles sont plus nombreuses dans les gradins.

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Les clowns se préparent, enfilent leurs habits et leurs souliers de baseball à crampons. La surface où se déroule la compétition est composée d’une boue dure tapée par un tracteur zamboni.

Les hostilités débutent par la monte du cheval avec selle. Déjà, dans la chute – l’enclos de préparation –, le combat contre la bête s’amorce. Une dizaine de cowboys grimpent sur les barres de métal et s’affairent à aider aux préparatifs. La tension monte jusqu’à ce que le cowboy sur la monture vivante donne le signal de départ, le regard figé de concentration. La porte s’ouvre avec fracas.

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La suite est on ne peut plus acrobatique. Les cowboys se retrouvent rapidement dans des positions de grandes vulnérabilités, couchés sur le dos, corde à bout de bras, à se faire tabasser la colonne par la furie animale. Un duel propice à créer de la corne au fessier.

Certains culbutent violemment en quelques secondes, d’autres offrent un spectacle d’un athlétisme déroutant. Ils déploient un courage qui me laisse bouche bée. Je suis incapable de m’imaginer chevaucher pareille tempête.

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La prise du veau au lasso est suivie du terrassement du bouvillon, la discipline qui a donné naissance au rodéo. Une méthode initialement destinée à attraper les animaux pour les vacciner. La corde est lassée autour de la tête, puis le cowboy descend de son cheval pour plaquer le veau adolescent au sol et le ligoter le plus rapidement possible.

« Check-lé comment il rope bien », s’entend dans la foule émerveillée.

Le monde du rodéo n’a jamais été à l’abri des jugements et des attaques. Mélanie souligne qu’elle doit constamment défendre son sport.

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Un groupe de défense pour le droit des animaux vient d’ailleurs de déposer une injonction à la Cour supérieure du Québec pour interdire cette dernière épreuve du Festival western de Sainte-Tite. Mélanie m’informe que les bêtes sont pourtant très bien traitées. Qu’elles ont accès à de vastes champs, se nourrissent de foin de qualité et reçoivent régulièrement des services de massothérapie. Un traitement luxueux qui n’empêche pas pour autant la stigmatisation du rodéo.

Je demande naïvement d’où provient la gronde des chevaux et des taureaux de monte. « Ils viennent tous d’un même ranch spécialisé dans cette pratique et sont entraînés à bucker jusqu’à trois fois par semaine. Tout passe par l’entraînement et la confiance. Ça prend du temps et beaucoup d’amour. Le rodéo est avant tout un travail d’équipe entre le cowboy et l’animal », rassure-t-elle.

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« Ce sont vraiment des bêtes en grande santé. On aime beaucoup nos animaux et c’est une des raisons pourquoi on s’investit autant. Regarde ce cheval, les deux oreilles et la queue en l’air. Regarde comment il est content », poursuit-elle en pointant un étalon rentrant dans le ring.

Notre voisin de loge, déjà bien imbibé, nous avertit qu’il a acheté un jeu de Twister et beaucoup d’huile de bébé pour plus tard. Une épreuve, disons, hors-compétition.

Les défis galopants se succèdent. La discipline du pick-up consiste à embarquer un cowboy le plus vite possible alors qu’il est lui aussi sur un cheval. Les chutes sont peu fréquentes, mais font partie de la réalité. Au cours de l’épreuve des courses de barils, une cavalière un peu trop agressive s’effondre avec son cheval dans un virage. La foule retient son souffle avant de célébrer leurs levées. « Une chance que ses pieds ne sont pas restés coincés dans l’étrier », commente une voisine d’estrade.

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Je prends quelques clichés de la monte du petit taureau par des juniors afflublés de casques de hockey. L’hérédité n’est jamais bien loin dans ce monde mimétique où plusieurs compétiteurs sont annoncés comme des troisièmes générations de cowboys.

Un peu partout, on danse sur de l’EDM et de la trap country sous un ciel maintenant des plus menaçants. On fait la vague, shotgun des seltzers. Dans le craquement des bières froides, les ponchos transparents se déballent.

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Puis, l’inévitable se produit, le déluge annoncé s’effondre sur Ayer’s Cliff. Le chaos s’empare de la foule. On se réfugie sous chaque tente pour ne pas mouiller sa poutine saucisse. Le cocktail de boisson et de proximité crée une petite escarmouche. Les poings sont lancés. Une paire de fausses Pit Viper tombe dans la boue. Après tout, que serait un vrai rodéo sans quelques cowboyeries?

La pluie n’arrête pas pour autant les compétitions, mais complique grandement la vie des athlètes. L’épreuve de l’échange de cavalier, où l’on doit aller le plus vite possible et sauter hors du cheval au moment où un autre cavalier saute sur la monture en pleine course, devient rare de réussite mais entraîne des chutes salissantes dont la foule se délecte.

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L’épreuve de la monte du taureau sauvage est auréolée comme étant la plus dangereuse du circuit de rodéo.

Je réussis à dénicher un accès au très sélect ring, où je m’entretiens avec Charles-Étienne Roy, seulement 25 ans et bull rider depuis maintenant six ans. Il me serre la main avec une droite tapée bien serrée. « T’sais, le rodéo, c’est cowboy. La moitié des gars sont tapés, les petites blessures font partie de la game. »

Je demande au jeune producteur laitier originaire de Disraeli comment on se sent dans la chute. « Je pense à rien, j’suis là pour avoir du fun. Plus un taureau est malin, plus j’aime ça. La peur est tout le temps présente, mais t’aimes mieux pas trop en parler », commente-t-il en riant.

« On s’encourage tous, s’empresse-t-il de dire. On veut tous faire le meilleur score, mais il faut savoir qu’on ne ride pas contre les autres. C’est pas moi contre mon chum, c’est moi contre moi, moi contre l’animal. Il n’y a pas vraiment de stratégie. Tu y vas avec tes techniques de base, mais tu ne peux rien anticiper. Le bull riding, c’est une danse. Tu danses avec ton bœuf. »

Qu’est-ce qu’on lui souhaite avant une ride? « De r’sortir sur mes deux pieds. J’aime ça rider. Mais ce que j’aime le plus, c’est pouvoir le refaire la fin de semaine d’après. »

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Charles-Étienne est le premier à s’élancer. Les biceps gonflés par l’adrénaline, la bête, très hostile dans la chute, buck sans lui faire de cadeau. Seulement quelques secondes seront nécessaires pour le projeter violemment sur son flanc une fois la gate ouverte. Il semble déçu de sa performance.

Lorsque le cowboy chute, il doit faire fi de la douleur et se relever d’un bond pour éviter d’être encorné. Les clowns sont alors nécessaires pour diriger la menace vers eux. Ils tentent de toucher la bête, la provoquent avec leurs acrobaties.

Avant chaque prestation, le DJ enfile un nouveau morceau bourré d’énergie. System of a Down, Limp Bizkit, Eminem. Les classiques.

Pour plusieurs, le combat semble inégal entre l’homme et le taureau, mais par moment, il rayonne d’une beauté improbable. Quatre-vingt-trois points ahurissants pour un vétéran cowboy, hurlant ivre de fierté d’avoir trafiqué le destin. Il lance son chapeau dans les airs, provoquant l’adulation d’une foule en liesse sous une pluie biblique.

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Y a-t-il violence envers les bêtes? Un glissement amoral dans le théâtre dont j’ai été témoin? Je ne saurais résoudre cet éternel débat. Personnellement, je n’y ai vu rien d’outrant. J’y ai plutôt vu une grande célébration agricole, avec ses codes et ses nuances. Et je dois avouer que les épreuves sont impossibles à décrocher du regard.

Des jeunes filles qui déambulent à toute vitesse entre les obstacles aux vols aériens des cowboys, le courage et le sens du spectacle sont l’essence même du rodéo. Une culture aux multiples visages à peine effleurée par ma courte visite.

La formation The Reklaws clôture la soirée. Un duo de frère et soeur ontarien un peu douche qui m’est inconnu, mais paraît-il vénéré sur le continent country. La foule, maintenant réfugiée sous des estrades protégées des intempéries, semble, elle, charmée.

Je quitte en marchant à nouveau devant la terrasse de l’auberge, où l’on descend encore et toujours des shots whisky sous un ciel tapissé de feux d’artifice. En fin de semaine, Ayer’s Cliff est délicieusement western. Une opération séduction des plus réussies.

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