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Behind Every Great Man: le jeu vidéo où vous ne gagnerez jamais
Vous êtes Victorine, l’épouse aimante de Gabriel, un artiste peintre. Vous n’avez pas spécialement de passion dans la vie, mais une mission : tenir votre foyer le mieux possible.
Lancé il y a quelques semaines par le studio espagnol DeconstrucTeam, Behind Every Great Man est un mini jeu vidéo en accès gratuit, disponible uniquement sur PC. Son objectif ? Vous faire réfléchir à ce que signifie vraiment l’idée selon laquelle derrière chaque grand homme se cacherait une femme formidable.
To do list
Brassée de linge, vaisselle, dîner, plantes à arroser : dans ce jeu, vos missions sont des tâches ménagères à accomplir. Le seul problème, c’est que vous ne disposez que de très peu de temps et que chaque jour, de nouveaux défis vous empêchent de tout terminer.
Votre mari vous fait comprendre à plusieurs reprises qu’il s’attend à un peu plus de rigueur. Après tout, vous ne travaillez pas, il est seul à faire vivre le foyer, et puis franchement, vous n’avez que ça à faire.
La pression monte. Vous paniquez. Bien sûr, vous pourriez remettre le repassage des chemises à demain et vous accorder un temps de lecture ou une cigarette. Mais votre mari vous fait comprendre à plusieurs reprises qu’il s’attend à un peu plus de rigueur. Après tout, vous ne travaillez pas, il est seul à faire vivre le foyer, et puis franchement, vous n’avez que ça à faire.
Attention spoiler, vous ne gagnerez pas à ce jeu. En revanche, vous expérimenterez ce que vivent de nombreuses femmes, qu’elles disposent ou non d’un emploi : le poids du travail invisible et celui de la charge mentale.
Travail invisible
Popularisé par l’Association féminine d’éducation et d’action sociale, le terme « travail invisible » désigne toutes ces tâches qui ne sont ni rémunérées ni considérées comme de la création de richesse, mais qui demeurent nécessaires au bon fonctionnement de notre société.
Parmi elles, il y a les tâches ménagères effectuées par Victorine qui permettent à Gabriel de disposer de longues heures de peinture. Dans la vraie vie, on trouverait aussi l’éducation des enfants, la prise en charge d’un aîné ou celle d’une personne présentant des besoins spécifiques (maladie, handicap, etc.)
Dans le jeu, Gabriel ne fait preuve d’aucune gratitude envers Victorine.
Dans le jeu, Gabriel ne fait preuve d’aucune gratitude envers Victorine. Un détail sans doute volontaire : souvent réalisé par des femmes, le travail invisible souffre d’un cruel manque de reconnaissance, au sein du foyer, mais aussi dans l’ensemble de la société.
Charge mentale
Plus largement, le jeu vidéo, dessiné en pixel-art par l’artiste Marina Gonzales, veut aussi vous faire ressentir la charge mentale expérimentée par de nombreuses femmes dans leur gestion des tâches quotidiennes.
Aussi appelée charge mentale ménagère, cette condition est identifiée pour la première fois dans les années 1980 par plusieurs sociologues, dont la Française Monique Haicault.
En observant le quotidien de divers ménages hétérosexuels de France, Mme Haicault remarque qu’une grande majorité des femmes gardent l’esprit occupé par les tâches ménagères à longueur de temps, y compris lorsqu’elles disposent d’un emploi rémunéré à temps plein.
Les femmes ont davantage tendance à se remémorer qu’elles doivent acheter du papier toilette en pleine réunion de travail, ou à se souvenir qu’elles doivent absolument prendre rendez-vous chez le dentiste pour leur petit dernier.
Pour le dire plus concrètement, la chercheuse observe que les femmes ont davantage tendance à se remémorer qu’elles doivent acheter du papier toilette en pleine réunion de travail, ou à se souvenir qu’elles doivent absolument prendre rendez-vous chez le dentiste pour leur petit dernier, alors même qu’elles sont en train d’effectuer une tâche sur leur lieu de travail.
Mais ce bruit cognitif permanent – et épuisant – n’existerait pas, ou beaucoup moins, dans la tête de leurs conjoints. Et ce, même-ci les conjoints en question sont actifs dans le partage des tâches au quotidien.
Behind Every Great Man n’est pas le premier format à aborder cette question. En 2017, la dessinatrice Emma, auteure d’une BD intitulée Fallait demander, démontrait avec humour que les femmes en couple étaient très souvent considérées comme des « chefs de projets maison », censées tout diriger dans le foyer.
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Crédit: Emma
Loin d’être la preuve de l’existence d’un système matriarcal où les femmes seraient toutes puissantes puisqu’à la tête de leur foyer, plusieurs chercheurs (mais aussi Lili Boisvert dans un article écrit en 2017) y voient une énième manifestation d’un système patriarcal tenace. Un système dans lequel les femmes actives vivraient souvent, à salaire égal ou inférieur, une double journée.
Féminisme de gameuses
Alors, pourquoi aborder une question si sérieuse à travers un jeu vidéo ? Sans doute parce que le secteur du gaming est encore considéré comme un milieu très sexiste.
Dans Hair Nah, vous êtes une femme noire et devez faire face à un problème tristement courant : le fait que des inconnus s’autorisent à vous toucher les cheveux.
D’ailleurs, des jeux similaires à Behind Every Great Man voient régulièrement le jour, portés par des créatrices et des créateurs fatigués de voir leur industrie, et leurs joueurs, succomber aux affres du machisme.
Parmi eux, il y a Grayscale, un jeu dans lequel vous êtes un responsable des ressources humaines chargé de lutter contre le harcèlement moral et sexuel au travail.
Il y a aussi Reigns Her Majesty, un jeu dans lequel vous incarnez une reine qui doit administrer un royaume baignant dans une culture pour le moins patriarcale.
Dans Dykie Street, vous devez cette fois-ci investir l’espace public pour y détourner des graffitis sexistes.
Enfin, dans Hair Nah, vous êtes une femme noire et devez faire face à un problème tristement courant : le fait que des inconnus s’autorisent à vous toucher les cheveux. L’occasion d’aborder une question intersectionnelle, et d’entrevoir (un peu) ce que peuvent vivre les femmes noires dans un monde plutôt blanc.
Résistance féministe?
D’une manière générale, le monde du jeu vidéo expérimente, depuis quelques années, une percée féministe rafraîchissante.
Le monde du jeu vidéo expérimente, depuis quelques années, une percée féministe rafraîchissante.
Michael Stora, psychologue et président de l’OMNSH (Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines) montre par exemple que le nombre et la popularité des gameuses professionnelles augmentent.
Il souligne également que les personnages féminins hypersexualisés sont de plus en plus décriés, et évoque aussi l’influence croissante des blogueuses qui s’emparent de ce sujet. Il cite notamment Anita Sarkeesian, auteure d’une série de vidéos militantes sur la question intitulée « Tropes Vs Women in Video Games » (« les clichés contre les femmes dans les jeux vidéo »).
Enfin, Pascale Thériault, doctorante en études cinématographiques option jeu vidéo à Université de Montréal et auteure d’une présentation intitulée « les femmes qui jouent sont dangereuses : résistances féministes dans les jeux vidéo », montre que les joueuses, qui représentent presque la moitié des gameurs aujourd’hui, endossent aussi un rôle actif dans cette résistance.
Par exemple, certaines pratiquent le modding, une tactique visant à modifier le code du jeu pour transformer les « il » en « elle », le héros masculin en un héros féminin, etc.
En s’affranchissant du rôle de simple loisir pour muter en un outil politique, le jeu vidéo, semble-t-il, se complexifie pour atteindre une maturité que l’on attendait depuis longtemps. Qui, dans ces conditions, lui refuserait le statut d’art ?
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