Logo

215 paires de souliers pour ne pas oublier

« Si les gens sont sous le choc, c’est qu’ils ne connaissent pas leur histoire. »

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
Publicité

Il vente fort sur le lac des Deux-Montagnes, pendant que le traversier s’éloigne en direction d’Hudson, sur l’autre rive. Rien pour importuner les clients attablés à la terrasse du resto-bar de la Traverse, profitant du soleil et de la réouverture de l’endroit.

Sur le parvis de l’église d’Oka à côté de l’hôtel de ville, des dizaines de paires de souliers sont abandonnées dans les escaliers pour commémorer la découverte des restes de 215 enfants dans une fosse commune sur le site d’un ancien pensionnat autochtone de Kamloops, en Colombie-Britannique.

Bottes, espadrilles, mocassins, sandales, gougounes et crocs: l’image est forte et rend l’horreur concrète.

Publicité

Bottes, espadrilles, mocassins, sandales, gougounes et crocs: l’image est forte et rend l’horreur concrète. Des hommages similaires ont été rendus ces derniers jours un peu partout à travers le pays.

Ici, c’est à l’initiative de Valerie Bonspille, une résidente de Kanesatake qui voulait simplement faire sa part pour souligner la tragédie. Pour ne pas oublier surtout. «J’ai toujours été discrète dans la communauté, sauf comme bénévole au sein de la ligue de hockey et de crosse. C’est la première fois que j’organise quelque chose du genre», raconte avec aplomb la femme de 51 ans, au sujet d’un simple appel lancé sur sa page Facebook samedi dernier.

Publicité

La publication a été partagée des dizaines de fois et une petite foule était au rendez-vous le lendemain matin. «J’ai vu ce geste posé dans notre communauté sœur (Kahnawake) et je me suis juste dit qu’on devrait faire la même chose ici, au nom de ces enfants qui n’ont pas pu rentrer chez eux , confie Valerie, surprise et touchée par l’engouement instantané envers son invitation. «Des femmes sont même venues avec leurs instruments interpréter des chansons d’honneur et des gens viennent encore porter des souliers deux jours plus tard , constate Valerie, qui a obtenu de l’église la permission de laisser les souliers là une dizaine de jours.

Qu’importe si plus de 215 paires de chaussures s’amassent ici, le nombre d’enfants retrouvés à Kamloops n’est que la proverbiale pointe de l’iceberg, assure Valerie. «Ils sont probablement des milliers. Nous on sait ça depuis longtemps. Si les gens sont sous le choc, c’est qu’ils ne connaissent pas leur histoire», déplore-t-elle, espérant une sorte d’éveil au sein de la population.

Publicité

En attendant, la tristesse de Valerie est teintée d’amertume et de colère.

Des émotions légitimes si on évoque ces quelque 150 000 enfants autochtones arrachés de leurs familles pour être envoyés dans des pensionnats canadiens entre 1831 et 1996, dans le but de les assimiler.

Dans l’espoir d’en faire de bons chrétiens.

«Le curé de l’église est venu faire une prière dimanche, c’était comme une gifle au visage. C’est à cause de cette église que ces enfants ont vécu ça.»

De quoi laisser de bien profondes cicatrices chez les Premières Nations qui étaient là bien avant nous. Les 215 corps retrouvés ne font que raviver des blessures déjà vives. «Le curé de l’église est venu faire une prière dimanche, c’était comme une gifle au visage. C’est à cause de cette église que ces enfants ont vécu ça, les curés doivent être mieux éduqués là-dessus», peste Valerie, qui pense que ces 215 victimes sont aujourd’hui enfin en paix, loin du paradis vendu par les catholiques. «Comment peut-on se proclamer hommes de Dieu si c’est pour fermer les yeux sur de tels comportements!», ajoute-t-elle, notamment en référence aux Oblats qui géraient les pensionnats à l’époque pour « sauver l’âme » des Autochtones.

Publicité

Valerie exhorte le gouvernement fédéral à «profiter» de cette nouvelle injustice commise à l’endroit des Premières Nations pour prendre ses responsabilités. «Il doit se réveiller et reconnaître que c’est leur erreur, que c’est eux qui ont fait ça. Il a le devoir de mener des fouilles partout au pays pour trouver tous les enfants et les ramener à leur maison», affirme-t-elle, avouant avoir la nausée juste à imaginer de quelle manière ces petites vies ont été fauchées. «[Les enfants] ont dû être tués en s’enfuyant, être battus, violés…», murmure-t-elle, les yeux braqués sur les vagues.

«La bataille ne va jamais être finie tant que le gouvernement ne reconnaîtra pas tous ses torts et toutes les injustices perpétrées.»

Publicité

En point de presse mardi, le ministre responsable des Affaires autochtones n’a pas écarté la possibilité que des dépouilles d’enfants puissent être enfouies sur les sites des six pensionnats ayant existé jusqu’en 1991 en sol québécois. Le gouvernement provincial étudie d’ailleurs la possibilité de mener des fouilles. «La bataille ne va jamais être finie tant que le gouvernement ne reconnaîtra pas tous ses torts et toutes les injustices perpétrées. Nous n’allons pas lâcher de leur rappeler, nous sommes des guerriers, on nous le serons toujours», assure Valerie, qui compare à la crise d’Oka l’impact de la découverte des 215 corps sur la communauté et la population en générale. «C’est un sujet émotif, certains en parlent, d’autres en sont incapables. C’est un début, mais il reste encore des milliers d’enfants à restituer pour guérir», souligne-t-elle.

Cette mère de trois grands enfants fonde beaucoup d’espoir sur la jeune génération, mieux sensibilisée aux réalités autochtones. Des pas de géants par rapport à l’éducation qu’elle a elle-même reçue dans une école publique de Deux-Montagnes. «On ne parlait jamais de nous, encore moins de l’existence des pensionnats dans les cours d’histoire. Moi et les autres élèves de Kanesatake devions continuellement protester contre les professeurs pour rectifier certains faits», se souvient Valerie. Elle n’a visiblement rien perdu de sa fougue.

Publicité

Même si ça peut parfois être maladroit, elle encourage la récupération sur les réseaux sociaux ou ailleurs d’un mouvement de solidarité envers sa communauté, s’exprimant par des filtres «every child matters», des drapeaux en berne ou une minute de silence observée avant le dernier match entre les Canadiens et les Maple Leafs. «C’est une bonne chose. Il ne faut pas oublier. Nous on n’oubliera jamais et on n’arrêtera pas de penser à eux», assure Valerie.

La cinéaste et scénariste mohawk Sonia Bonspille Boileau signera également l’an prochain Pour toi Flora, la toute première fiction autochtone qui lèvera justement le voile sur les cruautés vécues dans les pensionnats.

Publicité

Après l’entrevue, Valerie se recueille une dernière fois face aux dizaines de paires de souliers devant l’église.

Après un moment de silence, elle écorche durement les gens qui reprochent à sa communauté de ruminer le passé et se plaindre de gestes commis il y a longtemps. «On nous demande de passer à autre chose, mais comment on fait avec quelque chose comme ça! C’est comme perdre ton propre enfant, tu fais comment pour passer par-dessus? », demande-t-elle, sans attendre la réponse.

Avant de reprendre la route, j’ai fait un saut au cimetière de Kanesatake, à l’entrée de la communauté tout près, en haut de la route 344.

Valerie m’a parlé d’un monument érigé il y a quelques années en l’honneur des enfants de la communauté arrachés à leurs familles pour être envoyés dans des pensionnats.

Publicité

Le cimetière est paisible, à l’ombre d’une petite pinède et bercé par le chant des oiseaux. Le monument trône au cœur du site, flanqué d’un belvédère. Une centaine de noms sont gravés sur la stèle.

À ma gauche, un jeune couple est en train de fleurir une tombe pendant que leur bébé gazouille dans sa poussette. Derrière, à travers un cèdre, un homme enfile ses souliers de golf appuyé contre l’arrière de son VUS, avant d’aller disputer une partie sur le terrain voisin, qui fut le théâtre de tant de discordes.

Deux réalités qui se côtoient, mais qui semblent encore à des années-lumière.