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Seul avec Malthus

Un braconnier dans la fournaise #4

Par
Gabriel Deschambault
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Montréal est une grande chienne humide et sale et nous sommes ses parasites… horribles, grouillants et allergènes.

C’est l’opinion qu’en a Stéphane. Grand misanthrope expatrié, il est en ville pour acquérir le papier qui lui permettra de travailler seul et de faire de l’argent. Assez d’argent pour n’avoir plus à se mêler à ses semblables. Si son cours était offert ailleurs que dans la Métropole, il n’aurait certainement pas pris la peine d’emménager dans ce trou maudit. Il a beau creuser, il n’y trouve aucun avantage.

Le Québec, déjà peuplé d’abrutis colonisés semi-autonomes, se perd encore plus dans cette mixture immonde de races, de couleurs et d’odeurs. Partout, surtout ici, les gens se disent ouverts et célèbrent la différence.

Elle pue, la différence.

Il n’est pas raciste. Selon lui, les ethnies, la sienne incluse, sont toutes au même niveau: le plus bas. C’est le mélange qui le répugne au plus haut point. L’hétérogénéité ne fait que créer plus de tensions dans une société qui en connaît déjà trop. Quel avantage de faire venir par bateau Tamouls et Pakis, Chinois et Haïtiens? Pour ranimer une démographie chancelante? Au diable! Qu’on ferme les frontières et que les Québécois continuent leur lente virée vers l’extinction. Il n’en a rien à foutre. Peut-on reprocher à une société aussi minable de vouloir s’éteindre dans la médiocrité? L’auto-génocide n’est que l’aboutissement logique de son évolution. Moins de Québécois signifie moins d’humains. Et pour lui, c’est une bonne chose.

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Montréal, c’est aussi l’étouffante promiscuité. Des voitures, des triplex, des taxis, des condos, des cyclistes… les ostis de cyclistes… le transport en commun, les fêtes de quartiers, les touristes… les ostis de touristes… les festivals, les marchés publics… Toutes ces choses et ces êtres qui s’empilent, se frottent, se flattent, se salissent, se râpent…

Il déteste cette proximité suffocante.

En longeant le boulevard Viau, il contemple la musculature striée de son Berger allemand. Son poil est ruisselant de sueur. Il a la gueule ouverte et sa langue ballotte tout près du sol. L’absurdité montréalaise frappe à nouveau Stéphane. Peut-on faire pire? Construire une ville sur une île et n’offrir aucun accès à un point d’eau! Quel manque de vision. La canicule affecte encore plus son pauvre chien, son seul ami. La race canine est la seule espèce d’êtres vivants qu’il apprécie. Loyale et muette. Tout le contraire de l’humanité.

Le plus vite il sera de retour au Lac-Saint-Jean, le mieux ce sera. Son chien n’est pas plus à son aise dans l’enfer montréalais. Il ne peut être libre que dans ces foutus parcs à chiens. Il se trouve que Malthus déteste les autres chiens autant que Stéphane, les humains. C’est pour cette raison que les deux sortent la nuit pour profiter du Parc Maisonneuve. Bien qu’en infraction, il pénètre, comme à chaque soir, la limite du parc. Il est 2h40. Personne ne le dérange à cette heure. Jamais.

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Débarrassé de sa laisse, son meilleur ami fonce dans le noir. Le chien a besoin d’espace autant que Stéphane. Il regarde son compagnon courir vers un arbre. Il a probablement senti la présence d’un rongeur.

Soudainement, le cabot bifurque et se dirige à toute vitesse vers un petit boisé à quelques mètres du sentier. Malthus jappe deux bons coups. Il a capturé quelque chose. Un bruit de mastication? Un autre pauvre écureuil géant, se dit Stéphane. Bon débarras. Il s’approche pour voir ce qui se passe.

Il entend son chien glapir.

Un bruit étouffé, une plainte douloureuse. Stéphane, pris de panique, fonce vers le boisé et y pénètre sans prendre garde aux branches qui lui lacèrent le visage. «Malthus ! Malthus, mon gars?!»

Son chien est étendu sur le côté. Entre ses crocs, il sert un morceau de quelque chose… On dirait une pièce de viande. Malgré la noirceur, Stéphane distingue un reflet mouillé sur le cou de la bête. Il saigne! «Non, non, non… Malthus ?! Non, non…», implore-t-il, mais son compagnon est inerte. Le maître se penche sur son chien et aperçoit une lame plantée dans son cou. Une réalisation terrifiante.

On a tué son chien.

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Les mâchoires serrées, Stéphane ressent une furie sauvage monter. Il regarde autour de lui pour trouver le coupable qu’il déchirera en morceaux.

Une ombre pâle sort de nulle part et fond sur lui. Il se cabre, prêt au combat. L’ombre le percute violemment et il roule dans les branches. Stéphane ressent une épine lui percer la peau au niveau de l’épaule. Il se relève et élance son poing vers l’ennemi. Il rate sa cible et s’effondre au sol. Il tente de se relever, mais il en est incapable. Son corps est tétanisé. Tout près de lui, Malthus est étendu sur le côté. Il entend l’inconnu s’éloigner. Il va le laisser seul, à côté de son chien mort ?

Des minutes interminables s’écoulent. Stéphane ne saisit pas tout à fait sa situation. Ses yeux sont ouverts sur le spectacle de son chien inerte. On dirait qu’il dort. Au plus profond de lui-même, il souhaite que ce cauchemar en soit un. Un rêve. La cage thoracique de Malthus reste immobile. Elle ne se gonflera plus.

Le signal d’un camion en marche arrière se fait entendre. Le véhicule s’approche et s’immobilise tout près. Il perçoit le bruit d’une rampe qu’on installe et d’une porte coulissante qui est soulevée. L’homme revient dans le boisé, recouvre Malthus d’une couverture, le ramasse et s’en va.

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Stéphane déploie toute la volonté du monde pour réussir à se mouvoir. Qu’il laisse donc son chien reposer en paix! Il veut tomber sur cette ordure et l’annihiler. S’il réussit à bouger, il y aura un autre meurtre ce soir. Son désir ne se traduit pas en action. Il demeure immobile pendant que le tueur revient, l’agrippe sous les bras et le traîne jusqu’au camion. Sa colère se mêle à la souffrance d’avoir perdu son compagnon. De sa position, il voit la silhouette sombre qui le tire et au-dessus, les cimes d’arbres qui défilent. Quelques rares étoiles sont visibles et un croissant de lune scintille, plus loin, près de la tour du Stade. Il est embarqué dans la boîte du camion et déposé doucement sur le plancher.

Il n’est pas seul dans ce four. Tout contre lui, une présence. Un homme ou une femme. Il ne peut voir, mais l’odeur violente de l’urine mélangée à la sueur et la crasse agresse ses sens.

La désolation laissée par la perte de son meilleur ami fait place à la terreur. Quel sort lui réserve-t-on? Il ne veut pas finir dans cette ville. Il s’était toujours imaginé mourir noyé à quelques mètres d’une chaloupe ou écrasé par son quatre-roues ou mieux encore, dévoré par un ours. Il ne tient pas vraiment à la vie, encore moins depuis qu’on lui a arraché Malthus, mais il ne tient surtout pas à l’achever dans cet enfer urbain.

Montréal, la détestable, aura sa peau.

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L’homme referme la porte sur la dernière prise de la soirée. Maintenant, il doit se mettre au travail. Il ne connaît pas le temps dont il dispose. Il monte dans le camion et quitte le parc.