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(Pour lire le 2ème épisode: Téflon)
C’est encore une excellente soirée qui s’achève dans la Métropole. Quelle belle ville quand même! se répète Marjorie pour la millième fois depuis son arrivée. Il fait excessivement chaud, mais la clime, posée de mains de maître par son Papa chéri, saura certainement réduire la moiteur de ses entremembres. Dommage qu’elle ne puisse offrir cette chaleur humide à quelqu’un qui la mériterait.
Ici, c’est l’extase ! C’est tout ce que Granby n’est pas. Presque six mois qu’elle est installée dans son appartement de la 16e avenue et la fébrilité ne s’estompe pas. Montréal est un délire de sens. Les gens éduqués et ouverts d’esprit y sont bien situés et faciles à trouver. Le savoir pullule à l’intérieur et hors des murs de ses universités. Des cultures millénaires ont trouvé refuge dans ses quartiers vivants, grouillants de nouveautés. La nourriture, les sons, le savoir, les mœurs, les odeurs, les humeurs… tout s’entrechoque dans une explosion vive et retombe allègrement sur les cinq pieds et presque un pouce de la pétillante Marjorie Hudon, étudiante au baccalauréat.
Comme à chaque samedi de l’été, elle revient à pied, à 1h30 du matin, d’une petite virée au Baptiste sur la rue Masson. Elle y va pour rencontrer des amis, mais aussi dans l’espoir de mettre le grappin sur une perle rare. Marjorie n’a pas une moyenne très enviable à ce compte. L’ombre au tableau ensoleillé de sa nouvelle vie d’universitaire. Des relations pourries en région avec des abrutis ont saboté sa confiance. Ce qui l’empêche de mettre la main sur un modèle d’homme respectable. Toujours, elle ne tombe que pour des ordures. Dernièrement, elle s’est souvent retrouvée seule au lit, au milieu de la nuit, alors que le dernier trouduc encore haletant venait de la quitter après des ébats sans inspiration. À chaque fois, elle se demande si le fumier sait à quel point elle se sent abusée, utilisée, souillée. Le pire: les excuses plates qu’ils lui servent avant de déguerpir.
Aujourd’hui, elle a la conviction qu’elle mérite de côtoyer une bonne personne. On le lui répète sans cesse. À partir de cette certitude, elle peut recommencer à chercher le bon gars. Son estime personnelle est renouvelée.
Et on dirait que ce soir, le vent va enfin tourner.
Rien de certain, mais le joli flâneur devant chez elle est d’une perspective appréciable. Plus âgé qu’elle, la vingtaine avancée, il porte un sac de hockey à l’épaule et tient un bâton dans sa main droite. Sa chemise blanche est tachée par la sueur aux aisselles et sur le torse, mais ça n’abîme en rien ses attraits. Il lui sert un sourire saisissant et laisse entrevoir des yeux bienveillants à travers la frange un peu longue de ses cheveux châtains humides. D’une voix grave et attentionnée, il lui adresse la parole : «Excuse-moi, mais je suis le nouveau locataire au 5556, au troisième étage, à deux blocs de chez toi. Je t’ai vue une ou deux fois accrocher ton linge en arrière ?» Sa voix douce attise discrètement une région plutôt réceptive de l’anatomie de la jeune dame. Comme toujours, elle se régale de cette sensation.
– Euh… oui, hésite-t-elle dans une tentative un peu ratée de vigilance. Beaucoup de gens ont déménagé dans le coin, mais je ne t’ai pas remarqué. Le mois de juillet à Montréal… complètement débile.
– Ouais, cette idée de déménager tous en même temps. J’suis désolé, je sais qu’il est tard. J’ai perdu mes clés. J’arrive d’un match d’hockey et je suis mal pris.»
Son sourire est irrésistible. Toute émoustillée, elle lui demande :
«Qu’est-ce que je peux faire pour t’aider ? Tu veux que je te prête mon cell ?
– Non, non, je saurais pas qui appeler, mais ton balcon avant donne sur lui de mon voisin qui donne sur le mien. On se connaît, lui et moi. Je sais, c’est bizarre, mais je pourrais passer d’un à l’autre jusqu’à chez moi. J’suis pas mal sûr que ma porte est débarrée.»
Marjorie hésite. L’inconnu la rassure : « Hey, je comprends si tu refuses. Il est tard et tu me connais pas. Sens toi libre, je serai pas choqué. J’m’appelle Cédric en passant».
Qu’il est charmant! Marjorie remarque cette exquise manie qu’il a de mordre sa lèvre inférieure en attendant qu’elle lui réponde. Normalement, elle ne lui ferait pas confiance, un inconnu et tout… mais sérieusement, qui essaie-t-elle de convaincre? En quoi est-il différent d’un énergumène rencontré dans un bar. Ceux-là, elle les ramène sans crainte et s’ouvre à eux sans gène. Ce Cédric, tout ce qu’il veut, c’est un droit de passage vers sa propre demeure, elle peut bien lui offrir. C’est beaucoup moins contraignant que le droit de passage vers son intimité. «Allez. J’peux bien faire ça pour un nouveau dans le quartier.
– Merci. Je t’en dois une. Mais j’espère que ma porte est pas barrée».
Elle invite Cédric à la suivre en s’assurant de laisser traîner une petite touche sensuelle dans sa voix : «Suis moi. Moi, c’est Marjorie.» Elle éclate d’un petit rire nerveux.
Elle prend les devants en ouvrant la porte commune aux trois étages. «Ça te dérange que j’apporte mon équipement, j’voudrais pas me le faire voler sur le trottoir, demande Cédric.
– Non, non. Bien sûr que non.»
Rien de trop pour un si charmant prince. Cédric lui emboîte le pas et monte les escaliers derrière elle. Tout à fait consciente de ses attributs, elle en profite pour perdre un peu le contrôle de son déhanchement.
«Ne fais pas attention au bordel, j’habite seule, lui avoue candidement Marjorie arrivée à la porte de son appartement.
– T’inquiètes, ça n’a aucune importance.»
La jeune dame, allumée par un brin d’alcool et une perspective future de bonheur, laisse entrer Cédric par la porte entrebâillée. Son parfum viril l’envahit alors qu’il passe tout près. Une légère contraction traverse son bas-ventre. Un sourire radieux aux lèvres, elle referme délicatement derrière elle.
Une dizaine de minutes plus tard, l’homme ressort par la porte d’entrée. Aucun observateur vigilant n’est là pour remarquer la lourdeur inhabituelle de son équipement.
L’inconnu emprunte le trottoir et quitte les lieux avec son chargement précieux.
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