Logo

Maudit Français !

Par
André Marois
Publicité

Texte tiré du numéro 12 spécial Ethnies – été 2006

– On ne dit pas menterie, on dit mensonge, lança le petit homme avec son accent pointu.

– Qu’est-ce qu’il raconte, le camembert? rugit le costaud.

– Vous venez de prononcer le mot menterie, mais c’est un terme désuet. Il faut plutôt utiliser mensonge, voyez-vous. Nous sommes au XXIe siècle, insista le minus sans même se retourner.

Dans la taverne enfumée, un silence de glace salua la remarque du Français. C’était un gars dans la quarantaine avec une barbiche de professeur de philosophie et une veste en velours noir trop ample pour lui. Il s’était accoudé au bar depuis à peine quinze minutes et sirotait tranquillement une pinte de bière blonde en lisant un roman de poche. Personne n’y avait prêté attention jusqu’à ce qu’il se permette de reprendre le grand Gilles en public. Ça allait forcément dégénérer.

– Le béret, t’es pas à la bonne adresse, me semble. Ici, on jase entre gens bien élevés. Je gage que t’avais pas remarqué ça, mon hostie d’épais! éructa celui qu’on venait de corriger.
Gilles devait peser deux cent vingt livres à jeun et son passé d’homme fort lui avait taillé des muscles herculéens qu’une solide couche de graisse dissimulait à peine. Il était entouré de deux énergumènes de son espèce, avec des cous de taureaux et des cuisses assez fortes pour tirer une locomotive. Le liseur ne pouvait noter ce détail, car il continuait à sermonner le géant sans quitter son bouquin des yeux.

Publicité

– Les hosties, ce n’est pas épais. Bien au contraire. Hi, hi, hi, ricana-t-il.

Gilles asséna un coup du plat de la paume sur la table dont le bois se fendit sur toute la longueur du plateau. Le colosse était devenu blême.

– Non mais ça va faire, la baguette! On s’en sacre de tes jokes plates. Envoye, décrisse!

Il lui indiquait la porte, mais le minus se contenta de sourire en tournant une page. Puis il aggrava son cas de son ton pédant :
– Décrisse, dites-vous? C’est amusant, je ne connaissais pas cette forme verbale, probablement issue du Christ. Enfin, du «crisse», comme vous dites.

L’intonation suffisante acheva d’énerver le costaud. Il fit basculer sa chaise en arrière et se précipita sur le Français qui sirotait sa ale comme si c’était du Saint-Émilion.

– Mon tabarnak de Tour Eiffel, icite on regarde les gens quand on leur parle! Alors tu vas nous câlisser la sainte paix, gronda la bouche en haut de la montagne de viande.

– Tabernacle, calice : hum! Vous faites décidément dans le religieux par ici. Le clergé a dû vous…
Le petit n’eut pas le temps d’achever sa phrase ni de reposer son verre. Le battoir qui servait de paluche à Gilles le cueillit au niveau du sternum, le décolla de son tabouret comme s’il n’était qu’un vulgaire ballon gonflé à l’hélium et l’expédia deux mètres plus loin. Il atterrit sur le coccyx, droit comme un i, sans avoir lâché son livre ni le restant de sa pinte qui l’éclaboussa au moment de la réception.

Publicité

Il secoua la tête, cherchant à comprendre ce qui s’était produit, puis porta la bière à ses lèvres et avala d’une traite le reste de la boisson maltée.
Les jambes écartées, les deux poings sur les hanches, Gilles le toisait, sûr de sa supériorité.

– Alors, le smatte de la parlotte, on se lance dans le vol plané sans parachute? T’aurais pu faire bobo à tes foufounes, se gaussa-t-il.

L’intrus demeura installé là, regardant à gauche et à droite, puis il retrouva peu à peu ses esprits et répondit du même air professoral à son interlocuteur.
– Les foufounes? Vous devez faire erreur, mon cher. Je n’en ai point. Ni une, ni plusieurs. Je suis un homme, voyez-vous, même si je suis un peu moins bien bâti que vous.

Gilles demeura interdit un court moment. Il ne comprenait plus ce que racontait l’autre énervant. Il cherchait à lui mêler les neurones ou quoi? Il espérait gagner du temps avant de s’enfuir la queue entre les jambes? Il pensait s’attirer la sympathie des autres clients qui contemplaient cet étrange bouffeur de cuisses de grenouilles?

Publicité

– Qu’est-ce que tu racontes l’étrange? T’as pas de foufounes, toi? Et comment tu chies, alors? Par les trous de nez?

Une cascade de rires gras suivit la réflexion pleine de bon sens de Gilles. Le petit homme posa son verre sur le plancher, prit le temps de corner son livre à la page où il était rendu, puis se redressa, tout sourire. Il observa attentivement les clients mâles de la taverne, à la manière d’un ethnologue qui rencontre son premier Pygmée. Il semblait autant amusé qu’intéressé.

– Je saisis assez mal ce que vous racontez, mon ami. Et je ne mets pas là en cause votre accent que je trouve savoureux. Mais une foufoune, à mon humble connaissance, est un mot un peu vulgaire qui désigne le sexe d’une femme. Vous comprendrez donc bien que je n’en ai ni une, ni encore moins plusieurs.

Gilles écoutait le barbichu avec stupéfaction. Ce maudit visiteur s’adressait à lui comme s’il avait huit ans d’âge mental. Il était temps de remettre les pendules à l’heure de Montréal.
– Ah, tu me trouves savoureux, le Français. Regarde bien, je vais te montrer un truc que t’as encore jamais savouré. Tu pourras raconter ça chez vous, quand tu seras de retour sur ton fauteuil roulant, lança-t-il en serrant les poings si forts que ses phalanges étaient devenues plus blanches que des dents de métrosexuel.

Publicité

De sa main gauche, il agrippa le nabot au collet et le souleva du sol pendant que sa main droite lui attrapait les couilles et les écrasait comme pour en extraire le jus.
Le petit couina de douleur.

– Pour vivre icite, le smatte, ça prend des gosses. Et t’as pas l’air d’en avoir des masses. Alors, disparais!

Gilles le lâcha d’un coup, telle une vulgaire guenille souillée. Les dents serrées, le visage livide, le Français rampa lentement en direction de la sortie. Il y a des fois où il faut accepter sa défaite. L’homme fort ramassa le roman qui traînait, en lut le titre en riant : «La nausée » de Jean-Paul Sartre, puis l’expédia en avant de celui qui tentait de se redresser.

– Bye-bye la Sorbonne! lâcha Gilles goguenard.

C’est alors que le gars se retourna, l’air sérieux, se grattant les poils du menton. Il demanda :

– Je ne comprends toujours pas votre histoire de gosses. Parce que justement, j’en ai des gosses : deux adorables petites filles. Pensez-vous qu’elles pourraient s’acclimater à votre rusticité?

Publicité