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Y a-t-il une mystique du Tigre Géant?

Grande tournée pour explorer la foi.

Par
Jean Bourbeau
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Un soleil de plomb écrase le cœur de Lasalle. Un homme avec une seule jambe lance son mégot devant la porte automatique qui s’ouvre comme celle d’un royaume. Vent de fraîcheur artificielle. C’est ma première visite dans la demeure du grand félin jaune. Ce n’est pas que je l’ai volontairement évité, mais le destin a fait en sorte qu’il reste de tout temps loin de mon chemin.

« Tu vas voir, c’est fou raide! », me revient à l’esprit la voix d’une collègue surexcitée par l’annonce de mon enquête.

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N’ayant nullement besoin d’introduction, le Tigre Géant est une chaîne de magasins très populaire au pays. Sorte de magasin général, il entre dans la même catégorie trouve-tout que le Rossy, le Korvette ou le Croteau de mon enfance.

Depuis l’ouverture de leur premier commerce à Ottawa, en 1961, l’enseigne a su prospérer et compte désormais plus de 260 points de vente répartis des Rocheuses aux Maritimes, avec une présence principalement marquée au Québec. Au fil des années, ils ont atteint le statut d’icône de la culture populaire et sont abordés par plusieurs avec un mélange de dérision et d’admiration secrète.

Pour tenter de comprendre cet envoûtement collectif ou, du moins, en témoigner, j’ai visité les cinq succursales présentes sur le territoire montréalais.

Résultats d’une quête d’absolu.

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Lasalle

En tant que nouveau converti, mon regard est facilement hypnotisé par l’horizon épileptique : un slinky en métal, un sac de popcorn géant ou encore une friteuse à air. Clamato, maillot de bain et couronne de crevettes : il est impossible de s’y promener sans micro-s’émerveiller dans une atmosphère qui, il faut l’admettre, est moins anxiogène que celle du Dollarama.

D’une voix charismatique et bilingue, une femme-cassette nous rappelle depuis les hauts-parleurs que si nous trouvons un article plus cher qu’ailleurs, son prix sera égalé par la direction. Une promesse de là-haut.

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« On est à maison », murmure une dame à la voix granuleuse à son teckel dissimulé dans son panier, tout en examinant les bijoux.

La légende dit vrai.

Pourquoi le Tigre Géant suscite-t-il une telle adoration, tandis que l’Aubainerie ou le Winners ne génèrent pas autant de passion? En revanche, le nombre de fidèles du Costco ne cesse d’augmenter chaque jour. Cette ferveur fanatique envers le « culte Price » le place au sommet des succès contemporains. Après les réseaux sociaux, il y a le Costco.

Un temple qui déborde contribuerait-il à la popularité du Tigre?

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Séduit par l’abondance, je suis tenté par des fausses Crocs, mais malheureusement, seules des pointures pour géants sont disponibles. J’hésite à me rabattre sur la Sainte Trinité : retailles d’hosties, fromage en grain et marqueurs de bingo.

La section épicerie ressemble à celle des pharmacies, mais plus fournie et avec des portions adaptées aux familles. Si, comme moi, vous avez du mal à vous nourrir vous-même, j’imagine à peine la charge d’un nid d’oisillons sans cesse affamés pendant une crise inflationniste. Les prix affichés rappellent une facture pré-pandémique, souvenirs fantasmés d’un présent accordé au passé.

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Côte-des-Neiges

Le deuxième arrêt est situé dans le sous-sol de la Plaza Côte-des-Neiges. En cours de reconstruction, il incarne parfaitement l’idéal liminal.

Dès l’entrée en magasin, pourtant réservée à la section mode au féminin, on croise un stand proposant bananes et kiwis. Une bizarrerie appréciée.

Si plusieurs abordent l’enseigne jaune avec une pointe d’ironie sur fond bourgeois, il subsiste néanmoins une excitation indéniable à sa visite comparable à une chasse au trésor. Bien que l’expérience ne soit pas aussi imprévisible qu’une friperie ou un marché aux puces, l’accessibilité des articles comble un large éventail de budgets et permet certaines folies.

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« Ben voyons! C’tait ben moins cher avant! », s’indigne à pleine voix une dame qui achète du linge pour son frère.

Sans surprise, le personnel qui y travaille est extrêmement sympathique et on la guide vers des polos en rabais.

À déambuler entre les paquets de Uno et les fusils à l’eau, on réalise assez vite que le Tig’ offre une expérience de magasinage qui n’enfle pas le reflet de sa possible précarité économique. Une rare « aubaine géante » dans un monde aux poches de plus en plus vides.

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Saint-Laurent

Voisin d’une épicerie asiatique et du chic motel Pierre, je retrouve sa devanture énorme et minimaliste couleur Tonka.

Les magasins sont souvent établis là où le pied carré est abordable et, au fil des années, ils sont devenus de véritables piliers pour les personnes moins privilégiées. Gérard et sa femme viennent ici chaque dimanche, pour « regarder les rabais, pis parfois en profiter! », en rit-elle.

Quel ne fut pas mon étonnement en rentrant de croiser le rack avec des bananes, des citrons et des avocats ceinturé par les vêtements pour femmes. Aidez-moi, quelqu’un.

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Entre les cannes de Eagle Brand et les dossards de chantier, j’arrive enfin à trouver une paire de fausses Crocs à ma taille, mais une fois que je les essaie, je suis déçu par leur manque de confort. Dommage.

Je remarque un t-shirt de Megadeth, un autre de Judas Priest en face d’un beau Def Leppard. Passion rock juste à côté du rayon de vêtements techniques pour les coureurs du dimanche. Avec, bien sûr, des prix plus raisonnables que ceux des boutiques spécialisées.

La section mode, aussi bien pour les femmes que pour les hommes, adopte un style normcore efficace et mérite des éloges pour sa diversité en termes de tailles disponibles. En fait, on se croirait en permanence dans cet espace incertain du Maxi où l’on peut ajouter du linge à ses drumsticks.

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Avec une bonne dose de country-rock dans les speakers, on déambule dans un kaléidoscope de produits multicolores. Savon-skateboard-fedora. J’hésite entre une fleur et une canette de Monster.

Outre l’euphorie de l’économie, serait-ce la nostalgie? Le Tigre Géant est souvent associé à des souvenirs d’enfance. Je demeure toutefois convaincu que le nom et son inimitable logo y sont pour quelque chose. C’est quand même une combinaison plus farfelue que l’identité du Structube.

Brin de jasette avec le gérant, un homme affable qui me serre la main chaleureusement et m’invite à me sentir comme chez moi. « On match les prix du Dollorama », m’informe-t-il avec un clin d’œil.

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Montréal-Nord

Située en biais du dépanneur 3 étoiles et du Liquidation bon deal, l’adresse de Montréal-Nord est coincée dans un strip mall un peu poqué. Un homme à la démarche hésitante sort avec un chariot rempli de cruches de lait au chocolat et de Caramilk. Un festin en devenir dans ce coin sensible de l’île.

Selon moi, la section épicerie est l’attrait le plus charmant du Tigre. On y trouve des asperges du Québec, des pogos et des ailes de poulet, mais aussi des Whippet, du Sunny D et un rôti de dinde.

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De la pop débile résonne comme des cantiques dans les hauts-parleurs. Il y a quelque chose ici de profondément étatsunien, l’extase sacrée de la grande surface. Une mise en scène légèrement synthétique avec des néons et des planchers impeccables.

À la caisse, je me laisse tenter par une boîte de mini-beignes en promotion à 1,25 $, taxes incluses. Pendant ce temps, la jeune femme devant moi se fait carter pour un paquet de smoke. Elle en profite pour vérifier deux billets de loterie. « Tu as gagné 70 sous, ma belle », lance la caissière aux cheveux blancs avec une mèche bleue. Avec ses gains, elle décide d’en racheter pour 50 piastres.

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Saint-Léonard

Mon last call se trouve dans un coin postindustriel ultra propre belle asphalte neuve. Un homme rugit tel un félin en sortant avec ses nouvelles pinces à BBQ, visiblement satisfait de son achat.

Naturellement, le présentoir de bananes m’attend au milieu de l’allée principale, irradiant une aura improbable, tel le monolithe de 2001.

D’une boutique à l’autre, les propositions changent un peu, mais je m’étonne à constater les articles de vapoteurs, la présence de gros feux d’artifices. Le Tigre de Saint-Léonard se distingue également par une grande sélection de jouets cool : Tamagotchi dinosaure, têtes d’alligator téléguidées et masques de plongée.

Enfant, j’aurais trippé.

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Ce n’est certes pas l’exclusivité mondaine des membres du Costco avec ses bouchées gratuites et ses écrans géants, mais pour la frite de piscine autant que celle congelée, le bon minou est là pour nous.

Pour citer l’inestimable Jean Baudrillard : « Si la société de consommation ne produit plus de mythe, c’est qu’elle est elle-même son propre mythe ».

Nulle Kabbale ou transcendance divine autre que celle d’une communion par le prix avec les pèlerins, car l’attrait du Tigre Géant réside dans son rôle symbolique au sein d’une époque où les inégalités s’accentuent. Il offre aux consommateurs de toutes les classes sociales la possibilité de satisfaire leurs désirs et de connaître des petits moments de plaisir coupables.

Parce qu’au sein de notre société, avoir un pouvoir d’achat, c’est aussi rester vivant.