Y a-t-il trop de trends?
Si vous marchiez déjà dans la rue sans musique, sachez que vous êtes une personne visionnaire. Que dis-je : futuriste. Car TikTok, de son côté, vient tout juste de découvrir ce concept et de le baptiser « silent walking ».
@samjamessssss having to listen to your inner voice like 👁️ 👄 👁️ #torontolife #fyp #silentwalks ♬ original sound – samjamess
Est-ce la première fois qu’un élément anodin du quotidien est renommé en grande pompe par une tendance virale sur les réseaux sociaux? Pas du tout.
Rappelons-nous du fameux quiet quitting qui faisait les gros titres en 2023 et qui prônait le fait de travailler exactement selon sa liste de tâches. Ni plus ni moins. Quant au skinimalism par lequel jurent actuellement les adeptes du skincare, il est utilisé pour désigner une routine de peau peu extravagante. Une routine normale, quoi.
Et la liste de tendances similaires est longue. Polywork? Exercer plus d’un métier. Eclectic grandpa? Se vêtir avec des habits vintage trouvés en friperie. Blueberry milk nails? Avoir une manucure bleu clair. Office siren? S’habiller en gris avec des lunettes à monture fine. Loud budgeting? Annoncer à voix haute qu’on économise.
@whowhatwear blueberry milk nails are my whole personality for summer 2023. 🫐🥛 #summernails #nailinspo2023 #sofiarichienails ♬ original sound – whowhatwear
Rien de tout ceci, et encore moins la couleur bleue, n’a été inventé hier.
Toutefois, mettre un nouveau nom pailleté sur ces non-événements sacralise le banal et en fait une célébration.
Pour qualifier ce florilège de termes en « -ing » pleuvant sur Internet, la journaliste Rebecca Jennings de Vox a inventé le terme « trendbait » (ou « appât à tendance »). D’autres encore parlent de « fatigue », car la quantité et la courte durée de vie de ces nouveaux trends les rendent souvent difficiles à suivre… mais un peu moins compliqués à expliquer.
La beauté du quelconque
« Romancez votre vie! », nous conseillait un créateur de contenu sur deux en 2020 pour survivre à la monotonie claustrophobe du confinement. Derrière cette phrase, que le New York Times qualifie de « call to action », se trouve une exhortation à « apprécier ce que nous avons et vivre avec intention, aussi banals soient nos rituels quotidiens. »
Se pourrait-il que cette manie de rebaptiser tout ce qui a déjà un pouls réponde à cet appel à la romance au quotidien? Possible. Peut-être que ces fameux ongles blueberry milk nous invitent indirectement à admirer la beauté de la couleur bleue comme elle n’a jamais été admirée.
À faire un arrêt sur image sur une chose que nous tenions jusqu’ici pour acquise afin de mieux en distinguer la valeur.
Ou la nocivité, comme l’illustrent le quiet quitting et le loud budgeting, deux tendances qui, aux premiers abords, semblent frôler l’absurde. Mais si tout le monde pointe du doigt leur évidence, personne ne la questionne véritablement. Le faire nous dévoile pourtant que plus une tendance semble aller de soi, plus elle s’inscrit en réaction, voire en opposition, à un phénomène tout aussi répandu.
Ainsi, le quiet quitting dénonce le fait de se tuer à la tâche au point de sacrifier sa santé sur l’autel du burn-out. Il n’y aurait pas également de loud budgeting sans une honte de l’argent solidement ancrée dans la société. Pas de silent walking ou de skinimalism, non plus, sans une surdose de stimulations électroniques et de conseils skincare contradictoires.
Le retour à la simplicité est alors une porte de sortie et sa nouvelle appellation virale, son panneau « EXIT » indiquant la voie aux internautes qui aspireraient à un mode de vie moins compliqué.
À la recherche du clout
Cette course aux nouvelles tendances s’explique aussi par la nature cannibale d’Internet : pour que la machine virtuelle fonctionne, il faut que quelque chose devienne viral – un meme, une actualité, une publication Instagram, un produit. Mais comme ce qui est viral est toujours éphémère, ce cycle avide ne connaît jamais de fin.
Et les jours où il n’y a plus rien de nouveau à se mettre sous la dent, on se tourne vers notre quotidien pour en tirer un élément routinier qui pourrait bénéficier d’un tout nouveau rebrand. Mais si ce rebrand devient populaire sur les réseaux sociaux, gare à celui qui le réutiliserait sans nous créditer.
Car une tendance n’est jamais créée juste pour être virale : elle est aussi créée pour rendre la personne qui en est à l’origine célèbre.
« Ces expressions sont inventées dans un but plus cynique : pour que d’autres personnes puissent les utiliser », explique Rebecca Jennings, citant le malheureux exemple de Kayla Newman, la jeune Américaine qui a offert au monde la célèbre expression « on fleek » (à utiliser lorsqu’une tenue ou un maquillage est « irréprochable ») en 2015 sans jamais être créditée ou payée.
« [Les utilisateurs de TikTok] savent qu’il est hautement improbable qu’ils fassent fortune en nommant la prochaine tendance, poursuit Rebecca Jennings. Au lieu de cela, ils recherchent l’autorité et l’influence. » En d’autres termes : si la viralité est un tremplin gratuit, le succès qui s’ensuit peut devenir une carrière payante.
No$talgie, quand tu nou$ tien$
N’oublions pas non plus qui fait la pluie et le beau temps sur les réseaux sociaux : les générations Z et alpha.
Cibler la démographie à l’origine de ces microtendances en série explique donc non seulement leur fréquence, mais aussi leur nature.
Car il est évident que pour une personne ayant grandi dans une ère où la technologie n’était pas aussi omniprésente et indispensable, le silent walking est le comble du ridicule. Mais, pour un membre de la génération Z ou alpha ayant eu un écran d’iPad comme troisième parent, le concept de marcher dehors avec le chant des oiseaux pour seule musique d’accompagnement peut sembler révolutionnaire.
C’est par ce même processus que des modes anciennes – pensez aux jeans évasés ou à taille basse, aux petits sacs baguette ou aux petites tresses tout droit sortis d’un magazine des années 2000 – reviennent cycliquement au goût du jour. Mais là où elles faisaient autrefois partie d’un plus grand mouvement culturel dans lequel les adhérents et adhérentes fondaient leur identité, sous la loupe tardive du virtuel, elles sont réduites en mots clés viraux.
Office siren, retirement clothes, balletcore, clean goth girl, grandpa core…
Internet a disséqué chaque sous-culture et isolé sa formule organique pour la recracher en un catalogue d’esthétiques dans lequel piocher comme bon nous semble.
Et d’une certaine façon… tant mieux. L’époque où il fallait citer en ordre les seize premiers albums d’un groupe rock pour simplement mériter d’en porter le t-shirt de tournée est révolue. La fin de cet élitisme culturel permet également à ceux et celles encore à la recherche d’un style qui leur conviendrait de s’essayer à plusieurs esthétiques sans forcément être jugés.
Hélas, tout se gâte lorsque le capitalisme vient s’inviter dans cette quête identitaire pour y injecter une exigence de surconsommation. Surtout lorsque ces tendances touchent à la beauté.
Si on veut donc émuler le style européen et ensoleillé d’une tomato girl, il nous faudra absolument acheter ce foulard, cette robe, ce panier et puis, pourquoi pas, ce scooter qui y correspondent.
Et comment être une strawberry girl ou une glazed donut girl sans le blush rosé e.l.f. ou le gloss Dior qui vont avec?
Plus les trends se multiplieront, plus les marques trouveront de nouvelles possibilités pour positionner leurs produits comme étant des accessoires indispensables à la solidification de notre transformation identitaire.
Ce qui est finalement tout l’inverse de ce en quoi consiste la romance du quotidien : trouver la beauté dans ce qui nous entoure… gratuitement. Donc, marchez en silence si l’envie vous prend, mais si des marques vous approchent, n’hésitez pas à courir!
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