« Désolé l’ami, j’ai rien », dis-je à la sortie d’un dep, tapotant théâtralement le dessus de mes poches, sachant trop bien qu’elles se font rares en change depuis 2020. Envahi par une brise de culpabilité, j’entends ma petite voix me chuchoter : « Toi qui donnais régulièrement avant, pourquoi as-tu décidé d’arrêter? »
Dans un nouveau monde où toute transaction s’effectue maintenant par carte ou même par cellulaire, qu’est-il devenu de la part de liquide destinée à aider ceux et celles dans le besoin? Je ne suis sûrement pas le seul avec moins de billets dans son portefeuille.
Avec cette extrême démocratisation de la devise intangible, la mendicité sent-elle un avant et un après pandémique?
Avec le lent retour vers l’anormale normalité, la masse offrande a-t-elle retrouvé sa petite monnaie d’autrefois? Si oui, est-elle distribuée avec pareille générosité ou cette dernière est-elle refroidie par l’inflation qui précarise les finances du quotidien?
Il n’y a qu’un seul moyen de le savoir.
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Pierre-Luc corde quelques bières en canette encore pleines sur le muret d’un Couche-Tard, boulevard Saint-Laurent. « Depuis le début de la pandémie, pu personne n’a d’argent sur eux, vocifère-t-il sans hésitation. Ça vous fait une crisse de bonne excuse! Tu devrais entendre tout ce qu’on m’a sorti! Mais on me donne plus de bouffe ou de bière. Vu que je bois pu depuis cinq ans, je les revends deux piastres devant le dep. C’est mon hustle. Tout le monde en a un dans la rue. »
Pierre-Luc croit que si une facette de la mendicité a changé, c’est une plus grande sédentarité. « Ça bouge moins, pour être plus connus du quartier, t’sais. Ça se pognait pas mal au début de la pandémie pour avoir un bon coin. Là, c’est plus setté. T’es plus gentil aussi quand t’as un spot régulier. »
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À l’ombre du pont Jacques-Cartier, Jason attend assis sur une poubelle de compost, la main ouverte vers la rue. Son visage est couvert de tatouages de gang. Il m’apprend avoir perdu son boulot pendant la pandémie. « J’étais sur une bonne stretch, clean pis toute. Je revoyais des gens que j’avais perdus de vue. J’avais un toit, une job. Mais aucune chance que je me fasse vacciner. J’ai pogné la Covid. Une rough. Je me suis retrouvé à l’hôpital, longtemps. Je pensais mourir. J’ai été slacké quand j’suis sorti. Mon propriétaire a doublé le prix du loyer. Tout ça m’a fait recommencer à consommer. »
« Avant la pandémie, je pouvais faire 200 dollars et toute fumer la même journée, poursuit Jason. Asteure, c’est pas mal plus tough. Moins de cash. C’est meilleur pour la santé en même temps. Au refuge, on est au moins 20 personnes qui se sont retrouvées à la rue à cause de la pandémie. On essaie de s’aider comme on peut. »
« Ça me fait du bien de parler avec toi. », me dit-il avant de prendre un appel qui semble urgent.
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Yvan arpente le trafic qui s’étire au feu rouge de l’angle De Lorimier et Ontario. Gobelet tendu, c’est son coin le matin depuis maintenant douze ans. Il a récemment troqué le long bâton bricolé pour un simple verre de carton du Tim.
« Au plus creux de la crise, [les dons avaient] baissé de moitié. Depuis, c’est un long retour… disons difficile, ouin, assez lent, mais les gens ont recommencé à garder un peu de change dans leur dash. La peur est moins grande aussi. On baisse les fenêtres plus bas », dit-il, balayant son visage d’un large sourire.
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Richard est allongé au sol devant une pharmacie sur la rue Ontario. Son chien Sacha lui réchauffe les jambes alors qu’une fine couche de neige s’affaire à recouvrir son sac de couchage. Il s’allume une cigarette. « Je fais ça chaque jour, souligne-t-il. Surtout ici. Jusqu’à mon 40 piastres. C’est ben en masse pour ma bouffe, mes clopes pis mon chien. Je me rappelle au pire de la pandémie, ça pouvait prendre jusqu’à 5-6 heures : maintenant, c’est 2-3. On peut dire que c’est revenu à la normale. »
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Celui que l’on surnomme L’Écureuil prend une gorgée d’un café fumant dans les marches de la bibliothèque abandonnée au cœur du Quartier latin. « On a snappé mon cadenas en deux la nuit passée, s’indigne-t-il. C’est mon premier vélo qu’on me vole depuis un crisse de boutte. Pendant la pandémie, les pushers prenaient plus de bécyk. Asteure, ça part contre une tite roche. »
Il est d’avis que l’écosystème de la rue a changé depuis le choc pandémique. « Il y a plus de ramasseux de canettes que jamais, ils sont sur le bord de se syndiquer! Je dirais pas que c’est la joie, c’est plus dur, mais c’est pas difficile d’être pauvre à Montréal. Il y a encore de la générosité, des services en masse. [Valérie] Plante est là pour nous. Mais r’garde, le gars juste là devant le McDo, ça lui a pris plus qu’une heure avoir assez pour un lunch. C’est grave. »
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Avec sa barbe hirsute bien garnie, Gilles est une figure familière des artères du Mile End. Son modus operandi consiste à marcher et à aborder chaque passant.e. Je lui demande s’il a perçu un changement dans les dernières années. « Oui, mais quand il y a moins d’argent, je m’habitue à en avoir moins, c’est tout », répond-il de sa voix douce.
« Les gens ne voulaient plus s’arrêter. Le temps des Fêtes n’apporte pas plus, non. C’est comme ça, c’est la vie », ajoute-t-il avec résilience avant de me faire une accolade, sa marque d’affection préférée, et de retrouver son chemin.
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« Ma bière ne tombe pas du ciel», philosophe l’homme aux poches remplies d’outils devant une épicerie de l’avenue Mont-Royal.
Les nombreux passants et passantes le saluent par son prénom. Yan. Il semble fort connu. Malgré tout, il a aujourd’hui la mine basse. « L’après-pandémie? J’en pleure depuis tout à l’heure. J’ai fait l’erreur de compter le nombre de personnes qui m’ignoraient. Cinquante dans la dernière demi-heure! Faut que j’arrête de faire ça, c’est ben trop tough sur le mental. »
Il me pointe l’entrée de la boutique où il passe ses nuits, me vante la chaleur de ses bottes, de la propreté de son coin de trottoir qu’il pellette à chaque bordée. Cette devanture, c’est un peu la sienne.
« Faut surtout pas compter sur les Fêtes, c’est trop dur quand tu as de l’espoir, faut jamais avoir d’attentes », me confie avec fatalisme le charismatique personnage.
Yan est toutefois d’avis que la générosité a augmenté, un peu, surtout depuis le retrait du masque, mais rien de considérable. Il demande de la nourriture, ce qui fonctionne plus que des pièces ou de la bière, lui qui descend avec enthousiasme une Tremblay 8,6 %. « Sinon, du jus de tomate, j’adore ça. Mais l’argent, y’en a moins, ça, c’est clair! »
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Joanna balance son frêle corps d’un mouvement constant pour se réchauffer devant une SAQ, avenue Laurier. Un couple à l’accent européen sort de la succursale et la dévisage avant de lui proférer des insultes à propos de sa pratique. Emmitouflée dans son capuchon qui laisse dépasser une tuque du père Noël, elle semble indifférente aux propos.
Elle me demande de lui acheter l’une de ces petites bouteilles de vodka disponibles à la caisse. Quand je lui parle de mon reportage, elle ne tarit pas d’éloges sur l’empathie des gens qui, selon elle, a augmenté depuis le début de la crise, « mais l’argent, le cash cash, c’est dur à trouver, c’est mieux de demander des affaires », conseille-t-elle. Elle m’indique qu’elle ira ensuite devant une SQDC, enfin juste à côté pour ne pas s’attirer d’ennuis, dans l’espoir de recevoir quelques cocottes.
C’est son trajet habituel.
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Michel soulève son affiche aux abords d’un coin de rue très prisé par la mendicité. Papineau et Sherbrooke. C’est son angle depuis 2004. « Dix-huit ans que je suis ici chaque jour, de 11 h à 14 h, précise-t-il. Après, c’est un autre Michel qui prend le relais. On fait notre shift dans le respect. »
Il estime ne pas avoir remarqué de différence, d’avant et d’après pandémique, puisqu’il a développé un bon réseau de réguliers et régulières sensibles à sa condition. « La semaine dernière, j’ai demandé du beurre d’arachide. J’ai eu onze pots cette semaine. Il y a une dame qui me donne un vingt chaque dimanche, depuis seize ans », dit-il, reconnaissant.
Michel m’assure que ne mendie pas qui veut à ce coin emblématique. Il a travaillé fort pour avoir l’exclusivité de sa plage horaire. De nature affable, le vétéran permet une plus grande tranquillité d’esprit au voisinage. « Quand je suis là, c’est moins rock‘n’roll. Les gens ne rentrent plus dans les blocs autour pour se réchauffer ou se doper, même la police m’en parle. »
Plusieurs feux rouges ont défilé depuis le début de notre conversation, il est temps pour lui de retourner sur le pavé. Une fenêtre se baisse et une main anonyme lui tend quelques pièces.
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Difficile de tirer quelconque conclusion sur l’état de la solidarité « post-pandémique » à travers l’échantillon de mes rencontres. L’expérience de la rue semble si peu uniforme et subjective à chacun.e. N’empêche, les rares vases communicants font état d’une adaptation constante et combative.
Nous sommes loin d’être égaux devant les répercussions de la crise, mais ce serait mal connaître la ville de croire que ceux et celles en retrait du système allaient abdiquer sans trouver le moyen de tirer leur épingle du jeu.
Bien au contraire.