.jpg)
Y a-t-il de la place pour la vulnérabilité en politique?
Il y a quelques semaines, le maire de Québec Régis Labeaume, invité à l’émission Bonsoir Bonsoir, s’est prononcé sur sa publication Facebook qu’il a écrite à propos de son père, décédé récemment. « Je suis assez pudique normalement, mais en même temps, je voulais lui rendre hommage », a-t-il déclaré. La publication était rapidement devenue virale, et plusieurs abonnés Facebook avaient louangé cette démonstration d’amour filial.
«Est-ce qu’il y a de la place pour la vulnérabilité pour un politicien dans l’oeil du public ? » lui a alors demandé l’animateur Jean-Philippe Wauthier.
«T’as pas de place [pour la vulnérabilité]. Si t’en as, t’es mort. En politique, la vulnérabilité, ça peut pas exister.»
«Pas beaucoup. T’as pas de place [pour la vulnérabilité]. Si t’en as, t’es mort. En politique, la vulnérabilité, ça peut pas exister » a alors répondu Labeaume, «d’abord parce que t’as des adversaires politiques, et avec la multiplication des plateformes médiatiques, n’importe qui devient commentateur, n’importe quel moron devient important sur internet ; c’est tough en maudit » a-t-il conclu.
La certitude quasi implacable avec laquelle le maire s’est exprimé a piqué ma curiosité.
Parce que si, dans la sphère personnelle, la vulnérabilité est considérée comme une vertu, pourquoi, dans la sphère politique est-elle considérée comme une faiblesse ? Est-ce que la vulnérabilité peut être utile en politique ? Peut-elle même transformer la politique telle qu’on la connaît ?
Le courage d’être imparfait
Brené Brown, chercheuse et experte en relations sociales, cumule vingt ans de recherches sur le courage, la vulnérabilité, la honte et l’empathie ainsi que leur impact sur les relations humaines. Sa présentation TEDTalk intitulée Le Pouvoir de la vulnérabilité cumule à ce jour près de 14 millions de vues sur YouTube.
Sa définition de la vulnérabilité : c’est le courage d’être imparfait.
Selon elle, la vulnérabilité n’est pas un obstacle au courage, mais bien son révélateur. C’est une forme d’honnêteté, un chemin difficile, mais nécessaire vers l’authenticité. Ainsi, la vulnérabilité permet de meilleures connexions humaines, plus fortes, plus vraies.
La vulnérabilité permet aussi de mieux gérer l’échec et la peur de l’échec ; si on se donne de l’espace pour l’échec, on se donne automatiquement plus de liberté.
Une qualité essentielle en affaires
Les idées de Brown ont connu un énorme succès non seulement dans la sphère du développement personnel, mais également dans le domaine des affaires, particulièrement en ce qui a trait à la philosophie du leadership.
Plusieurs études ont d’ailleurs révélé les impacts positifs de la vulnérabilité pour les employés et les entreprises.
Les connexions humaines authentiques contribuent notamment à réduire le stress des employés, à stimuler leur créativité, à inspirer l’innovation et à renforcir le sentiment de loyauté des employés.
Accueillir la vulnérabilité au travail (c’est-à-dire accueillir l’incertitude, le risque et les émotions, reconnaître et apprendre de ses erreurs) augmente la qualité des relations humaines en les rendant plus authentiques. Les connexions humaines authentiques contribuent notamment à réduire le stress des employés, à stimuler leur créativité, à inspirer l’innovation et à renforcir le sentiment de loyauté des employés.
Si le monde des affaires a réussi à intégrer un modèle de leadership éprouvé où la vulnérabilité est perçue comme une marque de courage et d’innovation plutôt que comme une faiblesse, est-il possible de profiter des avantages démontrés de la vulnérabilité dans la sphère politique ?
Un changement qui s’opère lentement
En 2015, la journaliste australienne Judith Ireland posait la question dans une chronique du Sydney Morning Herald, en relevant la différence d’approches entre l’ancien Premier ministre australien Tony Abbott et Malcom Turnbull, qui venait de lui succéder. Sur le sujet de l’adoption et de l’évaluation de projets de loi et de politiques, alors qu’Abbott préférait ignorer les lacunes de ses projets de loi pour se concentrer sur ses impacts positifs, Turnbull, lui, trouvait important de reconnaître le risque d’échec. « Si certaines de nos politiques ne sont pas aussi performantes que prévu, nous les changerons et nous apprendrons de nos erreurs », avait-il déclaré.
Ireland avançait ainsi qu’en modulant les attentes des électeurs, Turnbull donnait à son gouvernement de l’espace pour corriger le tir en cas d’échec. Selon elle, cette démonstration de vulnérabilité constituait également une marque de respect pour les citoyens.
Plus récemment, les médias du monde entier se sont penchés sur le style politique de Jacinda Ardern, Première Ministre de la Nouvelle-Zélande, sur sa réponse lors de l’attentat terroriste dans la mosquée Al Noor de Christchurch et sur le lien de confiance qu’elle a réussi à créer entre son gouvernement et les citoyens pendant la pandémie. Ardern avait l’habitude de tenir des séances vidéo en direct de chez elle le soir après avoir couché son enfant, vêtue d’un coton ouaté, une tasse de thé à la main, afin d’informer les citoyens des dernières nouvelles sur le confinement et pour répondre à leurs questions.
Selon plusieurs commentateurs, Ardern a prouvé ainsi qu’il n’était pas nécessaire pour les leaders et chefs d’État de projeter une image d’invincibilité, encore moins de prétendre avoir toutes les réponses : « Je partage votre inquiétude et je vous écoute ; voyons comment nous pouvons ensemble limiter la propagation du virus ».
Le Québec est-il prêt ?
Si on commence à observer un changement de perception quant à la vulnérabilité en politique dans certaines parties du monde, qu’en est-il au Québec ?
Selon Gabriel Nadeau-Dubois, député de Gouin pour Québec Solidaire et leader parlementaire du deuxième groupe d’opposition, il existe un paradoxe dans le rapport qu’ont les électeurs face à leurs politicien.ne.s sur la question de la vulnérabilité : « On dit qu’on veut des politiciens capables d’assumer leur vulnérabilité, mais est-ce que, collectivement, ce sont ces gens-là qu’on choisit ? Je n’en suis pas certain », observe-t-il.
Selon lui, les Québécois ne semblent pas encore prêts à changer de modèle de leadership : « On a moins évolué sur cette question-là qu’on ne le prétend. On est encore malgré nous plus attachés qu’on ne se l’avoue à la figure du chef d’État-Teflon », estime-t-il.
«On a moins évolué sur cette question-là qu’on ne le prétend. On est encore malgré nous plus attachés qu’on ne se l’avoue à la figure du chef d’État-Teflon.»
De son côté, la députée indépendante de Marie-Victorin Catherine Fournier ne s’est jamais empêchée d’assumer une certaine vulnérabilité : « Depuis que je suis en politique, je trouve important d’être honnête et sincère avec les gens, parce que ça fait partie de ma personnalité et que je valorise l’authenticité, mais aussi parce que j’ai l’impression que je peux mieux connecter avec mes concitoyen.ne.s ».
Elle admet cependant que le système actuel n’offre pas beaucoup de place pour la vulnérabilité : « On a un système parlementaire parmi les plus partisans au monde, où la moindre faille est utilisée pour se faire du capital politique. Même si on peut être d’accord avec l’essentiel d’une politique ou d’un projet de loi que le gouvernement dépose, on se retrouve souvent à mettre l’accent sur les faiblesses du projet. Donc dans la joute parlementaire, c’est plus difficile. »
Vulnérabilité et sexisme
Le fait que la vulnérabilité est une caractéristique généralement attribuée aux femmes n’est pas à négliger non plus. « On va souvent reprocher aux femmes [en politique] leur manque de vulnérabilité quand elles font preuve de fermeté ou d’un certain sérieux, comme c’est arrivé avec Pauline Marois », observe Gabriel Nadeau-Dubois, « Mais à l’inverse, quand les femmes affichent leur vulnérabilité, on va les qualifier comme irrationnelles ou trop faibles. J’ai l’impression que les femmes sont perdantes à cet égard. »
Si dans la vie de tous les jours, on impose aux hommes de rejeter certaines émotions comme la peur, la tristesse ou la compassion parce qu’elles constitueraient une atteinte à leur masculinité, on peut avancer que la vulnérabilité, dans un contexte politique où les hommes sont encore plus nombreux, peut être perçue comme un défaut ou un aveu d’imperfection : « Pour les hommes, et là-dessus je comprends le commentaire de Régis Labeaume, c’est plus souvent qu’autrement considéré comme une faiblesse. Je ne vois pas d’exemple où ça va être jugé comme positif, et je trouve ça dommage. »
L’influence des médias
La résistance qu’on semble constater face aux avantages de la vulnérabilité serait-elle aussi alimentée par la façon dont les médias influencent la perception du public envers leurs politiciens ?
Gabriel Nadeau-Dubois croit que oui : « Ce que je constate personnellement, et je le dis à regret, c’est que la vulnérabilité ou la reconnaissance d’erreur en politique est très rarement perçue positivement. Sans vouloir basher les médias, je pense qu’ils ont un rôle à jouer là-dedans. »
Il attribue cependant la cause à un contexte plus large : « L’apparition des nouvelles en continu, l’avènement des médias sociaux et la nécessité de nourrir le récit médiatique en temps réel ont changé le traitement qu’on réserve aux politiciens dans l’espace public. »
«L’apparition des nouvelles en continu, l’avènement des médias sociaux et la nécessité de nourrir le récit médiatique en temps réel ont changé le traitement qu’on réserve aux politiciens dans l’espace public.»
Outre la transformation du modèle médiatique au cours des vingt dernières années, la crise que vivent actuellement les médias peut aussi être vue comme un frein à l’évolution de la perception de nouvelles valeurs en politique. Catherine Fournier l’a également constaté : « Je trouve dommage qu’on mette l’accent sur les chicanes entre les partis ou les attaques personnelles dans les médias. Je ne veux pas mettre le blâme sur les personnes qui oeuvrent dans les médias parce que je sais qu’en ce moment c’est extrêmement difficile. Je sais que les journalistes ne sont pas responsables de la guerre de clics qu’il y a dans le milieu et que la dépendance aux revenus publicitaires accentue la recherche de sensationnalisme. »
Effectivement, un contexte où le port d’un coton ouaté à l’Assemblée nationale génère plus de clics qu’un projet de loi et son impact sur les citoyens ne permet guère aux politicien.ne.s de se présenter et d’être perçus comme des êtres humains, c’est-à-dire des personnes faillibles certes, mais aussi résilientes et authentiques.
« La surveillance scrupuleuse des politicien.ne.s, où chaque petite erreur est soulignée, mise en scène, racontée, ça dissuade les politicien.ne.s de montrer leur vulnérabilité. Si chaque fois qu’on met un pied à côté de la ligne, on a la perception de recevoir une vague de désapprobation sur les médias, ça donne un effet de conditionnement qui incite les politicien.ne.s à dissimuler leur vulnérabilité », précise pour sa part Nadeau-Dubois.
Les médias auraient pourtant le pouvoir d’amplifier la valorisation de la vulnérabilité, mais pour Catherine Fournier, ce n’est pas pour demain : « C’est un engrenage dont il sera difficile de se sortir tant qu’on ne changera pas les modes de financement des médias. »
En définitive, on a encore beaucoup de chemin à faire pour apprivoiser la vulnérabilité en politique, en modifier notre perception et s’intéresser aux possibilités qu’elle ouvre.
Si on se fie aux avantages constatés en leadership (baisse du stress, augmentation de la créativité, renforcement du sentiment de loyauté), le Québec aurait beaucoup à gagner en favorisant des rapports plus authentiques au sein du système politique et entre les politicien.ne.s et leurs concitoyen.ne.s.
« Je suis dans le camp des optimistes, je suis consciente qu’on peut y arriver, mais ça va prendre du leadership et certaines réformes. Notre notre système parlementaire nuit au débat en général et à la poursuite du bien commun. Je pense qu’on devrait avoir un système axé sur le consensus plutôt qu’un système qui encourage la division », croit Catherine Fournier.
«Ça prend du temps, transformer une société. Ça prend des mouvements sociaux, des débats, des mouvements artistiques. C’est un long processus où tout le monde est appelé à faire sa part.»
Pour Gabriel Nadeau-Dubois, il s’agit également d’une responsabilité collective : « Ça interpelle nos conceptions de la politique, du pouvoir, du leadership, de la force, de la faiblesse, de la masculinité et de la féminité. Les partis politiques ne peuvent pas porter seuls le fardeau de ces évolutions sociales. Je dis pas ça pour dédouaner les partis ; on a une contribution à faire, mais je suis réaliste aussi sur les possibilités et les limites d’un parti politique. Ça prend du temps, transformer une société. Ça prend des mouvements sociaux, des débats, des mouvements artistiques. C’est un long processus où tout le monde est appelé à faire sa part », conclut-il.
Identifiez-vous! (c’est gratuit)
Soyez le premier à commenter!