.jpg)
« Weapons » et le monstre qui sommeille en moi
Alerte divulgâcheur : ce texte révèle la fin du film Weapons.
Récemment, je suis tombée sur une vidéo TikTok où un jeune homme se moquait des films d’horreur de la compagnie de production A24. Tour à tour, il interprétait les monstres classiques du genre (Dracula, Frankenstein, Gilbert Rozon…), mais ajoutait une twist contemporaine typique de récents succès tels que Hereditary et The Witch.
« Je suis un vampire… mais je souffre de trauma intergénérationnel. Je suis une momie… et je suis victime du colonialisme. »
Après avoir posé mon cellulaire, j’ai bien tenté de reprendre ma lecture de Marcel Proust, mais je ne pouvais arrêter de penser au meme. Et toutes les excuses sont bonnes pour ne pas lire Proust.
Depuis près d’une décennie, les films d’horreur se sont éloignés des monstres et autres créatures suintantes pour s’intéresser à une bibitte infiniment plus terrifiante : l’âme humaine.
Après tout, si on peut se sauver des zombies en courant très vite ou échapper aux esprits avec un cercle de sel (aucune idée si une lampe en sel d’Himalaya fait le même effet, merci de ne pas m’écrire à ce sujet), comment échapper au monstre qui a élu domicile en nous, contrôle nos gestes, nos pensées et nous force à commander du UberEats à 3h du matin?
Dernière proposition du réalisateur Zach Cregger qui s’est fait remarquer avec le très anti-Airbnb Barbarian, Weapons est une nouvelle pierre à l’édifice de l’horreur, but make it trauma. Grâce à une proposition simple et une campagne publicitaire virale (17 enfants ont disparu dans la nuit en courant Naruto-style pour ne jamais revenir), le film débarque à peine en salle et se retrouve déjà sur toutes les lèvres, promettant de réussir là où Longlegs nous a laissés tomber l’année dernière.
Éternellement à la recherche de sensations fortes, trop serrée dans mon budget pour me faire tatouer et parce que Eddington m’a franchement refroidie de regarder les films d’Ari Aster, j’ai bravé les foules du mardi soir pour visionner Weapons.
Et j’ai été fucking dévastée.
Entre les « what the fuck » bien sentis de ma sœur et le crounchage hyperactif de mon voisin de siège, je peinais à retenir mes larmes pendant que mon cœur s’enfonçait de plus en plus profondément dans la piscine olympique de mon estomac.
Parce que dans Weapons, le monstre, c’est moi.
Ou une autre version de moi. Version que j’espère disparue pour toujours.
Entre confort et automatisme
À mon humble avis, la vie qui se poursuit comme si de rien n’était après la tragédie est une tragédie en soi.
Et c’est à ce moment que s’ouvre le film. Après la tragédie. 17 enfants d’âge préscolaire appartenant à la même classe, celle de Justine Gandy (Julia Garner), ont disparu et leurs parents exigent des réponses… et des conséquences. Forcée de prendre la parole devant une foule déjà crinquée, Justine babille, s’esquive. Elle aussi ignore où se trouvent les enfants. Le père d’un des enfants manquants (Josh Brolin, criminellement sexy malgré ses airs de banlieusard trumpiste) a beau hurler et secouer le poing, la jeune institutrice ne peut que baisser le regard et espérer se faire avaler par son veston affublé d’une épinglette « Say no to bullying ».
L’assemblée prend fin et le directeur de l’école où Justine travaille (Benedict Wong) lui conseille de rentrer chez elle et de verrouiller ses portes, question de s’éviter le courroux des parents qui l’accusent de sorcellerie et autres insultes nouvellement valides en cette ère de désinformation. Mais plutôt que de retrouver le confort de son domicile, Justine se précipite vers une autre source de confort : un liquor store.
En voyant Justine émerger de son véhicule et se déplacer le plus discrètement possible entre les tablettes proposant des ribambelles infinies de bouteilles d’alcool, l’inconfort s’invite sous ma peau. Parce que cette « petite commission », je l’ai moi-même faite des centaines et des centaines de fois.
Au moindre inconvénient, un arrêt s’ajoutait à mon trajet pour rentrer à la maison. La SAQ ou l’épicerie, tout dépendant de mon budget.
Le visage morne, Justine empoigne deux bouteilles de vodka et on la revoit chez elle, prête à déguster son butin. Ses gestes sont mécaniques ; une bouteille sur le comptoir, l’autre dans le congélateur. Elle sort un verre, de la glace. Aucun plaisir, aucun désir de siroter un cocktail devant une série. L’alcool remplit ici un besoin. Le besoin d’engourdir, le besoin d’endormir, le besoin d’oublier. Oublier une énième journée de merde.
Ces gestes ont longtemps été les miens. J’arrivais chez moi, une bouteille de rouge dans mon sac avec une seule idée : la finir avant d’aller me coucher. Entre confort et automatisme, la bouteille était ma bouée de sauvetage. La promesse que je me faisais à moi-même : en arrivant à la maison, je vais boire. Je vais boire et ça ira mieux.
Il y a sept mois (presque huit), j’ai arrêté de boire. J’aimerais vous raconter une histoire lumineuse, pleine de résilience et de bonne volonté, mais la vérité, c’est que je me suis réveillée après un sévère black-out dans mon propre vomi. C’était pas la première fois, mais j’ai décidé que ça serait la dernière.
Cette vérité, c’est celle que je m’efforce de cacher derrière mes textos où je déclare à mes amies avoir trouvé ma nouvelle bière sans alcool préférée (la IPA de Hors Sentiers) et derrière mon abonnement à un studio de yoga chaud. C’est celle que j’espère effacée chaque fois qu’on me félicite, qu’on parle de mon « courage » et de ma« force ».
Mais là, devant l’écran du Cinéma du Quartier Dix30, j’ai réalisé que cette vérité ne partirait jamais. Qu’elle faisait partie de moi et de mon histoire.
Dans la salle sombre, la main enfouie dans un pop corn graisseux, j’avais honte.
Un clown armé
Justine n’est ultimement qu’un seul personnage dans ce film à la structure kaléidoscopique empruntée, selon mes recherches, au film Magnolia de Paul-Thomas Anderson, un film que je n’ai pas vu et qui a sans doute été mentionné dans plusieurs dates toxiques et sans suite.
Parmi les autres personnages liés par la disparition des enfants, on retrouve Alex (Cary Christopher), unique élève à se pointer dans la classe de Justine après la nuit fatidique. Élève taciturne et réservé, il s’obstine à garder le silence face aux questions incessantes des policiers et de son enseignante et disparaît chaque soir dans une maison aux fenêtres masquées par des journaux et dont la porte semble s’ouvrir par elle-même. Je dis bien « disparaître » puisque Alex semble littéralement se faire aspirer par cette maison qui s’impose comme un cousin gothique au cœur de cette banlieue américaine aussi typique que tranquille.
C’est donc dans le dernier segment, consacré entièrement au petit Alex, que nous rencontrons l’antagoniste du film en bonne et due forme : Gladys (Amy Madigan), soit un croisement entre un clown bas de gamme et Jinkx Monsoon (référence pour ceux et celles qui ont du goût). Déjà adoptée par Internet et sa compulsion à tout réduire en simple meme, Gladys est supposément la tante excentrique et gravement malade d’Alex qui débarque chez lui, le temps qu’elle aille mieux.
.jpg)
Petite femme frêle dissimulée sous une perruque flamboyante et un rouge à lèvres qu’elle semble avoir appliqué en traversant un chemin de gravelle, Gladys fait l’objet de mille et une théories formulées par des internautes cinéphiles et frustrés. Parce que tout au long du film, on ignore ce qu’elle est censée être, en fait. Parasite, sorcière, extra-terrestre : tout ce qu’on sait, c’est qu’elle est responsable de la disparition des enfants et du soudain marasme dans lequel s’enfoncent les parents d’Alex, devenus inaptes à prendre soin de leur fils.
Si chacun est libre d’y aller avec sa propre interprétation, je me permets de vous fournir la mienne.
Gladys, c’est la personnification de la dépendance. Parce qu’une fois qu’elle s’installe chez nous, il n’y a plus rien à faire d’autre que de la nourrir. De lui donner ce qu’elle exige, le tout dans l’espoir qu’elle remplisse sa fausse promesse de bien-être. Mais plus on nourrit la dépendance et plus celle-ci se fait vorace, exigeant toujours plus. Ainsi, après s’être « nourrie » des parents d’Alex, Gladys a besoin de plus : les camarades de classe du petit. Espérant ravoir ses parents, Alex n’a d’autre choix que d’obtempérer, même s’il est parfaitement conscient des conséquences.
Ainsi va la vie avec une personne dépendante d’une substance ou d’une autre : en nourrissant la dépendance, on espère un retour à la normale. On ferme les yeux pour verser de l’huile sur le feu, espérant malgré tout l’éteindre.
L’allure clownesque de Gladys renforce également mon impression qu’elle est une métaphore pour l’alcoolisme emballée dans un costume pastel. Parce qu’en premier lieu, une personne qui a un verre de trop dans le nez, c’est drôle. Elle a un abat-jour sur la tête, elle beugle du Céline Dion au karaoké, elle vous serre un peu trop fort en vous disant à quel point elle vous aime et on trouve ça hilarant. Le lendemain, on se remémore le tout en se disant que la personne est un party animal et on s’étonne du nombre de verres de Sour Puss qu’elle a pu enfiler sans vraiment laisser entendre qu’elle a un problème.
Puis, Gladys révèle une autre facette d’elle-même : à l’aide d’une branche épineuse, elle transforme ceux qu’elle envoûte en véritables missiles prêts à tuer.
Au-delà du plaisir, l’alcoolisme a fait de moi un être misérable. Sous l’influence de l’alcool, j’ai posé des gestes, prononcé des paroles, que je peine à me faire pardonner envers des gens que j’aime plus que tout au monde. J’ai beau me mentir, je sais que ces gestes ne seront jamais vraiment excusés. Qu’on a juste accepté la branche d’olivier que j’ai tendue, considérant que ma traversée du purgatoire suffisait pour qu’on passe au prochain appel.
Gladys, c’est cette dualité caractéristique d’une personne qui s’efface derrière la dépendance : entre le buddy avec qui on va prendre une bière après le travail et le monstre qui vous hurle le fond de sa pensée à la figure (ou pire), on ne sait jamais à quoi s’en tenir.
Le mirage du retour
Le matin du 1er janvier 2025, je me suis réveillée, la bouche pâteuse et la tête cerclée d’un halo de feu, comme des milliers de fois auparavant. Une fois arrivée dans le salon, j’ai croisé le regard de mon conjoint et j’ai compris que ça ne pouvait plus arriver. Que mon mal-être et mon besoin de boire ne formaient qu’une seule et même entité.
Comme un ouroboros à saveur de dirty martini.
Dans son essai Monsters, la critique Claire Dederer (elle-même nouvellement sobre) déclare qu’il y a deux types de personnes qui cessent de boire : ceux qui n’aiment pas être saouls et ceux qui aiment trop ça. Vous l’aurez sans doute deviné, j’appartiens à la deuxième catégorie. Ma décision d’arrêter de boire est également une confession : j’avais perdu le contrôle et j’étais devenu un danger pour mon entourage.
Si, en début de texte, je disais devoir vivre avec la conscience de ce que j’ai fait sous l’influence de l’alcool, Dederer, elle, insiste sur la rédemption, un aspect crucial du chemin vers la sobriété. « Une personne dépendante doit pouvoir croire en un futur dans lequel elle est un peu plus libre de ce qu’elle est. » Libre du monstre qu’on a nourri pendant tant d’années. Pour Dederer, en m’octroyant ce monceau d’empathie, en réalisant que le monstre n’est qu’une partie de moi, je pourrai continuer à ne pas boire.
Parce que je ne suis pas qu’un monstre ; je suis aussi une victime, mais je ne m’étendrai pas trop là-dessus parce que je crois que mes parents ont une alerte Google sur mon nom. Je suis une victime, et comme le veut l’adage : « hurt people hurt people » (les gens à qui l’on a fait du mal font du mal).
Weapons présente des personnes dépendantes qui sont à la fois des monstres et des victimes : Justine qui tente d’engourdir sa peine après avoir vécu une tragédie à laquelle elle n’arrive pas à donner du sens, James (Austin Abrams), un junkie qui retrouve les enfants par accident, Alex qui sacrifie ses camarades de classe dans l’espoir de ravoir ses parents. Malgré la violence qu’ils faisaient subir à leur entourage, je n’avais pour eux que de l’empathie. Parce que ma propre douleur m’aidait à reconnaître la leur.
Dans la bande-annonce, une voix enfantine déclare que 17 enfants ont disparu et qu’ils ne sont jamais revenus. Pourtant, au grand étonnement du spectateur, les 17 enfants sont éventuellement retrouvés par Justine et Archer (Brolin) après une scène joyeusement gore. La narratrice anonyme nous aurait-elle menti?
Non.
Dans les bras de son père, le petit Matthew a le regard vide. Dans la maison familiale débarrassée de Gladys, les parents d’Alex gardent cet air zombifié. Ils ne sont pas morts, mais ils ne sont pas vivants, non plus. Ils sont quelque part entre les deux.
L’addiction ne nous quitte jamais. Malgré la thérapie, malgré les encouragements de mes pairs, malgré les entreprises qui capitalisent sur mes nouveaux choix de vie en offrant des produits sans alcool de plus en plus sexy, je suis une alcoolique. Chaque jour, je dois faire le choix de ne pas l’être.
Parce que je ne veux pas être malheureuse.
Parce que je ne veux pas être une arme qui se retourne contre son entourage.
Identifiez-vous! (c’est gratuit)
Soyez le premier à commenter!