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« Vrais » hommes en détresse
« J’ai sauvé la vie de ma fille, mais elle a aussi sauvé la mienne », tranche François*, la voix étranglée par l’émotion, en posant un regard attendrissant sur son bébé de cinq mois en train de gazouiller dans sa chaise berçante à piles.
Nous sommes sur la rue Jalbert à Baie-Comeau, au deuxième étage de l’organisme Homme aide Manicouagan, faisant partie du Réseau Maisons Oxygène, qui offre depuis 2009 un répit aux hommes en détresse et leurs enfants.
À l’heure où les féminicides font régulièrement les manchettes, il est urgent de stopper l’hémorragie en amont en prodiguant du soutien aux hommes en crise, à la suite d’une rupture dans la forte majorité des cas.
Les besoins étaient déjà criant dans le désert des services disponibles (surtout en région), mais la pandémie a fait exploser le nombre de demandes d’aide en le multipliant par trois, calcule le codirecteur de la maison de Baie-Comeau et président du CA du Réseau Maisons Oxygène Patrick Desbiens. « On a hébergé une centaine de familles depuis 2010 et 1200 hommes ont fait une demande d’aide juste l’an dernier. Avant la pandémie, on répondait plutôt à 300, 400 demandes… », indique celui qui a ouvert une autre ressource d’hébergement de l’autre côté de la rue en pleine pandémie pour essayer, en vain, de suffire à la demande.
À l’échelle nationale, la situation est critique et le réseau de 22 Maisons Oxygène doit composer avec un sous-financement, malgré l’explosion des demandes.
L’organisme s’adresse d’abord aux pères et à leurs enfants qui veulent se poser quelques mois (entre trois et six en moyenne) le temps de souffler un peu. Une fois admis, les hommes ont accès aux services d’intervenant.e.s et, depuis janvier, d’une criminologue embauchée expressément dans la foulée des féminicides.
À l’échelle nationale, la situation est critique et le réseau de 22 Maisons Oxygène doit composer avec un sous-financement, malgré l’explosion des demandes. « La possibilité de bris de service est bien réelle », a récemment prévenu la directrice générale du réseau Christine Fortin à ma collègue Violette Cantin du Devoir, après s’être vu refuser une demande de fonds d’urgence de cinq millions $ faite au cabinet du ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux Lionel Carmant, dans l’espoir de pouvoir opérer 24/7.
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Et si le réseau d’aide aux hommes violents ou en détresse crie famine à l’échelle provinciale, c’est apparemment pire sur la Côte-Nord, où la clientèle n’a pas le réflexe de chercher de l’aide. « On essaye de les attraper en amont, on se fait voir dans tous les « nids de gars » comme les shops, les usines, les mines etc. », illustre Patrick Desbiens, convaincu que ses efforts font une différence concrète dans une région aux prises avec un nombre alarmant de suicides et de cas de violence conjugale. « Le coroner estime qu’on sauve une douzaine de vies par année. Même si c’est plus marginal, ça arrive que des gars incapables de faire leur deuil songe à tuer leur ex, qu’ils disent : “Je ne suis pas capable de l’oublier, donc je vais m’en débarrasser” », admet celui qui accueille tous les hommes sans discrimination en prônant une approche « en entonnoir à l’envers », ciblant ensuite chaque intervention de manière chirurgicale.
« Parce que présentement, j’étouffe »
Les services pour hommes en détresse sont si rares dans le coin que François a découvert lui-même l’existence d’Homme aide Manicouagan en fouillant sur Internet. Une séparation houleuse, des problèmes de consommation et des démêlés judiciaires l’ont amené ici il y a quelques jours, avec sa fille de cinq mois. « Comme la maman consommait durant la grossesse, le bébé a testé positif à la cocaïne à la naissance. On a dû la sevrer et éviter l’allaitement », raconte François, qui a lui-même rechuté durant cette relation toxique de trois ans avec son ex, après vingt années de sobriété.
«Le matin, je mets mes problèmes dans une boîte parce que j’ai un enfant à m’occuper. J’attends la nuit pour pleurer»
La DPJ est débarquée dans le dossier dès la coupure du cordon ombilical, de confier la garde exclusive de la petite à François, jugé aux yeux de la Cour le seul parent apte à s’en occuper. « Vivre ici me donne un peu d’oxygène justement, parce que présentement, j’étouffe », avoue sans détour le papa, qui n’a pas consommé de nouveau pour pouvoir s’occuper de sa fille. S’il dit avoir la chance de compter sur le support de proches incluant son employeur, François vit difficilement le bras de fer judiciaire qui l’oppose à son ex, qui souhaite reprendre la garde et l’accuse – à tort, jure-t-il – d’agression sexuelle.
« Le matin, je mets mes problèmes dans une boîte parce que j’ai un enfant à m’occuper. J’attends la nuit pour pleurer », soupire l’homme qui tente de se reconstruire entre deux changements de couches.
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Si son ex a eu rapidement accès à des services, lui a dû chercher longtemps pour en recevoir, plaide François, dénonçant le deux poids deux mesures dans l’octroi des services. « L’aide psychologique, c’est zéro sur la Côte-Nord! Je demande de l’aide depuis mai, j’ai appelé plusieurs fois au 811 (Info-Santé) et on me répond qu’il y a un manque de personnel. On me demande d’être clément… », peste-t-il. Il ajoute qu’il ne sait pas ce qu’il aurait fait s’il n’était pas tombé sur Homme aide Manicouagan. « J’aurais toutes les raisons du monde de péter une coche, de consommer, mais si je suis encore là, c’est pour me battre pour ma fille. »
Une excellente raison de se battre, se dit-on en voyant les grands sourires se dessiner sans arrêt sur l’adorable bouille de sa fille. « Je suis un gars fier dans la vie et je vais être un gars encore plus fier après avoir surmonté tout ça. »
Contrecarrer la honte
S’il n’y a pas vraiment de services disponibles pour les hommes de la Côte-Nord, plusieurs n’iraient pas en chercher même s’il y en avait, estime Patrick Desbiens. N’en déplaise aux clichés, son équipe et lui doivent composer avec une clientèle particulière, pour qui le recours à l’aide demeure un tabou.
« On essaye de briser les masques que portent les gars. Ils se retrouvent dans la honte de ne pas correspondre à un modèle de masculinité traditionnelle. Il faut s’attaquer à cet inconfort en premier, contrecarrer la honte », assure le codirecteur, qui réclame un montant symbolique pour les quelques loyers offerts par l’organisme, davantage une manière de ne pas avoir l’air de quémander.
Durant leur passage ici, les hommes doivent apprendre à rebâtir des ponts avec leur ex et à vivre avec une garde partagée. « Juste ça, c’est difficile pour plusieurs qui ont des métiers d’expatriés (les mines dans le Grand-Nord par exemple). Souvent, les gars retournent à l’école et changent de job pour les enfants », explique Patrick, qui dit dealer au quotidien avec des gars au bout du rouleau qui ont frappé un mur.
Normal, lorsqu’on étire l’élastique au maximum avant de demander de l’aide. « C’est des “vrais” gars qui ne parlent pas de leurs émotions. Ils débarquent en situation de crise, en dépression et en proie à l’automédicamentation », constate Patrick, ajoutant qu’ils ont en plus des idées suicidaires, tout le nécessaire pour en finir dans leur boîte de pick-up.
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Des évaluations sont faites dès leur admission pour s’assurer qu’ils ne constituent pas un risque pour eux et les autres. C’est d’ailleurs une partie du rôle de la nouvelle criminologue Gabrielle Bouchard, qui plonge chaque jour au cœur du tabou de la demande d’aide avec sa clientèle.
Dans son case load, elle gère des dossiers liés à la violence conjugale, des délits sexuels et des crimes de toutes sortes.
Elle se rend une fois par semaine en prison pour faire des suivis, en plus d’avoir reçu une formation pour prévenir les féminicides.
La perspective de tels drames exerce une pression supplémentaire sur les épaules de la jeune femme de 26 ans. « Au moins, on a accès à une cellule d’urgence avec plein de contacts, comme la DPJ et la police », souligne celle qui a géré trois cellules de crise depuis son arrivée en janvier.
«Si j’ai un gars de bois, je vais me mettre à son niveau. S’il sacre, je vais sacrer. S’il parle fort, je vais parler fort»
Gabrielle se réjouit d’avoir un excellent contact avec la clientèle, adaptant même ses interventions au besoin. « Si j’ai un gars de bois, je vais me mettre à son niveau. S’il sacre, je vais sacrer. S’il parle fort, je vais parler fort », résume Gabrielle, qui prêche pour la transparence.
Après bientôt un an à l’emploi de la ressource, elle souligne le rôle crucial d’un tel rempart, un filet de sécurité pour hommes en détresse. « Je ne suis pas objective, mais si on n’existait pas, ces gars se ramasseraient où? »
« L’orgueil, ça peut tuer du monde »
Si l’espoir avait un nom entre les murs de la ressource, ce serait celui de Dany Farcy.
L’homme au regard pétillant assis en face de moi dans la cour arrière de la précieuse ressource revient de loin. Très loin.
En 2015, le Groupe tactique d’intervention débarquait chez lui, où il s’était barricadé, en crise, prêt à se laisser abattre par les policiers. « Tout s’était écroulé dans toutes les sphères de ma vie. Je me suis séparé, j’ai perdu mon emploi, je faisais de l’autodestruction », raconte Dany, dont le garçon avait alors sept ans (il a trois enfants avec trois femmes différentes).
Ce bagarreur « frustré de tout », les policiers le connaissaient par son petit nom. « La personne tout le temps en tabarnak, c’était moi », résume-t-il.
Dany a donc décidé de frapper à la ressource qu’il connaissait déjà, puisque ses proches l’avaient orienté ici une première fois en 2013, une expérience peu concluante. Mais cette fois-ci, c’est Dany qui a appelé Patrick Desbiens.
Une décision qui lui a carrément donné une deuxième chance. De son propre aveu, il est revenu au monde à 48 ans. « Il n’y a pas juste l’hôpital qui sauve des vies. Ici, on ne remplace peut-être pas ton cœur, mais on le répare », souligne Dany, qui ne regrette pas d’avoir demandé de l’aide. « En 2022, les hommes ne sont plus juste des pourvoyeurs et ont le droit d’avoir des émotions. Il faut adapter les services en conséquence dans le coin. L’orgueil, ça peut tuer du monde quand c’est mal placé », croit le quinquagénaire, qui a aménagé un atelier au sous-sol de l’organisme tellement il lui est redevable.
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S’il a repris aujourd’hui sa vie en main avec un appartement et une garde partagée harmonieuse, c’est tout le monde autour de lui qui en profite. « Mes proches ont une vie normale astheure que j’en ai une aussi. Avant, c’était mes enfants qui me prenaient pas la main; là, c’est le contraire », s’enorgueillit Dany, pour qui la vie se résume simplement à la fierté d’acheter un vélo à son enfant.
Il aimerait entendre autre chose que des promesses en campagne électorale, d’avis que l’ampleur des besoins justifie des actions immédiates.
Parce que les « vrais » hommes aussi peuvent flancher.
« Je suis sorti du bois, oui, mais le bois est toujours proche. Je ne me sens plus à l’abri de rien. On peut être des tough, mais des tough équilibrés », résume Dany dans un large sourire serein.
*Prénom fictif